Une boîte à outils contre le créationnisme
Description
Introduction
Dans de nombreux pays où la laïcité n’est inscrite ni dans les lois ni dans les mentalités, les théories créationnistes prolifèrent, et certains groupes de pression politiques et religieux tentent d’en rendre l’enseignement obligatoire, de manière exclusive, ou en tant qu’alternative à l’évolution darwinienne.
Cette tendance concerne aussi bien des pays comme les États-Unis, l’Australie, certains pays de l’Est, à la faveur de l’effondrement du communisme athée, mais aussi le Proche-Orient, qui a tendance à exporter ses principes religieux dans nos villes.
Des enquêtes récentes ont en effet démontré la profonde méconnaissance des mécanismes de l’évolution des espèces auprès des populations scolarisées à Bruxelles. Par ailleurs, certaines d’entre elles manifestent d’extrêmes réticences à entendre les faits que leur présentent les cours de biologie, de même qu’un refus d’étudier les chapitres relatifs à l’organe reproducteur.
Cette irruption de l’obscurantisme religieux dans un environnement que nous estimions – à tort – laïcisé ne laisse pas d’inquiéter et risque à terme de porter atteinte à l’objectif d’assurer une culture scientifique de bon niveau à nos jeunes générations, en cette aube du XXIe siècle. Du reste, elle porte en germe le retour de la théocratie, dans une société qui, par manque de conviction ou par lâcheté électoraliste, refuse souvent d’assumer les principes des Lumières qui pourtant en constituent le socle.
Un ouvrage collectif à recommander analyse les problèmes posés par l’intrusion du créationnisme dans la société au sein de l’école, des points de vue socioculturel, philosophique et scientifique. Il développe certaines conceptions scientifiques comme la cladistique ou cladisme, mais son caractère collectif le rend hétérogène et lacunaire. Plus modestement, nous entendons ici faire un relevé, certes incomplet, des pistes pédagogiques susceptibles de démontrer la réalité de l’ancienneté des preuves fossiles et du processus d’évolution morphologique.
Après avoir brossé un rapide portrait des différentes déclinaisons du créationnisme, nous nous proposons d’établir une boîte à outils qui, à travers des cours de l’enseignement secondaire, permettrait de construire des réfutations argumentées à l’encontre de ces théories, tout en nuançant et actualisant la synthèse darwinienne, qui a tout de même considérablement évolué depuis les années 1950.
Les différentes catégories de créationnisme
1. La « jeune terre »
Il s’agit d’un créationnisme pour lequel la Bible doit être lue dans un sens littéral. Toutes les espèces – dont l’homme – ont été créées en une semaine, et la terre est âgée d’au plus six mille ans. Les espèces n’évoluent pas, et le déluge correspond à un événement historique réel, non symbolique. Les fossiles d’espèces disparues, comme les dinosaures, sont des jeux de la nature, ou bien l’homme a réellement côtoyé ces animaux, puisque toutes les espèces ont été créées simultanément. Les tenants de cette théorie sont prêts à toutes les falsifications et construisent des « musées de la création » dans divers pays, où ils présentent le Jardin d’Éden, parfois peuplé de dinosaures.
2. La « vieille terre »
Plus prompts à établir un concordat avec les données de la stratigraphie et de la paléontologie, les tenants de cette conception reconnaissent un caractère symbolique aux « journées » de la création, les assimilant à des périodes géologiques. Cependant, ils persistent dans l’idée que Dieu a créé toutes les espèces, et nient farouchement le concept d’évolution des espèces, en exploitant ce qui pour eux constitue des failles dans la théorie de l’évolution, niant ainsi que celle-ci soit bien plus qu’une théorie, mais un fait dûment observé, même expérimentalement.
3. Le dessein intelligent
Reprenant le thème de l’« orthogenèse » (évolution dirigée vers un but), ce concept admet l’évolution des espèces, mais implique un sens privilégié orienté vers l’homme, pour ainsi dire programmé dans la mécanique évolutive par un dieu « horloger ». Le rôle du hasard, de la contingence, est nié au profit d’une stricte programmation vers un but déterminé. Cette théorie, plus insidieuse que les précédentes, fait fi de nombreux faits qui la contredisent, notamment les essais et approximations des mécanismes mis en jeu, et le fait que le résultat des processus évolutifs n’est pas toujours bénéfique, voire même utile. Elle nie les impasses diverses, et les processus totalement imprévisibles comme les catastrophes climatiques, telluriques ou cosmiques, sans lesquelles les mammifères n’eussent pas connu l’expansion qu’on sait.
Arguments à développer dans les cours de chimie et de physique
L’analyse de l’ancienneté d’une couche géologique ou de vestiges osseux repose sur le principe de la désintégration des isotopes radioactifs. Ainsi, on peut utiliser par exemple les méthodes suivantes :
– Désintégration du Carbone 14 : applicable aux espèces vivantes, ancienneté maximale de cinquante mille ans.
– Méthode Rubidium-Strontium : applicable aux roches, ancienneté pouvant atteindre plusieurs milliard d’années.
– Méthodes Uranium-Thorium-Plomb : permet de calculer l’âge de la terre.
– Méthode Potassium-Argon : applicable aux roches et aux fossiles, intervalle de plusieurs milliards d’années à cent mille ans environ.
Les échelles de temps sont liées à la période de demi-vie de l’élément radioactif.
L’étude de la radioactivité fait partie des cours de chimie et/ou de physique, et une application pratique très utile serait d’en discuter l’utilisé pour dater les sédiments ou des fossiles, voire de faire des exercices. Certains créationnistes refusent de reconnaître l’ancienneté des formations géologiques et prétendent qu’elles sont d’origine récente ; les résultats des analyses isotopiques peuvent avec profit contribuer à édifier les jeunes élèves sur l’âge réel des dépôts.
Apports de la géophysique
La tectonique des plaques représente actuellement un modèle heuristique très complet et qui rend compte de l’aspect actuel de notre planète et de son évolution. À titre d’exemple, il explique la communauté des faunes fossiles les plus anciennes le long des deux rives de l’océan Atlantique, dès lors que les deux rives côtières se sont séparées il y a cent quatre-vingts millions d’années.
À ce modèle s’ajoutent les connaissances relatives aux processus sédimentaires, aux périodes glaciaires et au paléo-magnétisme, phénomène qui permet de dater les roches en fonction du moment de leur solidification, qui garde une empreinte du champ magnétique de l’époque. Rappelons que celui-ci s’inverse périodiquement, selon une fréquence assez irrégulière ; certaines périodes géologiques comme le Crétacé étant plus stables que d’autres.
L’ensemble de ces données offre une synthèse très puissante, et génère des outils qui permettent de démontrer l’âge des différents sédiments dans lesquels les fossiles sont observés. L’analyse sédimentaire permet aussi de retrouver les traces de convulsions géologiques ou cosmiques anciennes, dûment datées et responsables de certaines extinctions de masse (fin du Permien et du Crétacé). À l’inverse, la connaissance des fossiles et de leur ancienneté permet aussi de dater certaines couches géologiques.
Bien sûr, il faut pour cela que les professeurs de géographie aient de solides notions de géologie, de géophysique et de géochimie, et peut- être conviendrait-il de renforcer ces disciplines dans les programmes de géographie, voire d’imposer un cours de sciences de la terre dans les sections scientifiques de l’enseignement secondaire, comme cela se fait en France.
Importance de la paléontologie
Est-il besoin d’insister sur l’importance capitale de la paléontologie, qui constitue la discipline-reine qui atteste des processus évolutifs ?
Elle démontre les liens de parenté entre les espèces fossiles, ou entre celles-ci et les espèces actuelles.
Certes, tous les organismes individuels n’ont pas la « chance » de se retrouver fossilisés. Mais l’argument développé par les créationnistes selon lequel les archives paléontologiques seraient incomplètes et ne nous offrent pas les « chaînons manquants » est plus qu’erroné et relève de la mauvaise foi. En effet, deux exemples prouvent le contraire. D’abord, la séquence paléontologique de la transition entre les poissons crossoptérygiens et les premiers amphibiens (ce que l’on avait coutume d’appeler « la sortie des eaux ») est admirablement documentée actuellement.
Ensuite, la séparation entre la lignée humaine et celle qui mène aux chimpanzés actuels bénéficie de témoins fossiles tels Toumaï ou Orrorin. On ajoutera également que la transition douce entre les dinosaures à plumes et les oiseaux fait l’objet d’une démonstration paléontologique sans contestation possible, et qu’il n’est pas de mois sans qu’une revue de vulgarisation scientifique n’en fasse le bilan actualisé.
Reste malheureusement que la formation en anatomie comparée des vertébrés est extrêmement négligée actuellement dans le cursus de biologie de certaines universités, au profit des sciences moléculaires et des sociétés animales, les deux disciplines les plus rentables en termes de citation et de crédits de recherche. C’est là chose infiniment regrettable, et il importerait à la lumière des menaces créationnistes que cette discipline fasse l’objet d’un renforcement dans nos Facultés des sciences.
L’observation du vivant
Il est habituel d’entendre que les processus de l’évolution des espèces ne peuvent être directement perçus. Rien n’est plus faux. Ainsi, l’observation pendant quarante ans d’une population de pinsons des Galapagos a permis à une équipe interdisciplinaire de constater « en temps réel » l’apparition d’une nouvelle espèce qui n’était plus interféconde avec la variété initiale, confirment ainsi les observations de Darwin consignées durant son voyage sur le Beagle.
La systématique phylogénétique
La classification des espèces par Linné (qui était un fixiste) est actuellement totalement obsolète, et remplacée par la systématique phylogénétique, ou cladistique. Cela n’empêche pas qu’elle soit malheureusement encore enseignée.
La méthode est basée sur l’analyse de très nombreux caractères morphologiques (ce qui requiert l’outil informatique), et le classement de ceux-ci en caractères « ancestraux » (ou plésiomorphes) ou « dérivés » (apomorphes), ce qui permet de reconstituer des filiations et apparentements d’espèces sur base d’arguments rationnels, et plus de ressemblances superficielles. Le résultat en est l’identification d’affinités nouvelles et de classifications inédites, bien éloignées de la taxonomie de Linné, que déjà Buffon contestait.
Aux caractères morphologiques doivent s’ajouter des arguments issus de la phylogenèse moléculaire. Ceux-ci sont alimentés par la génétique des populations, l’analyse cytogénétique et génomique des espèces vivantes, l’étude de la variabilité des enzymes, des marqueurs sanguins, la connaissance de la fréquence temporelle des mutations, etc. La synthèse générale requiert alors de très bonnes connaissances en paléontologie, en biologie moléculaire et en génétique, ce qui impose un travail pluridisciplinaire, concept utile à expliquer aux élèves.
La biologie cellulaire « classique »
Depuis les travaux pionniers de Watson et Crick sur la structure de l’ADN, ceux de Jacques Monod sur la régulation des gènes, les mécanismes de transcription et de traduction de l’ADN, la nature du code génétique, etc. sont choses bien connues et figurant dans tous les programmes de biologie. Il est inutile de s’y attarder, mais il convient bien sûr de souligner leur importance dans la compréhension des processus de mutation. D’autres mécanismes, comme les décalages de lecture de l’ADN, les processus de substitution, les incorporations d’ADN viral, les phénomènes chromosomiques de délétions, translocations, etc. doivent être expliqués et connus. La manière dont l’environnement (rayonnements ionisants, substances chimiques) peut altérer l’ADN et partant modifier son expression constitue également une matière capitale, ne fût-ce que pour expliquer les mécanismes de cancérisation ou d’apparition d’anomalies congénitales.
L’embryologie ou biologie du développement
Même si l’aphorisme qui voudrait que le développement embryonnaire (l’ontogenèse) récapitule l’évolution des espèces (phylogenèse) s’avère complètement erroné et contre-productif, l’étude du développement embryonnaire offre un champ explicatif sans pareil aux processus évolutifs.
En effet, les embryons d’invertébrés comme de vertébrés bénéficient d’un « plan d’organisation » général. Celui des vertébrés est « inversé » par rapport aux invertébrés, vraisemblablement en raison du déplacement de l’orifice buccal.
Au sein de ces plans, chaque ébauche d’organe occupe une place bien précise, et influence le développement des ébauches voisines. L’évolution agit en modifiant, parfois de manière assez subtile, la destinée d’une de ces ébauches. Le résultat obtenu peut s’avérer assez spectaculaire, et modifier ainsi la destination d’une ébauche. Ainsi, par exemple, des structures destinées à supporter des branchies peuvent devenir le substrat d’une mandibule, former l’oreille moyenne, etc. Des nageoires peuvent se transformer en pattes, et la liste de ces transformations est assez longue.
La biologie du développement a aussi permis d’identifier les « gènes architectes » « gènes du développement », qui contrôlent la segmentation de l’embryon et dont d’infimes mutations peuvent aboutir à des changements évolutifs majeurs (comme la transformation de vertèbres en une partie du crâne).
Les relations entre développement embryonnaire et évolution des espèces ont généré une discipline nouvelle appelée « évo-dévo ».
La théorie synthétique de l’évolution revue à la lumière de l’épigénétique
On connaît bien – ou on croit connaître – la théorie synthétique de l’évolution. Pour faire bref, l’ADN, vecteur de l’information génétique, fait l’objet de mutations générées par des processus non contrôlés, dont des facteurs d’environnement (radiation, etc.), qualifiés de « hasard ». La plupart des mutations n’ont pas d’effet phénotypique, mais si elles en ont, celles qui offrent un avantage pour la survie ou la reproduction avantageront leurs porteurs. À ce processus s’ajoutent des éléments liés à la génétique des populations ou à l’environnement (isolations, dérives géniques, etc.) ; l’ensemble de ces processus menant graduellement à une spéciation (genèse de nouvelles espèces). À ce stade, une remarque importante. On ne se met pas toujours d’accord sur le sens à donner au mot espèce. Chez le vivant, deux espèces se caractérisent par l’absence d’interfécondité. Quand on parle d’espèces fossiles, nul n’était là pour vérifier cette absence. Lamarck, comme d’ailleurs Darwin, croyait à la transmission de « caractères acquis », ce qui permettait d’accorder un rôle aux modifications de l’environnement dans l’apparition de nouveaux caractères. C’est ainsi que de nombreux biologistes, francophones pour la plupart, et non des moindres, s’ils acceptaient la synthèse darwinienne pour expliquer les « petites » modification (la microévolution), évoquaient d’autres mécanismes à l’appui de l’apparition de nouveaux embranchements (la macroévolution).
L’épigénétique est une discipline nouvelle, qui s’attache à la manière dont l’organisme peut moduler ou contrôler l’expression des gènes, un peu comme quand on sélectionne ou non des morceaux de musique sur un CD. D’abord, des « facteurs de transcription » (parfois liées aux gènes architectes cités plus haut) peuvent ou non activer la transcription d’un gène et aboutir à la fabrication d’une protéine. D’autre part, des parties de l’ADN, des histones (protéines qui entourent l’ADN) ou de l’ARN peuvent être inactivées par méthylation de certains motifs moléculaires, ce qui empêche la transcription ou la traduction. Et la méthylation de l’ADN est transmissible à la descendance. D’autre part, des protéines « chaperones » peuvent empêcher dans certaines circonstances une mutation de s’exprimer, mais certaines conditions extrêmes (comme des modifications thermiques) peuvent les inhiber. Enfin, les parties non codantes de l’ADN ont le loisir dans certaines conditions de réguler l’expression des gènes. On voit ainsi que de nouveaux outils complètent la théorie synthétique de l’évolution et assurent de nouvelles assises au processus de macroévolution, tout en offrant des explications inédites à un éventuel rôle des facteurs d’environnement dans le processus évolutif.
Ces données neuves sont souvent méconnues et négligées par les créationnistes, qui ont beau jeu de stigmatiser les lacunes de la synthèse darwinienne, dont ils ne comprennent que la version ancienne, incomplète, et souvent caricaturale.
Conclusion : vers une nécessaire interdisciplinarité
Les concepts scientifiques n’obéissent pas au découpage des emplois du temps scolaire. Les processus évolutifs n’appartiennent ni à la biologie, ni à la chimie, ni à la géographie, mais transcendent ces disciplines. Celles-ci devraient s’interféconder, et idéalement s’associer. Un enseignement interdisciplinaire thématique de cette question devrait s’imposer, même s’il bouleverse les routines surannées de l’enseignement secondaire. Du reste, l’enseignement de ces notions requiert une solide formation des professeurs, qui devraient tous bénéficier d’un diplôme universitaire dans les disciplines qu’ils enseignent, et de séances obligatoires de remise à niveau, car les connaissances s’accumulent et se périment rapidement. Il faudrait enfin que chacun des partenaires s’engage à respecter le principe de laïcité et refuse toute pénétration du champ scientifique par des préjugés dogmatiques ou religieux.
Informations complémentaires
Année | 2017 |
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Auteurs / Invités | Stéphane Louryan |
Thématiques | Créationnisme, École / Enseignement, Pédagogie, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Sciences |