Description
Nous avons listé une série d’écueils rencontrés par les populations roms en Wallonie, écueils qui sont généralement évoqués de manière isolée de telle sorte qu’ils peuvent apparaître comme des « malheurs ». Nous entendons par là une absence d’« heurs » ou de bonne fortune. Or, la lecture de ces « malheurs » nous paraît devoir être faite de manière globale pour ne pas être une lecture tronquée, qui renverrait la situation des Roms à une série « d’épreuves personnelles de milieu » auxquelles ces populations seraient plus soumises que d’autres. Cette lecture globale nous a amenés à constater un enchaînement de cercles vicieux qui alourdit à chaque fois la situation, et qui se répercute à tous les niveaux du système d’aide mis en place. À plus d’un titre, la situation des Roms est emblématique de celle de beaucoup d’autres populations qui fuient leur pays et viennent chercher chez nous des conditions de vie un peu moins pénibles.
La solution passe par un positionnement politique et par des mesures adéquates. Après plus d’un an d’immobilisme, le gouvernement a d’ailleurs, en juillet 2009, fait un geste, qui ne va pas tout résoudre, mais qui du moins donne un peu de marge de manœuvre.
Cependant, le niveau politique n’est pas le seul concerné par l’enchaînement des cercles vicieux, puisque les répercussions s’en font sentir dans tous les services sociaux dont la mission est d’apporter une aide, générale ou spécialisée, à ce type de population.
Nous souhaitons à présent évoquer quelques pistes à investiguer par ces services afin de tenter d’endiguer l’effet de série des cercles vicieux.
1. Le premier cercle : les stigmatisations
Nous avons vu que les populations Roms souffraient d’une forte stigmatisation. Le stigmate, tel que l’a défini Goffman, est un discrédit profond et durable lié à certaines caractéristiques et qui exclut la personne qui en est frappée du monde des normaux. Nous avons montré que les Roms souffraient de stigmatisations en chaîne.
– La première est une stigmatisation générique ancestrale, qui leur colle à la peau en tant que peuple migrant méconnu, au mode de vie étrange autant qu’étranger, dont les raisons des déplacements sont variables selon les époques et selon les régions, ce qui contribue fortement à brouiller les cartes. Bon nombre de stéréotypes liés aux Roms sont dus à ce stigmate d’appartenance. On voit bien sûr poindre derrière la peur qu’ils inspirent une xénophobie dont peuvent être victimes d’autres populations étrangères. Le « monde des normaux » dont ils sont exclus est le « monde connu », celui des semblables.
– Une seconde stigmatisation est liée à une disqualification économique qui affaiblit leur économie traditionnelle, les écarte de plus en plus du système de production, les appauvrit, les rend dépendants de l’aide sociale dont ils ne peuvent bénéficier qu’à grand’peine étant donné leur situation administrative – et finit par les faire souffrir d’un « stigmate d’hétérogénéité ». Le « monde des normaux » dont ils sont ici exclus est celui des gens appartenant à la partie « homogène » de la société, à savoir la partie productive de celle-ci.
Dissemblables et hétérogènes, les Roms sont donc doublement stigmatisés. Ils en souffrent et développent une série de réactions qui, hélas, les enfoncent la plupart du temps.
Pour éviter de se faire piéger dans ce premier cercle, les services sociaux qui viennent en aide aux populations roms doivent pouvoir se prémunir contre les réactions inappropriées qu’ils pourraient opposer à la stigmatisation.
– Il leur faut d’abord pouvoir en déceler les signes, en connaître les mécanismes. La stigmatisation n’est pas quelque chose d’extérieur à la relation, y compris à la relation avec des professionnels de l’aide ; au contraire, elle l’affecte profondément. Refuser de le reconnaître pour n’en faire qu’un objet de constat « objectif » (« ils sont stigmatisés, mais je suis en dehors de cela puisque je le sais ») équivaut à donner au stigmate toutes les chances de se développer. Le nommer ne suffit pas à l’éradiquer.
– Il leur faut connaître les réactions et stratégies susceptibles d’être développées par les personnes stigmatisés afin d’en faire une lecture correcte et pouvoir les requalifier correctement, et non les disqualifier d’office. Par exemple, savoir que les « mensonges » des Roms qui cachent leur identité pour se donner une chance de trouver du travail ne sont que des réserves d’information destinés à permettre une relation d’égal à égal en annulant le discrédit qui pèse sur eux. Requalifier correctement les attitudes de défense peut permettre d’éviter ce que Goffman nomme le looping : la réaction malheureuse de la personne produit une réaction en retour du professionnel, qui se crispe (« voilà donc comme ils sont… ») et adopte une attitude plus contraignante, qui ne peut qu’appeler une nouvelle réaction inappropriée.
– Les professionnels de l’aide doivent également connaître et anticiper leurs propres réactions en tant que professionnels face au stigmate : réactions de méfiance, dégoût nié, culpabilisation, empathie exagérée qui mène à une stigmatisation positive, etc. ; ils doivent savoir assumer, le cas échéant, le statut d’initiés, c’est-à-dire d’être acceptés par le groupe de stigmatisé comme l’un des leurs et dépasser les « épreuves » que le groupe leur soumettra pour les tester, sans quitter leur rôle de professionnel.
– Enfin, ils doivent faire en sorte que le stigmatisé ne doivent pas seul faire le premier pas dans l’interaction mixte, ce qui est souvent le cas. Ce n’est pas à la personne qui a le moins de capitaux de devoir en mobiliser davantage que celui qui en est doté. Dire « ils ne se bougent pas » ne fait que pétrifier les positions dans le stigmate.
2. Le second cercle : les effets d’un centrisme de classe
Ce n’est pas parce qu’un piège est énoncé qu’on n’y tombe pas. Outre la question de la stigmatisation, pour mieux comprendre la relation avec les Roms, il faut se prémunir contre les effets d’un centrisme de classe, à la fois à un niveau individuel et institutionnel.
– Il convient d’éviter une lecture proprement « culturaliste » du mode de vie de l’autre. Certes, une meilleure connaissance des cultures est indispensable pour mener à bien un travail social respectueux des différences, mais cela ne suffit pas. Car au-delà des habitudes ethniques, des traditions, des rites, voire des tabous, une fois enlevée la « pelure » extérieure des constats qui permettent commodément de nommer les différences (« ils ne sont pas comme nous », « ils ont un mode de vie bien à eux »), il reste des différences bien moins nommables, celles qui existent aussi entre personnes d’un même groupe ethnique, à savoir celui des autochtones en l’occurrence, mais appartenant les unes à la classe moyenne, et les autres à la classe populaire. La plupart des travailleurs sociaux évoluent dans ce qu’on peut nommer la classe moyenne, et c’est souvent à travers le prisme de cette culture moyenne qu’ils envisagent leurs actions professionnelles. Cela peut être extrêmement pesant – et lourd de conséquences – pour des personnes qui ne font pas partie de cette classe moyenne. Par exemple, la manière de poser des questions, de constituer le dossier d’un bénéficiaire peut être très influencée par la position sociale moyenne occupée par l’intervenant ; sans même s’en rendre compte, il pose des questions qui n’ont pas de sens pour l’autre, car elles sont référencées à des normes qui ne sont pas les siennes. Qu’est-ce qui est normal, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Par exemple, pour le regard « classe moyenne », le fait que des enfants roms soient encore debout à vingt-deux heures est aberrant. Or, la fonction sociale des enfants dans les familles roms est particulière. Mais ce statut particulier de l’enfance pouvait aussi bien se retrouver, de manière totalement naturelle, dans les habitudes des classes populaires autochtones il n’y a pas si longtemps. Et nombreux sont les exemples qu’on pourrait donner, dans le secteur de l’aide à la jeunesse par exemple, où le poids du regard « classe moyenne » d’un intervenant bouleverse, souvent même à son insu et au-delà de l’intervention pour laquelle il est mandaté, des fonctionnements familiaux qui, en définitive, n’étaient pas si mauvais pour les individus et pour le collectif familial.
Aussi, si une lecture « culturaliste » doit s’opérer, il faut veiller à ce qu’elle ne soit point ethnique, mais sociale : regard classe moyenne n’égale pas regard classe populaire, sachant que le poids de la première est écrasant par rapport au poids de la seconde.
– Par ailleurs, cette lecture ne pourrait en aucun cas être celle qui oppose des modes de vie, car elle est désespérée : c’est elle qui a conduit des nations à devenir colonisatrices, au nom du bienfaisant paternalisme, qui consiste à vouloir pour les autres un bonheur qu’ils ne souhaitent pas. La seule lecture « culturaliste » éligible, pour un service social, serait celle qui remet le « choc » des cultures au niveau de la stricte interaction sociale. Ici encore, c’est le concept goffmanien de « grammaire sociale » et de « territoires » qui peut aider les travailleurs sociaux à sortir de l’ornière. Cette grammaire, ce vécu des territoires, peuvent être différents d’une culture à l’autre, mais pas seulement d’une culture ethnique à l’autre : d’une culture sociale à l’autre. Faire du bruit, par exemple ; ou encore, vivre dans la promiscuité : voilà des éléments qui, à leur simple évocation, en disent long sur ce qui n’est pas un choc de cultures, mais un choc de grammaires sociales et de vécu des territorialités. D’un point de vue du travail social, ceci est important, car un travail sur la grammaire et l’usage des territoires sociaux est possible, sans mener automatiquement à une acculturation, ce qui a toujours été le modus operandi du colonialisme. Quant à des attitudes consuméristes qu’on entend souvent reprocher aux classes défavorisées, une vraie lecture « culturaliste » devrait amener tout travailleur social à se demander quelle est la responsabilité de la classe moyenne dans ce modèle de développement, avant de condamner ceux qui en sont les premières victimes (et non les premiers profiteurs, comme il est dit trop souvent).
– Cela nous amène à ajouter un élément essentiel dans la lecture des situations. Trop souvent, les travailleurs sociaux réfèrent ce qu’ils observent à des questions soit individuelles ou isolées (« la famille Untel ne s’en sort pas »), soit à des influences ethniques ou culturelles (« ils sont comme ils sont »). En d’autres termes, nous assistons soit à une individualisation des problèmes – et, partant, des responsabilités : « les Untels ne s’en sortent pas parce qu’ils ne se bougent pas » ; soit à une sorte de naturalisation des problématiques : « Ce qui arrive devait arriver, parce qu’ils sont comme ils sont ».
Un des pires pièges qui est tendu aux travailleurs sociaux (et dans lesquels les médias ne sont pas pour rien) est celui de la naturalisation de phénomènes qui sont sociaux et non « naturels ». Il serait salutaire de pouvoir, dans le travail social, inclure une lecture politique des situations. Ainsi, nous avons vu qu’avec les Roms, tout ce qui vient en amont du « problème » qu’ils causent et dont ils sont victimes est d’abord un échec cuisant des États : ceux dont ils viennent, anciennement communistes et peinant à passer à un modèle capitaliste sans une cohorte de laissés pour compte, et ceux où ils tentent de se réfugier, hypocrites puisque se présentant comme les chantres des droits de l’homme, mais protégeant jalousement les privilèges de leurs classes favorisées. Cette hypocrisie se traduit dans les législations des pays européens en matière d’accueil. En toute légalité, une injustice est faite à ces gens, un « différend », c’est-à-dire la transformation de leur statut de plaignant en statut de victime au sein même de la procédure, car ne pouvant faire la preuve de leur malheur de la manière dont cela leur est demandé, la preuve ayant disparu dans le malheur. Il est important que les travailleurs sociaux veillent à ne pas exporter le différend aux échelons inférieurs de la relation d’aide, en une chaîne sans fin qui ne ferait qu’enterrer les gens davantage.
– Enfin, il faut éviter de tomber dans le piège de la responsabilisation individuelle, qui a le vent en poupe à l’heure actuelle ; trop de politiques visent en effet à mettre sur les épaules de la victime les raisons de sa « déchéance » et du coup la seule responsabilité de ses « relevailles » ; nous avons consacré plusieurs analyses à ces phénomènes. Dans le travail social, il importe de pouvoir identifier toutes les violences invisibles qui pèsent sur les personnes, qu’elles soient familiales, ethniques (dont le stigmate déjà évoqué), mais aussi institutionnelles (et c’est plus difficile à admettre). Ainsi, par exemple, dans la délicate question de la scolarisation des enfants Roms, l’attitude des enseignants par rapport aux enfants, mais aussi par rapport à la famille peut être déterminante.
3. Le troisième cercle : le colonialisme interne
Nous avons déjà évoqué le colonialisme supra. La notion de colonialisme interne est un concept important pour les travailleurs sociaux. Défini par Robert K. Thomas, le colonialisme interne vise des pratiques de type colonial qui ne s’exercent pas par un peuple sur un autre, mais par une partie de la société sur une autre. Les effets en sont équivalents : détérioration, puis décadence des institutions propres de la partie de la population subordonnée, dévalorisation des rôles sociaux et des relations interpersonnelles qu’ils entretiennent, isolement social. Le colonialisme, qu’il soit classique ou interne, ne permet pas de changement réel d’une population, car elle ne lui permet pas de faire ses expériences dans le cadre qui est le sien. La population ne change pas, elle se dégrade.
– Pour les services sociaux, ne pas se positionner en colonisateurs internes (même involontairement) est important. Pour ce faire, il faut pouvoir permettre aux gens dont on attend une « intégration » de faire leurs expériences de manière à entrer dans le changement positivement. C’est en s’appuyant sur des institutions propres non dégradées que ces expériences pourront être probantes. Un certain nombre de manières de faire pourront paraître incompréhensibles ou inefficaces à nos yeux d’Occidentaux, mais les pratiques sociales doivent pouvoir laisser une place à ces adaptations qui permettent d’éviter une acculturation préjudiciable.
– Le cadre institutionnel de certains services peut être assez contraignant et laisser peu de marge de manœuvre, mais chaque fois que c’est possible, il faut tenter d’éviter les empilements d’injonctions paradoxales et de doubles contraintes qui pèsent sur les gens et les acculent ; ces mécanismes ne peuvent que favoriser le colonialisme interne.
– Procéder de la sorte pourrait permettre de favoriser le passage à l’homogénéité sans que l’hétérogénéité fondamentale ne soit détruite.
4. Quelques pistes
Nous avons vu, dans l’étude sur les Roms, que des services sociaux tentaient, de manière implicite, d’adapter leurs services aux besoins des bénéficiaires. La contrainte temporelle est indéniable ; toutefois, on peut utiliser de manière différente le temps qu’on a.
– Paul Virilio a décrit les « usages secondaires » que la classe populaire pouvait faire des aménagements de l’espace public. Par exemple, utiliser des bancs publics comme couchette, les abribus comme « maison de jeunes », etc. C’est un usage qui n’était pas prévu pour l’infrastructure, mais qui est utile socialement (bien que souvent dérangeant aux yeux de la classe moyenne). Pourquoi ne pas permettre, dans le respect des missions bien entendu, un « usage secondaire » des services sociaux ? Nous avons vu par exemple qu’un service de traduction peut « détourner » son usage vers des pratiques étendues : recontacter les gens pour leur rappeler un rendez-vous, les accompagner dans une démarche, etc.
– Il semble que pour des populations comme les Roms, l’attente à l’égard des services sociaux porte sur un accompagnement physique et une aide en face à face dans les démarches. Cela implique pour l’intervenant de suspendre son jugement et ses représentations sur la dépendance et l’autonomie.
– Paradoxalement, si une proximité physique semble importante, elle doit pouvoir n’être que temporaire. Cela peut paraître difficile, aux yeux d’un intervenant, d’être fortement sollicité pour une série de démarches et puis de voir « disparaître » les gens. Faire le deuil d’un suivi à l’occidentale (c’est-à-dire une prise en charge sur le long terme, exhaustive, justifiée, comptabilisée, « en ordre » administrativement) ne signifie pas pour autant être inefficace. Le modèle de propension peut être investigué en tant que modèle d’efficacité.
– Ce modèle prône, notamment, de s’appuyer sur la configuration du terrain plutôt que de planifier ex abstracto. C’est de cette manière sans doute qu’on évitera le colonialisme interne et la disqualification culturelle. Favoriser les « bricolages » qui tiennent, laisser une place aux initiatives non conformistes peut se révéler salvateur.
Informations complémentaires
Année | 2012 |
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Auteurs / Invités | Jacqueline Fastres |
Thématiques | Cohésion sociale, Diversité culturelle, Interculturalité, Lutte contre le racisme, Lutte contre les exclusions / Solidarité, Multiculturalité |