La détermination de la responsabilité pénale par la justice

Libre propos de Geoffroy DE LAGASNERIE

 

UGS : 2017011 Catégorie : Étiquette :

Description

Le délinquant, le criminel qui commet un délit, un crime, est-il pleinement responsable de l’infraction qu’il commet ?

Il faut réfléchir sur la notion de droit dans son rapport à l’idée de responsabilité. Traditionnellement, lorsque l’on réfléchit sur le droit, on a une idée étrange qui nous est donnée par la théorie de droit général, que ce soit chez Nietzsche, chez Foucault, chez Kelsen, que le droit moderne serait lié à l’institution de la responsabilité individuelle. À savoir que l’État nous construit comme sujet responsable et que la personnalité juridique, dont nous sommes dotés lorsque nous venons au monde, est ce qui permet à l’État de droit de fonctionner.

Il est très fréquent que dans la théorie critique, il y ait deux pôles. Certains diront qu’il y a dans la responsabilité pénale et la responsabilité individuelle pour que le droit puisse fonctionner. Que nous soyons responsables de nos actes et que nous soyons éventuellement punis pour les réparer ou pour aller en prison, si nous commettons quelque chose d’illégal.

Et pourtant, il est complètement faux de croire que le droit contemporain ait adhéré à l’idée de responsabilité. Geoffroy de Lagasnerie l’a fait pour le Code pénal français et pour le Code pénal américain.

Lorsque l’on ouvre le Code pénal français, le premier chapitre porte sur la responsabilité où l’on trouve cette phrase : « Nul n’est responsable que de son propre fait. » Mais dans le chapitre suivant, le Code pénal décrit ce qu’il appelle l’ensemble des cas d’irresponsabilité. Le droit va décrire l’ensemble des situations où l’on ne peut pas être jugé lorsque l’on a commis un acte illégal :

« N’est pas responsable quelqu’un qui était atteint de démence.
N’est pas responsable quelqu’un qui était en état de légitime défense. N’est  pas responsable  quelqu’un  dont  le  discernement  est  aboli,  au moment de la commission des faits, etc.
N’est pas responsable quelqu’un qui obéit à un ordre légitime (pour protéger les militaires, etc.) »

C’est très beau parce que de cette façon le droit reconnaît la possibilité de tenir quelqu’un pour irresponsable. Le droit n’est pas lié à la figure du sujet responsable, c’est une erreur de le dire, puisque dans le droit est inscrit la création de sujets irresponsables qui seront considérés comme ne pouvant pas être jugés : les fous, les militaires, les démens, les gens qui étaient sous l’emprise d’une force irrépressible, etc.

En d’autres termes, on pourrait dire que le droit crée à la fois des sujets responsables et des sujets irresponsables. Il n’est pas lié à l’idée de la responsabilité, il sait reconnaître les responsabilités. Au fond, si on devait dire la grandeur du droit, ce que l’on pourrait dire c’est que par rapport à nos pulsions spontanées de vengeance, quand on est victime – ce que Nietzsche appelle la logique du traumatisme, quand tu m’infliges une souffrance, je veux infliger une souffrance –, toute personne agressée sait que l’on est pris par cette pulsion, on pourrait dire que l’État sait ce qui va précisément, à travers le droit, contrôler les pulsions répressives en instituant, parfois, des conditions pour lesquelles les sujets ne seront pas jugés.

On pourrait renverser complètement la perspective et dire que, si on doit isoler la singularité du droit, c’est dans l’irresponsabilité qu’il faut la chercher. S’il y a une chose dans laquelle le droit est innovant par rapport aux ordres spontanés, par rapport à nos pulsions, par rapport aux ordres traditionnels, c’est dans le fait qu’il va créer de l’irresponsabilité pénale. Le droit va donner des excuses à des gens et il va permettre à des gens de ne pas être jugés. Cela peut concerner de belles choses, tel qu’une victime qui va devoir être jugée et le droit dira : « Non, elle était folle. On ne la juge pas. On la met en hôpital psychiatrique », où on sait qu’une personne est coupable, mais il y a prescription, on ne la juge pas, ou un homme a tué sa femme et son fils, mais il était en légitime défense … Cela veut dire que l’État sait ne pas juger, l’État sait créer des irresponsables.

Lorsque l’on pose la question « Est-on toujours responsable de ce que l’on fait ? », Geoffroy de Lagasnerie dit non, et en fait ce n’est pas lui qui le dit, mais l’État. L’État passe son temps à excuser les gens. Dans le droit français, il y a l’excuse de minorité. Autrement dit, parce qu’on est mineur, on ne nous juge pas, on diminue considérablement notre peine, car l’État considère que l’on n’est pas totalement responsable de ce que l’on a fait.

Nous avons tendance, spontanément, à penser que le droit a un rapport à la répression et au jugement, mais ce n’est pas vrai. Cela n’est pas le droit, c’est la manière spontanée à laquelle nous allons réagir au crime et à vouloir absolument que quelqu’un aille en prison quand il se passe quelque chose. Le droit c’est ce qui sait, par la délibération, par la science psychiatrique, ôter la responsabilité d’un certain nombre de gens et ne pas les juger.

Geoffroy de Lagasnerie ne dit pas cela non seulement du point de vue de la théorie sociale, mais parce que l’État le fait déjà. L’État passe son temps à ne pas juger des gens, même s’il sait qu’ils ont commis des actes, car il va considérer qu’ils ne sont pas responsables de ce qu’ils ont fait.

En France, il y a eu l’affaire Jacqueline Sauvage. Lors de son procès, ses avocats ont défendu un très beau concept qui est celui de « la légitime défense différée », c’est-à-dire que vous n’êtes pas en état de danger immédiat, mais comme vous allez l’être, vous vous défendez en abattant la personne qui représente un danger futur pour vous. C’est difficile à faire entrer dans le droit, même si, au Canada, cela a été fait pour les femmes battues à cause de l’emprise que les maris exercent sur elles. Jacqueline Sauvage a été graciée, par François Hollande, en deux temps. Un procureur du Nord a dit, à propos de cette affaire, que : « Ne pas mettre cette femme en prison, la rendre irresponsable de son acte, est une trahison de l’État de droit. C’est une trahison des principes du droit où les gens doivent assumer leurs actes. » Mais c’est faux, le principe même du droit, c’est de savoir tenir des gens pour irresponsables de ce qu’ils ont fait, c’est de les acquitter s’ils ont été sous l’emprise d’une force.

L’idée de droit est liée à l’idée de ne pas juger des gens.

Lorsque nous réfléchissons à l’État pénal, sur le crime, sur la pénalité, nous devons savoir que la conquête, que la raison et la générosité ont fait depuis le XIXe  siècle, c’est de créer de plus en plus d’irresponsables. Il ne faut donc jamais associer droit et jugement, droit et répression, parce que précisément le droit a été une invention de l’irresponsabilité.

La grande science qui s’est permis de créer des irresponsables, c’est la psychiatrie. C’est la science qui a réussi à imposer un savoir à l’État en disant : « Ces gens, il ne faut pas les juger. C’est absurde de condamner ou de réprimer ces gens. » La psychiatrie a gagné cette bataille. Dans tous les droits occidentaux, il y a cette condition de jugement qui est d’être reconnu « sain d’esprit » et de ne pas avoir une abolition du discernement.

En d’autres termes, l’État a déjà su créé un système dans lequel on utilise un savoir pour ne pas juger et pour entraver les pulsions répressives que les victimes ou que la société peuvent avoir.

Ne pourrait-on pas accorder à la sociologie, au raisonnement sociologique le même statut que celui qu’a eu la psychiatrie ? Ne serait-il pas possible d’utiliser le raisonnement sociologique sur les déterminations sociales  à  produire  un  certain  nombre  d’actes  comme  quelque  chose qui pourrait lever la sanction pénale et mettre en question les pulsions répressives ? Ne pourrait-on pas faire des excuses sociologiques, comme il y a des excuses psychiatriques ? Ce serait très important. Le fait qu’il y ait une détermination sociale à exercer des inégalismes est un fait objectif. C’est- à-dire que lorsque vous assistez à des procès d’assises à Paris – mais c’est pareil partout –, vous pourrez constater que, sur une quarantaine de procès, ce ne sont que des noirs, des Arabes, des sans-papiers, des clochards, des ouvriers, et majoritairement des hommes. Il y a une appartenance massive des groupes qui commettent des inégalismes aux catégories dominées. Il y a une statistique très connue de Laurent Mucchielli  réalisée d’après les archives de Saint-Denis, qui a été confirmée partout dans les pays occidentaux, c’est que nonante-cinq pour cent des meurtres sont commis par les fractions dominées des ouvriers précarisés, des gens sans travail, des gens sans papiers, etc., et que non seulement, ils en sont les auteurs, mais ils en sont également les victimes.

À partir de ce moment-là que peut-on constater ? La vérité objective est que le meurtre est une manifestation, est inscrite dans des phénomènes de précarité, de violence économique, de dépossession, de relégation. Par conséquent, le verdict pénal est seulement une transcription par l’État d’un verdict social qui a été rendu auparavant. À partir du moment où un certain nombre de gens sont nés dans un certain nombre de milieux, ils ont été déterminés à produire un certain nombre d’actions et cela se transforme, ensuite, en mettant des individus en prison.

De ce point de vue, que veut dire construire « une figure de l’individu responsable » lorsque l’on sait que ce ne sont pas des individus qui ont posé des actes, mais des classes d’individus, des classes sociales ? Une théorie sociologique des actes ne devrait-elle pas mettre en question, voire en échec le système du jugement ?

Prenons le cas d’une femme noire issue des classes populaires qui commettrait un meurtre. Serait-il possible qu’elle soit jugée totalement irresponsable, totalement exempte de responsabilités ? Que fait l’État pénal quand il considère qu’envoyer cette femme en prison est la réponse à son crime ?

Dans son livre, Geoffroy de Lagasnerie part d’une des grandes conquêtes de la sociologie, depuis Foucault ou Bourdieu, qui explique que les institutions font toujours autre chose que ce qu’elles prétendent faire. C’est ce que Bourdieu appelle les fonctions objectives des institutions qui sont différentes de leurs fonctions officielles, de leurs fonctions patentes. Par exemple, l’école prétend, par la méritocratie7, permettre l’égalité des chances, mais Bourdieu dirait que la fonction objective, c’est d’éliminer les classes populaires et de transformer les inégalités de naissance en inégalités de mérite. Il y a donc une fonction objective qui est différente de ce que l’école prétend faire. C’est pareil lorsque Foucault dit que la prison se présente comme un lieu de protection de la société ou comme un lieu de réhabilitation. Et en fait, sa fonction objective c’est de créer de la délinquance, de créer de la récidive. Donc la fonction objective de la prison est de créer des inégalismes et d’assujettir les individus qui y sont détenus.

On croit qu’un procès doit établir la culpabilité de quelqu’un et que la paix, c’est sa fonction objective. Mais lorsque vous connaissez un peu le fonctionnement des tribunaux, vous vous apercevez que tout est réglé d’avance, que la culpabilité ne fait jamais de doute. Dans nonante-cinq pour cent des procès, on sait d’avance qui a fait quoi, au point que les gens ne clament même pas leur innocence, tellement ils sont accablés. Et pour la peine d’emprisonnement, elle est prévisible selon le cas. Un procès ne fait donc pas ce qu’il prétend faire.

Geoffroy de Lagasnerie montre le procès comme un coup d’État symbolique qu’opère l’État pour créer une narration individualisante du monde et dépolitiser la question du crime. Lorsque vous êtes juge, vous voyez grosso modo tous les jours des clochards, des pauvres, des noirs, des Arabes, des dépossédés, etc. Vous constatez manifestement que c’est le monde social qui vous envoie des gens, que ce sont des modes de vie et des structures politiques qui sont responsables de ce qui s’est passé. Mais pour pouvoir juger individuellement les individus, vous devez trouver un instrument pour nier le monde social, pour nier l’influence des facteurs sociaux et pour pouvoir, précisément, renverser l’imputation de l’acte vers l’individu, c’est ce que Geoffroy de Lagasnerie appelle une « narration individualisante ».

Le principe d’un procès, c’est de construire une narration individualisante du monde, c’est-à-dire extraire un individu de son milieu social pour le rendre auteur de ce qu’il a fait : c’est l’enquête de personnalité, c’est l’entretien de curriculum vitae. C’est la psychologie et la psychiatrie qui servent, bien évidemment, à rendre les individus auteurs de ce qu’ils ont fait.

Par exemple, un braqueur algérien, fils d’immigré algérien, qui vit à Nanterre, qui, petit à petit, est entré dans la carrière la plus traditionnelle de la délinquance pour devenir un braqueur professionnel. Il est entré dans le cycle de la prison et du braquage, c’est-à-dire qu’il braque, il fait de la prison, il sort de prison, il braque, il refait de la prison, etc. On retrouve tous les éléments d’une explication, pathétiquement, sociologique de sa vie : exclusion de l’école, sans papiers, immigration, bidonville…

Lors du procès, arrive un psychiatre qui va expertiser la personnalité de l’accusé, et que fait-il ? Il dit qu’il ne faut surtout pas croire que c’est la société qui est en cause, mais que ce garçon a une structure psychologique du manque. Cela veut dire que c’est quelqu’un qui vit sa vie sur le mode du manque. Par conséquent, il vit sa vie sur une pulsion d’avoir : il veut toujours plus, il veut toujours ce qu’il n’a pas. De ce fait, c’est cette tension sur sa structure du manque et sa pulsion d’avoir qui le pousse toujours à voler. En d’autres termes, le vol n’est pas du tout une conséquence de la dépossession économique, du capitalisme, de la manière dont est traitée l’immigration algérienne en France, etc., elle est le résultat d’une structure psychologique mal agencée qui le détermine à être voleur et par conséquent il faut le condamner et l’envoyer consulter des psychologues pour en faire quelqu’un de bien docile au système capitaliste.

La psychiatrie remplit donc une fonction de clôture de la narration individualisante du monde en faisant du crime, non pas l’expression d’un rapport du monde au monde et du monde qui traverse les individus, qui fait qu’ils sont des choses, mais un rapport des individus à eux-mêmes. C’est-à-dire que c’est une internalisation du monde dans la conscience des gens qui commettent des crimes juste parce qu’ils ont une structure psychologique du manque et de l’avoir. C’est intéressant parce que c’est une opération qui permet de nier toute la connaissance sociologique du monde. Bourdieu dit : « Nous sommes tous du monde social incorporé ». Ce qu’il appelle un habitus. C’est-à-dire que nous sommes produits par le monde social et nous sommes du monde social sur pattes, c’est cela être un individu : c’est du « collectif individualisé ».

La psychiatrie fait l’inverse : elle décollective totalement l’individu pour l’enfermer dans une structure psychologique individualisante. De ce point de vue, lorsque vous avez une personne qui commet un assassinat, est jugée et emprisonnée, cela ne résout rien. Car on n’a pas réglé les problèmes du type de violence subie, du type de violence que la personne a voulu infliger, du type de trajectoire qu’elle a eu, du type de structures sociales qui ont été mises en place, pourquoi n’a-t-elle pas pu faire autre chose que de tuer ? Et en fait, on dépolitise, on désocialise un acte et par ces mouvements-là, on se permet de ne pas affronter la responsabilité politique qui nous incombe lorsqu’il se passe des choses graves. La fonction d’un procès et la fonction d’un système pénal, c’est de nous déresponsabiliser collectivement de ce qui arrive dans le monde.

La première phrase du Code pénal français c’est : « Nul ne peut être puni que de son propre fait ». Cela signifie que l’on ne peut être puni que pour ce que l’on a fait soi-même. Il est évidemment important que l’on ne puisse pas être puni pour ce qu’a fait le frère, etc., mais en même temps, on peut réinterpréter cette phrase par : « Ne vous sentez pas responsables de ce qui arrive dans le monde quand ce n’est pas vous qui l’avez fait ». Cela vise à nous déresponsabiliser du fait que l’on est, tous, impliqués dans le monde, qu’on y collabore, que l’on puisse voter, etc. Par conséquent, lorsqu’un meurtre est commis, lorsqu’un vol est commis, les structures sociales sont de fait en jeu, et l’on doit donc tous se sentir responsables de ce qui arrive dans le monde. Ce n’est pas du tout aberrant, c’est une théorie défendue par Paul Fauconnet qui disait que si l’on accepte la sociologie, il faut accepter que tout le monde soit responsable de tout ce qui arrive dans le monde et l’on doit, tous, se sentir responsables de ce qui arrive dans le monde.

Un procès a pour fonction de nous rendre irresponsables, de se sentir irresponsable en déterminant qui a commis une infraction, en l’envoyant en prison et en réglant ainsi la situation.

Si on ne jugeait pas la personne, on créerait une optique de justice qui poserait autrement les questions sur les faits. Cela conviendrait à Geoffroy de Lagasnerie, parce qu’il n’est pas un fétichiste de la prison.

Dans la structure actuelle, un partage des responsabilités entre un braqueur et la société, ou entre un braqueur et l’État qui serait prononcé par le juge serait-il envisageable ?

Il ne s’agit pas du tout d’augmenter le système contemporain par des petites réformes, il s’agit de casser le système. C’est ce qu’on appelle en théorie du droit une « approche maximaliste ». Il ne s’agit pas de changer les choses pour nous donner bonne conscience. Il s’agit de penser que c’est un système totalement aberrant du point de vue de la connaissance que l’on peut avoir du monde social et de la vérité objective. Et, par conséquent, il ne s’agit pas de réformes, mais il s’agit de remettre en question les principes mêmes du système pénal. L’idée de jugement est, de l’avis de Geoffroy de Lagasnerie, à remettre totalement en question et peut-être même l’idée de juge.

Ce type de mise en question radicale de l’État pénal n’est pas du tout utopique. Beaucoup d’expériences, pour rendre la justice autrement, ont déjà été testées, telles que les expériences de justice transitionnelle ou de justice restauratrice. Ces expériences commencent à être utilisées dans le droit français et dans certains types de droit. Elles ont été créées dans des sociétés où il y avait des transitions post-totalitarisme, post régime autoritaire ou post-génocide. Il y en a eu en Afrique du Sud, au Tibet oriental, au Rwanda avec des commissions « Réconciliation et vérité »,

« Vérité et justice »,… C’est intéressant parce que ce sont des sociétés qui sortaient de meurtres de masse, et évidemment envoyer quelqu’un en prison pendant cinquante ans, alors qu’il y a des millions de morts, semble absurde. Cela n’a aucun sens d’envoyer un général ou autre en prison, quand c’est toute une société qui a fait quelque chose d’aussi abject. Ces sociétés ont été amenées à penser autrement ce qu’était « rendre la justice » et, très souvent, ont inventé des systèmes judiciaires non pénaux, c’est-à-dire sans pénalité, sans nécessité d’identifier le coupable, et sans nécessité, si on l’identifiait, de lui donner une peine ou de l’envoyer en prison.

En Afrique du Sud, notamment, ils ont l’idée d’abolir l’idée de juge « neutre » : le juge pouvait pleurer avec les victimes, il pouvait demander aux gens de raconter leur expérience. Les coupables étaient présents, et eux aussi racontaient les raisons de leurs actes, leurs regrets, de ce qui s’était passé, etc. Cela créait des processus qu’on appelle « de réconciliation » qui sont parfois tournés dans un vocabulaire un peu catholique. C’est penser que l’on peut très bien sortir d’un conflit, sortir d’un traumatisme autrement que par une logique de la peine, de la souffrance infligée à l’auteur,  d’augmenter  la  souffrance par  la  souffrance, mais  plutôt  de rentrer dans un processus de restauration, de compréhension mutuelle, d’acceptation et – pourquoi pas – de pardon.

Très souvent lorsque l’on fait des objections sur la question de l’État pénal ou de la réforme, on prend des exemples de crimes durs comme quelqu’un qui a tué quelqu’un, comme le terrorisme, le viol, etc. Mais, ce qui est très beau, c’est que c’est précisément dans les sociétés où il y a eu les crimes les plus graves qu’on a pu inventer autre chose qu’un État répressif. C’est quand les gens étaient confrontés à des millions de morts, à des viols collectifs, à des agressions… pendant des dizaines d’années, qu’on a pu et qu’on a réussi à inventer autre chose qu’un État pénal. Ce n’est pas vrai que c’est parce que le crime est grave qu’on est condamné à rester dans le système répressif et pénal tel qu’on le connaît aujourd’hui. C’est même peut-être en partant de ces cas et en voyant la disproportion entre la souffrance que les gens infligent et ce que c’est que de mettre quelqu’un en prison, de penser que c’est un problème et que l’on pourrait faire quelque chose de totalement différent.

À partir du moment où on entre dans un mode de pensée sociologique, on abolit le mode de pensée à l’individu. À partir du moment où on commence à penser sur « qui » commet des méfaits, si vous parvenez à démontrer que ce sont certaines classes d’individus qui les commettent, alors raisonner au niveau de l’individu ne devient plus pertinent. Si on reproduit des classes d’individus qui commettent un certain nombre d’actes, alors ces individus sont seulement des concrétisations empiriques de forces sociales plus grandes qu’eux, des manifestations de forces sociales qui les traversent et, par conséquent, ce sont ces forces sociales qu’il faut remettre en question quand les individus commettent un méfait. De ce point de vue, on ne résonne plus au niveau des individus, mais on résonne niveau des collectifs qui produisent des actes.

Le raisonnement sociologique ne vise pas seulement à expliquer les individus, mais il vise à déplacer le regard. C’est-à-dire de ne plus voir, dans le monde social, des individus qui agissent, mais à voir des forces sociales, des classes sociales, des groupes, des phénomènes collectifs et d’avoir un point de vue très différent sur le monde social. En fait, lorsque quelqu’un parle, c’est sa classe sociale qui parle à travers lui ; lorsque quelqu’un agit, c’est toute son enfance, la condition de vie qu’il a, qui le produit comme être parlant, etc. À ce moment, l’individu n’est plus une catégorie pertinente de l’analyse de remonter immédiatement à une vision sociologico-politique de la réalité. Et donc il est vrai que l’individu, dans sa vérité, n’est pas une entité pertinente d’analyse si on pense sociologiquement la réalité.

Le libre arbitre est totalement réductible au déterminisme. Il n’y a rien qui échappe aux déterminations.

Il faut souligner qu’il n’est pas vrai que l’État pénal suppose le libre arbitre pour punir. Par exemple, les psychiatres passent leur temps à avoir des raisonnements déterministes sur les individus. Et c’est très classique sur les criminels sexuels : on dira qu’ils ont des pulsions, qu’ils ne peuvent pas se contrôler, ils sont animés par une personnalité pathologique, etc. Pour sa part, Geoffroy de Lagasnerie pense que si c’est ce que pense vraiment le psychiatre, alors il ne faut pas juger l’individu, parce qu’il est irresponsable. Mais cela n’empêche pas l’État pénal de condamner l’individu à vingt ans d’emprisonnement. Cela démontre qu’il n’est pas vrai que l’État pénal demande que les gens soient libres et aient un libre arbitre pour les punir. Ce n’est pas parce qu’il y a libre arbitre qu’il y a punition, et ce n’est pas parce qu’il y a punition qu’il y a libre arbitre.

D’autre part, il est étonnant que l’on emploie la catégorie du choix, parce que, bien sûr, les gens peuvent faire des choix. Mais ces choix sont totalement dictés. On ne choisit jamais abstraitement. L’espace des choix, auxquels nous sommes tous confrontés dans nos vies, est entièrement structuré socialement. Geoffroy de Lagasnerie a grandi dans la bourgeoisie, il a toujours eu un peu d’argent, et la question de braquer une banque, il ne se l’est jamais posée, ni même celle de voler un scooter, il a toujours eu les moyens de prendre un taxi. Cet exemple pour expliquer que la question du « je vole » ou « je ne vole pas » est déjà liée à une structure sociale qui détermine comment on va rentrer chez soi. L’espace des choix est donc toujours déterminé par l’espace de nos vies.

Comment déterminer ce que l’on va choisir comme option ? La réponse est aussi façonnée par nos valeurs, par nos systèmes de pensée, par nos perceptions qui, tous, sont influencés par notre socialisation, par nos copains, par la famille, etc. La manière dont nous choisissons, dont nous nous orientons devant les choix qui se présentent à nous, là aussi, nous manions des catégories, des valeurs qui sont produites socialement et qui sont le résultat de notre socialisation. Si on aborde le choix de façon abstraite, on peut dire que les gens ont un libre arbitre. Mais si jamais on comprend que choisir c’est être pris dans une interaction où des options se présentent à nous, structurés socialement, et où notre manière de raisonner est façonnée par notre histoire, alors on choisit, mais ce qui se produit dans le choix, c’est seulement deux forces sociales qui se rencontrent et dont on n’est pas l’auteur.

Prenons le cas d’infractions commises par la classe dominante, la grande fraude fiscale. Se retrouve-t-on dans le même schéma ou le libre arbitre est-il supérieur ?

Sur l’action du libre arbitre, il y a quelque chose de très beau, c’est la question de la délibération. Quand on dit que nonante-cinq pour cent des meurtres sont commis par les catégories populaires, les cinq autres pour cent sont les classes moyennes et les classes supérieures. Ce qui est très beau, c’est que plus vous montez dans l’échelle sociale, plus c’est de l’assassinat, c’est-à-dire que plus l’acte est délibéré. En gros, les catégories populaires commettent souvent des meurtres pulsionnels : disputes familiales, batailles de clochards, ouvriers qui se détestent, etc. Plus on monte dans l’échelle sociale, plus on rencontre des assassinats, de la préméditation, des empoisonnements, des méfaits plus subtils, etc. C’est très étrange. Il y a donc un rapport entre la délibération, la préparation du crime et la classe dominante, en un sens.

Là encore, il ne faut pas aborder la question de l’évasion fiscale comme une question individuelle. C’est une question de classe sociale mobilisée pour préserver ses privilèges contre l’État social, la redistribution, l’égalité. C’est comme les violences policières,… Il faut intégrer la question de l’évasion fiscale dans les mécanismes que la classe dominante utilise pour maintenir ses privilèges. Cela étant, on voit très bien, dans ce cas-là, comment on peut dire qu’il est très salutaire que ce type de fraude fiscale soit arrêtée et d’être du côté de l’État quand l’État arrête un évadé fiscal, quand l’État arrête quelqu’un qui cache son argent, quand l’État récupère de l’évasion fiscale. C’est pourquoi Geoffroy de Lagasnerie double toujours sa théorie d’une théorie de l’idée de répression. Effectivement, on peut être du côté de l’État du point de vue de s’en prendre à ceux qui vont produire des inégalismes qui nuisent aux classes dominées, mais cela ne veut pas dire que l’on ait un discours répressif à l’égard de ces personnes, que l’on veuille les mettre en prison, que l’on veut qu’il y ait une scène sacrificielle comme celle du procès. Si on prend l’exemple de Jérôme Cahuzak, Geoffroy de Lagasnerie est pour que l’argent qui a été pris aux impôts soit remboursé, mais il est tout à fait contre le fait que Jérôme Cahuzac aille en prison plusieurs années. Geoffroy de Lagasnerie maintient l’idée que l’État a le droit d’intervenir, mais il critique totalement la réponse répressive aux inégalismes. C’est comme lorsque les gens crient : « Justice pour Adama ! », cela veut dire qu’il faut mettre les policiers en prison. Un des grands débats dans les milieux anarchistes c’est : êtes-vous favorables à la répression des militaires ou des policiers qui commettent des crimes ? Appelez-vous à leur jugement et à leur emprisonnement ? C’est un débat très compliqué puisque l’on passe son temps à critiquer l’État pénal, à critiquer la police, à critiquer la prison, à critiquer la justice, mais quand quelque chose nous arrive, on veut que les agresseurs aillent en prison. Certains anarchistes disent qu’il faut le faire parce que, symboliquement, c’est important. Et il y a des gens, comme Geoffroy de Lagasnerie, qui disent qu’il ne faut pas les emprisonner. Ils croient qu’on ne règle jamais les problèmes du monde social en reprenant à son compte le système de la répression et que, par conséquent, il ne faut jamais réagir aux inégalismes et à la violence d’État en appelant à la répression et à la pénalité sur les classes dominées qui ont produit des méfaits. Si on ne double pas l’exigence de comprendre ce qu’il s’est passé à un non-appel à la répression, alors on reproduit les affects de l’État, on reproduit et on pense le monde à travers des catégories répressives et donc on fait fonctionner l’État pénal au lieu de le remettre en question. Si on pense en termes « rendre justice », c’est réprimer.

Est-ce que « rendre justice » c’est envoyer des gens en prison, c’est réprimer des gens, c’est juger des gens ? Si on pense comme cela, on est nécessairement conduit à individualiser ce qui se passe. Ce sera, par exemple, tel policier a mal fait telle prise sur Adama Traoré. Ce sera tel ministre est menteur et dissimulateur par rapport aux hommes politiques qui sont, tous, très intègres. Si on pense en termes de mettre les gens en prison et de juger, on individualise les phénomènes et on exempte le monde social d’une critique beaucoup plus radicale que l’idée de police, de l’idée de classe dominante, de l’idée d’impôts, etc. Et de fait, on dépolitise les questions et c’est pour cela qu’il ne faut absolument pas entrer dans un discours répressif, car on ne transformera pas réellement l’état du monde social.

Informations complémentaires

Année

2017

Auteurs / Invités

Geoffroy de Lagasnerie

Thématiques

Cohésion sociale, Droit / Législation, Droit/Monde juridique, Justice, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Violence