Travers et valeurs de l’individualisme

Jean CORNIL

 

UGS : 200046 Catégorie : Étiquette :

Description

Carcans de l’individualisme. Égotisme, Narcisse et ombres et lumières sur le moi-je. Internet et droits de l’homme, tolérance et Charity-Rock, la Bourse et la démocratie, Coluche et Tapie, les Restos du cœur et le blairisme, Vivendi et Band Aid… la liste pourrait se faire longue tant les clichés de l’époque balisent nos repères, des mots de tous les jours aux sacrées soirées télévisées. On a dit : les temps sont durs, mais les idées sont molles, la séduction a remplacé la révolution, et l’information, la production. On nous a répété que le jogging était préférable à la longue marche et le surf plus planant que la troisième vague. On a qualifié les citoyens d’individualistes, mais généreux, de réalistes, mais solidaires. On nous a assuré que les points de repérage entre gauche et droite, socialisme libéral ou libéralisme social, marché contre plan ou société civile contre État, étaient brouillés tant le chassé-croisé des valeurs épaississait la visibilité sociale. On a vu des chanteurs devenir philosophes et des penseurs prendre le tempo, des politiciens s’emballer pour des sous-vêtements et d’anciens guérilleros pour leurs charentaises, un extrême-centre s’agrandir et les nazies nostalgies revendre leur fonds de commerce.

Messier, Largo Winch, Lara Croft ou J.R. auraient-ils définitivement fait la peau à Woody Allen ? Question grave ? Elle l’est parce que beaucoup d’indices concordent pour voir dans les pratiques sociales et culturelles modernes un refus de l’engagement collectif, un apolitisme béat et une apathie qui frise l’égotisme petit-bourgeois. Le repli sur la sphère privée, le psychologisme et l’émergence d’un nouveau Narcisse, bref l’individualisme au sens trivial du terme, constituerait l’axe dominant de notre civilisation. A l’engagement enthousiaste des années 1960 succède « l’ère du vide » selon la formule de Gilles Lipovetsky. Cette ère du vide rejoint une définition que donne Alexis de Tocqueville de l’individualisme : un repli sur soi et sur un bonheur paisible avec sa famille et ses amis, couplé avec un désintérêt chronique pour les affaires publiques. Mais cet individualisme n’est qu’une virtualité, une potentialité que ce concept peut prendre. D’autres logiques existent.

Première logique : l’individualisme comme atomisation du social où les individus – devenus monadiques selon l’expression de Karl Marx – sont déliés de tous liens avec leurs semblables et incapables de s’inscrire dans un projet commun. Tocqueville, déjà conscient du danger de cet éclatement du corps social en une multitude de solitudes, suite aux nouvelles conceptions libérales de l’homme qui s’imposent au travers de la Révolution américaine puis française, préconise le système des associations. En dépit de la vitalité de la société civile, prégnance aujourd’hui de ce sentiment de perte de confiance dans l’avenir, de réalisation à court terme et de bonheur immédiat. Christopher Lasch y voit même une projection dans les troubles psychologiques qui agitent les Américains, angoisse du vide existentiel et sentiment d’inutilité profonde.

Daniel Bell et l’investissement des valeurs de l’hédonisme. Trois âges du capitalisme. L’âge classique, vers 1880, où le capitalisme rime avec une morale ascétique et la valorisation de l’effort, et le tout imprégné de protestantisme. L’âge moderne, de 1880 à 1930, où les valeurs dominantes tendent à rompre avec le rigorisme et la tradition pour inventer de nouvelles formes, plus libres et plus créatrices. L’âge post-moderne, qui correspond à l’apparition du crédit dans les années 1930, et qui substitue le principe de plaisir au principe de réalité par l’accès immédiat à la consommation. La norme prédominante devient alors une répétition sans fin du nouveau – ô paradoxe – pour le nouveau, ce qui n’a, par ailleurs, rien de neuf !

Mais cet âge post-moderne, dans lequel nous vivons encore, est miné par des contradictions insurmontables, car chaque action que nous menons obéit à des valeurs différentes : dans la sphère du travail, de la technostructure, nous devons nous conformer à des principes de hiérarchie, de discipline, d’effort ; dans la sphère politique, celle du citoyen, nous sommes égaux en droits et en devoirs ; dans la sphère intime, nous nous abandonnons aux plaisirs directs et immédiats. Cette contradiction entre les valeurs de nos trois niveaux existentiels aboutira à des oppositions sans cesse croissantes. Lipovetsky se fait moins pessimiste. Pour lui, les années 1980 sont au contraire l’aboutissement d’un long processus de maturation de l’individualisme démocratique. Depuis la Révolution française, l’extension des droits et des libertés fondamentales n’a cessé de croître pour en arriver à une démocratie, du moins sur le plan des principes, épanouie et totalement maîtresse d’elle-même. Vue certes téléologique de l’histoire qui lui prête une signification linéaire et limpide.

Seconde logique de l’individualisme, décrite par Luc Ferry, devenu entre-temps ministre de la République, et Alain Renaut : le relativisme absolu qui fait de la singularité et de l’authenticité, les valeurs suprêmes. Cette potentialité ouvre la voie à tous les particularismes, à tous les corporatismes, au droit exacerbé à la différence. Alain Finkielkraut le décèle dans nos pratiques culturelles qui nivellent tous les arts, tous les artistes, toutes les expressions. Notre époque, affirme-t-il, amalgame Rimbaud et Renaud, Lavilliers et Levinas, une paire de bottes et Shakespeare, détournant les frontières entre art et divertissement, haute culture et consommation des plaisirs. Élitisme mal venu ou démocratisation de la culture de masse ? Le problème posé relève de la norme qui devrait, non pas hiérarchiser, mais régenter l’ensemble des productions culturelles et des conditions de possibilités d’une norme valable pour tous, qui, sans laminer les singularités, permettrait aux hommes de concevoir un destin commun. Car si tout se vaut, comment alors imaginer une communauté de sentiments qui puisse relier les individus entre eux ?

Dernière potentialité de l’individualisme : l’espace de l’argumentation où l’individu, de par son propre mouvement, se dépasse pour communiquer avec autrui. Qu’est-ce à dire ? Nos sociétés, dans une perspective historique, se caractérisent par un désengagement de la tradition et de la religion qui imposaient « de l’extérieur » les lignes de conduite aux hommes. À ces sociétés primitives et médiévales, hétéronomes, holistes selon l’expression de Louis Dumont, succèdent des sociétés autonomes, c’est-à-dire capables de se forger elles-mêmes leurs propres normes, leurs propres lois. Les bases de la démocratie et de la souveraineté nationale sont fondées contre les prétentions temporelles de l’Église et contre les despotismes des vieilles aristocraties. L’espace public trouve alors son véritable sens puisque seuls le discours de l’argumentation, la conviction de l’homme peuvent doter d’une légitimité une institution. Les déclarations successives des droits de l’homme, l’État de droit, le retour actuel de l’expression juridique et de la méticulosité des procédures forment la nouvelle ossature de cet espace. L’homme se fonde sur lui-même. Et, en ce sens, il est individualiste par rapport aux contraintes et aux soumissions imposées par des normes transcendantes.

La définition de l’individualisme moderne découle alors de cette triple potentialité. Il doit être compris comme lutte contre la hiérarchie au nom de l’égalité et lutte contre la tradition au nom de la liberté. Il prend sa source dans la Révolution française qui abat les privilèges et les hiérarchies de l’Ancien Régime. L’espace de l’argumentation et de la « philosophie libérale » est né. Mais cet espace, concrétisé dans le droit qui considère chaque homme d’un point de vue d’une stricte égalité, comme individu libre, responsable et autonome, peut produire une atomisation, un éclatement des solidarités traditionnelles et confiner alors les hommes dans leurs petits égoïsmes et leurs petits bonheurs apathiques. Poussée à l’extrême, dans la logique de certains philosophes anarchistes, cette virtualité conduit à poser que la singularité est la valeur suprême. La porte est alors ouverte à tous les corporatismes et à la dissolution de tous les liens collectifs.

Mais cet individualisme peut également être un formidable outil d’émancipation des normes qui enserrent les hommes dans le carcan de la domination et de l’utopie. Si l’homme a la capacité, de par sa propre volonté, de fonder un ordre meilleur sans être astreint à une logique historique, si séduisante soit-elle, qui le dépasse, c’est sans doute un pas supplémentaire dans la délivrance de ses chaînes. Finis les messianismes et les millénarismes qui assignent des fins merveilleuses et transparentes, sans mot dire sur les moyens. Autrement dit : on ne peut dissocier la fin des moyens, car celle-ci est toujours conditionnée par ceux-là. L’individualisme, compris comme exigence croissant d’autonomie, constitue alors une étape sur le long et douloureux chemin de l’accomplissement de l’homme par lui-même.

Extraordinaire investissement collectif des années 2000 qui ont vu éclore d’autres types d’engagements. Les années 1960 se caractérisent par la conjonction absolue entre le combat politique et l’éthique. Ce qui était moralement juste est politiquement bon. L’idéologie et les valeurs se confondaient, la doctrine était armée d’une foi en béton, et l’avenir devenait à coup sûr radieux. La conquête des appareils d’état, l’équilibre existentiel entre l’usine et les champs, la multiplication des réseaux alternatifs, l’agit-prop érigée en règle de vie, tout cela constituait le bagage du bon militant qui ne doutait pas un instant de la justesse de ces thèses et de son combat. « Les choses de la logique avaient pris le pas sur la logique des choses », écrivait Régis Debray. Platon et Lénine d’un côté. Diogène et Machiavel de l’autre.

Mais après la langue de bois vint la gueule de bois idéologique. On ne crut plus en rien. Mort des idéologies, désert de la pensée, crise de crédibilité des partis politiques, silence des intellectuels, embolie dans les « y-a-qu’à » et infarctus pour les « il faut ». Le marxisme-léninisme fut rejeté dans un placard au titre de perversion de l’esprit, le structuralisme au titre de déviance malsaine. Bref, tout projet volontariste de modifier l’espace social fut d’emblée frappé d’irrationalité. La révolution conservatrice en somme qui fait de la lutte pour l’égalité des droits une aberration sociale, et de l’apologie du port d’armes la politique sécuritaire. Contre-courant, retour en arrière, la critique du marxisme aura permis de renverser tous les concepts pour tomber aussitôt dans les travers inverses.

Carcans donc.

Les détenteurs des vérités premières bandent leurs énergies pour justifier la longue suite des massacres de l’histoire sur les pertes et les profits de Dieu, du destin ou de la révolution. Une histoire faite de bruit et de fureur et racontée par un idiot.

Légitimation sans failles sur chaque continent du pouvoir, de l’exploitation et de l’autorité. Au nom des dieux, de la nature, de la raison, du prolétariat ou du marché. Un grand principe unificateur guide le chemin des hommes. Peu importent les tortures ou les génocides. Un tout transcendant dicte la voix et les voies de l’avenir. Théories morales parce que vraies et inversement. On éventre au nom d’une raison sans raison.

Inquisition qui envoie les femmes sorcières sur les bûchers au nom de son interprétation des écritures. Matérialisme dialectique une fois pour toutes bien compris qui charrie les crânes dans les rizières et les camps de rééducation. Génocidaires qui déciment les Tutsis et les Hutus modérés aux appels vengeurs de radio mille collines. Liste interminable, exemples sans fin, toujours justifiés par une cause supérieure. A priori, on ne tue pas gratuitement. Mais…

Mais les rebelles se sont battus depuis longtemps contre l’ordre totalisateur. Épicure ferraille contre la république idéale de Platon. Stirner, prophète d’un anarchisme outrancier, lutte pied à pied contre la folle épopée de l’esprit hégélien. Bruno contre l’Église. Bakounine contre Marx. Marcuse contre Althusser. Bové contre Fukuyama. Altermondialistes contre Davos. Bourdieu et les cheminots contre Juppé. Libres penseurs qui lèvent le poing contre les logiques trop bien huilées toujours fondées sur sa dernière instance, l’axiome transcendantal ou l’idée absolue. Alors, pour contrer ces certitudes mortelles, faut-il saluer le pseudo décès des idéologies, le désenchantement du monde ou le scepticisme inquiet ? Perpétuel questionnement, vérités plurielles et contradictoires.

Carcan d’une autre mort de l’homme. Voici l’accumulation de biens première par rapport au sujet. Quatrième blessure narcissique de l’homme. Après Copernic : la terre n’est pas le centre de l’univers. Après Darwin : l’homme est un animal parmi les autres. Après Freud : l’homme est déterminé par son inconscient. La quatrième : l’homme est une chose parmi les choses.

Jean-Michel Besnier et Jean-Paul Thomas :

« En rejetant la finalité commune comme archaïque et pernicieuse, les partisans d’un libéralisme extrême consentent au discrédit du politique, coupable selon eux de ménager le cadre social requis pour la détermination d’un idéal, et ce au profit de l’économie et du modèle d’une société multipolarisée par la poursuite des intérêts privés. Même affiné par des siècles de civilisation, le sujet de l’histoire qu’ils inclinent à privilégier demeure un simple être de besoin, sans autre avantage sur l’animal que celui de bénéficier d’une société autorégulatrice ».

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Informations complémentaires

Année

2006

Auteurs / Invités

Jean Cornil

Thématiques

Capitalisme, Individualisme, Libéralisme, Politique, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Questions éthiques

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