Terreur, terrorisme, territoire

Thibault BOIXIÈRE

 

UGS : 2018006 Catégorie : Étiquette :

Description

« Les terroristes mènent des raids sur la conscience humaine. Ce que les écrivains faisaient, avant qu’ils ne soient tous incorporés. »

Don DeLillo, Mao II

À poser cette question : qu’est-ce que la terreur et le terrorisme ?, on risque fort d’aboutir à une impasse. Car ces mots circulent dans la langue, chargés d’une polysémie obscure et floue. Les prononcer revient à se frotter, de près ou de loin, consciemment ou non, à diverses idéologies qui les sous-tendent. Est-ce que la terreur, ou son corollaire, le terrorisme, seraient intraitables ? Résistent-ils à toute définition ? Bien entendu, les nombreuses études, politiques, historiques, sociologiques ou encore philosophiques, sur la terreur et le terrorisme tendent à prouver le contraire : les définitions s’y multiplient. En vérité, loin de vouloir clore un débat, et donc de formuler une réponse qui ne saurait être exacte ou légitime, il s’agirait plutôt d’interroger ce qui brouille les frontières définitoires de ces termes.

Deux antagonistes se traiteront mutuellement de terroristes. Il suffit de consulter les nouvelles pour le remarquer. Les règnes de la terreur sont interchangeables. Peut-être pourrions-nous dire, dans la lignée de Michel Foucault sur les formations discursives, que le terroriste est une figure ; que la réalité même de sa personne comme de son action, désormais classifiée, contrôlée, se ramène à une silhouette archétypale, cagoulée et anonyme. Le mot continue donc sa circulation dans la presse et dans les conversations, le plus souvent vidé de tout sens historique. Car, qu’est-ce que la terreur ? D’où vient-elle ? En quoi diffère-t-elle du terrorisme ? De quoi le terroriste est-il le nom ?

Toute approche de ce phénomène devra convoquer les disciplines historique ou politique, voire même sociologique. Et pourtant, nous aimerions, en tout premier lieu, aborder la terreur et le terrorisme sous l’angle philologique, en menant une courte étude lexicale et étymologique. Il y a une vie des mots : et nous voudrions, en fait de méthode, analyser d’abord la production, puis la diffusion de ces vocables dans la culture.

Notre seconde démarche consistera à étudier, à travers quelques exemples choisis, comment la littérature traite ces questions. En effet, nous pensons que certains textes agissent non seulement comme des sismographes, mais ils participent aussi à l’élaboration d’une réception culturelle d’un phénomène comme la terreur ou le terrorisme. En dernier lieu – et ce sera l’hypothèse de cette étude – nous aimerions penser que la littérature est un lieu privilégié, à la fois par son support et les débats qui l’agitent, pour penser la question terroriste.

La terreur : le mot et la chose

À première vue, le mot de terreur semble rôder aux confins de la culture occidentale la plus lointaine. On pensera bien entendu à la phrase si fameuse et tant commentée de la Poétique d’Aristote dans laquelle la catharsis désigne la purgation (ou l’épuration) de la pitié et de la terreur – cette dernière, la phobos (φόβος), étant ailleurs traduite par « crainte » ou « effroi ». Au sein même du milieu poéticien, l’actualité, moins que la traduction, anime le débat sur cette fameuse terreur aristotélicienne, preuve en est que le terme ne se manie pas aussi facilement qu’un autre. Le terme de terreur ne dérive pas du grec φόβος – en français, la peur – bien que les deux termes partagent un sens commun.

Bailly, dans son Dictionnaire grec-français définit ainsi la terreur : « Terreur de terror. Racine indo-européenne tar-, ter-, tr-, qui exprime d’abord le frottement (grec τρίβω, tribô), puis le tremblement et le trouble ». On en trouvera notamment une occurrence dans le Phèdre de Racine : « J’ai conçu pour mon crime une juste terreur » (I, 3). Entre le XIIIe et le XVIe siècles, selon le Glossaire français de Du Cange, terreur s’apparente à terreor, tereur, terroour, treour et signifie « territoire », ce qui aura une importance notable pour notre étude. Jusqu’à présent, la terreur a le sens premier donné par le Trésor de la langue française, à savoir : « Peur extrême, angoisse profonde, très forte appréhension saisissant quelqu’un en présence d’un danger réel ou imaginaire ».

À vrai dire, si l’on souhaite bâtir une définition transhistorique et diachronique du terme, la terreur prend son sens moderne avec la période du même nom : la Terreur en tant que moment de la Révolution française, caractérisée par l’arbitraire et les exécutions de masse. La terreur y apparaît comme une méthode visant à terroriser, à faire peur, à inspirer la crainte. Gérard Chaliand et Arnaud Blin, dans leur « introduction » à l’histoire du terrorisme, en donnent cette définition : « En tant qu’instrument, la terreur, qu’elle vienne d’‘en haut’ ou d’‘en bas’, épouse les mêmes principes stratégiques : faire plier la volonté de l’adversaire en affectant sa capacité de résistance ». Cette classification binaire de la terreur, nécessaire, quoique fatalement réductrice, permet de mieux cerner le terme : à la terreur d’en haut, étatique (sous le régime stalinien, par exemple), répond une terreur d’en bas (pensons aux anarchistes poseurs de bombes). Néanmoins, cette typologie se complexifie au fil du temps, notamment grâce au développement des mass medias, qui voit l’émergence d’un terrorisme dit publicitaire.

On le voit, c’est donc à partir de la Terreur, donc un moment originaire et fondateur pour la modernité occidentale, que le terme trouve son sens définitoire. Le terme de terrorisme naît véritablement à la fin du XVIIIe siècle : il continuera à désigner, du moins dans les faits, une doctrine prônant la terreur. Néanmoins, on constate qu’à partir de ce moment historique, les définitions se compliquent. Des chercheurs, Alex Schmid et Albert Jongman, ont récemment dénombré quelque cent neuf définitions du terrorisme. C’est dire que le terme revêt de multiples formes dont il faudrait isoler de multiples acceptations : terrorisme d’État, autrement appelé terrorisme d’en haut, terrorisme d’en bas, terrorisme publicitaire, etc. La définition se complique si l’on tente de distinguer le terrorisme de la guérilla, du tyrannicide, du régicide, ou même de la guerre. Il n’en demeure pas moins que toutes les définitions se rapportent à cet invariant : celui de la terreur en tant que méthode, c’est-à-dire en tant que moyen ou instrument.

L’ouvrage historique de Gérard Chaliand et Arnaud Blin le prouve : en datant le terrorisme de la Terreur, ce qui le précède en constitue seulement la préhistoire. Les auteurs étudient à ce titre la secte moyen-orientale des Assassins, appelés aussi Nizârites, apparue au XIe siècle. Néanmoins, on ne peut réduire les définitions de la terreur et du terrorisme à la seule période de 1792 à 1794. Bien entendu, on retrouve quelques traits définitoires : l’usage psychologique de la peur, la confusion entre suspection et culpabilité, les exécutions de masse. Mais, à ce stade de l’histoire, le terrorisme est un terrorisme d’État, que l’on dit « d’en haut ». Ce type de terreur constitue la matrice des régimes totalitaires du XXe siècle. Autre se révèle le terrorisme dit d’en bas, c’est-à-dire celui des révolutions populaires qui se développera particulièrement en Russie, puis en Europe à partir du XIXe siècle. Pour ne citer qu’un exemple que nous utiliserons plus tard, ce type de terrorisme deviendra la marque des anarchistes, notamment français, à la fin du XIXe siècle : c’est l’ère des attentats, des poseurs de bombes comme Ravachol, de la propagande par le fait : cet ouvrier et anarchiste français a perpétré un attentat à la bombe en 1892 et sera guillotiné la même année. Notons que le terrorisme d’en bas entraîne le plus souvent une réaction étatique : à la terreur répond une autre forme de terreur, institutionnalisée. Le vote des lois dites « scélérates », en 1893 et 1894, qui permettent de contrôler et de punir violemment le mouvement libertaire et ne se voient abrogées qu’en 1992. Le contenu de ces lois allait jusqu’à interdire la simple provocation indirecte ou l’apologie de l’anarchie ; les anarchistes sont même directement visés par le texte de loi : aussi, un journal libertaire comme Le Père peinard se voit inter Cette chasse aux sorcières débouchera notamment sur le procès des Trente, un événement célèbre et médiatique de 1894 qui constitue l’apogée de ces lois dites scélérates. Les récents événements, entre autres sur le territoire français, rejouent point par point une logique similaire : l’état d’urgence proclamé en France en 2015, suite aux attentats de janvier et novembre, n’a été retiré en novembre 2017 qu’au profit de la loi antiterroriste, qui substitue à un régime d’exception des mesures désormais inscrites dans le droit commun.

Il serait trop simple de résumer le terrorisme à ces deux facettes : terrorismes d’en haut et d’en bas. Le XXe siècle verra paraître des situations inédites qui dépendent de conditions géopolitiques et historiques particulières. Chaque groupe tente de légitimer ce qui lui semble juste. Que dire des résistances aux totalitarismes, aux fascismes, aux puissances coloniales ? Nous n’avons pas à trancher la question de manière éthique. Ce qui nous importe, c’est de voir à quel point le terrorisme s’avère une question de point de vue et surtout de nomination. Un penseur comme Noam Chomsky, pour ne citer que lui, va considérer l’impérialisme des États-Unis comme une forme de terrorisme (ici, d’en haut). Le terroriste ne se revendique rarement comme tel. Il y a, notamment avec les lois scélérates, mais aussi, en 1937, la Convention pour la prévention et la répression du terrorisme, qui fut adoptée par vingt-quatre États membres de la Société des Nations, un mouvement international pour définir, classer, contrôler et punir les activités dites terroristes. Il y a donc aussi une guerre de la nomination : il s’agit de nommer comme terroriste tel individu, groupe ou état. Comme le remarque fort justement Uri Eisenzweig, « qualifier un acte de terroriste n’équivaut à rien d’autre que de présenter celui-ci comme inassimilable parce qu’opaque, illisible, sinon inconcevable ».

Quelle terreur dans les lettres ?

L’apport des travaux d’Uri Eisenzweig sur les liens du terrorisme et de la littérature demeure considérable. Nous nous en inspirerons pour envisager le texte littéraire :
– comme porteur d’une réalité sociopolitique, à savoir, dans notre cas, celui du terrorisme
– comme objet social participant lui-même à une production et à une diffusion du discours terroriste.

Uri Eisenzweig, dans son ouvrage Les Fictions de l’anarchisme, propose une thèse capitale : c’est à partir de l’ère des attentats anarchistes que se développe, médiatiquement, la figure du terroriste poseur de bombes dont la littérature se fait le passeur selon diverses modalités. L’émergence de la presse à grand tirage va permettre la diffusion de cette image profondément altérée de l’anarchie. Ravachol en est l’archétype : la production de la figure du terroriste va faire trembler la France. Mais son hypothèse va plus loin : selon lui, cette figure va se diffuser tout au long du siècle suivant. Dans l’article cité plus haut, il écrit : « Mais la scène illustre bien ce que je suggère : que si le XXe siècle ne voit pas la fin des attentats, celui qui en incarnait initialement la logique paradoxale disparaît, lui, laissant à sa place, désormais épars, les éléments métonymiquement constitutifs de sa figure jadis terrifiante ».

L’héritage de la figure du terroriste anarchiste serait double : d’un côté, la littérature va cultiver et mettre en scène ce personnage, en la condamnant ou en l’esthétisant ; d’un autre côté, l’auteur lui-même va faire son portrait en poseur de bombes (littéraires). Uri Eisenzweig cite plusieurs exemples où l’anarchiste est ramené à une pure caractérisation : dans L’Agent secret de Joseph Conrad, Jean le Bleu de Jean Giono ou encore Le Sang noir de Louis Guilloux. Plus proche de nous, et caractéristique du fait de son engagement anarchisant, rappelons les paroles d’un Léo Ferré :

« Shakespeare aussi était un terroriste / Words, Words, Words, disait-il ». La question serait alors la suivante : est-ce que la figure de l’écrivain, au XXe siècle, hérite-t-elle en partie de celle du terroriste de la fin du siècle précédent ?

Notons qu’il y aurait, dans le portrait de l’écrivain en terroriste, une formation discursive complexe. Lorsque Victor Hugo, dans sa Réponse à un acte d’accusation, écrit : « Je fis souffler un vent révolutionnaire […] Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire » ou plus loin : « Oui, je suis ce Danton ! […] je suis ce Robespierre ! », les références révolutionnaires convoquées évoquent bel et bien celles de la Terreur. Laurent Jenny, dans une étude magistrale intitulée La Terreur et les Signes, réussit à subvertir le sème moderne de terreur pour le situer aux origines mêmes de l’expression ; selon lui, c’est même le défaut de catharsis qui, dans la modernité littéraire, laisse la terreur à l’état libre. En ce sens, la construction souterraine d’une figure terroriste de l’écrivain se déploierait sur plusieurs modèles : celui de la Terreur comme de l’anarchisme révolutionnaire. Néanmoins, Uri Eisenzweig formule une opinion déterminante lorsqu’il met en parallèle l’émergence de la figure terroriste et la crise généralisée du langage, à un moment historique donné, c’est-à-dire à la fin du XIXe siècle. « Freud commence à écrire. Saussure prépare son Cours. Mallarmé substitue l’absence à la fleur. Derrière les mots se profilent des zones d’ombre grandissantes. Le langage est désormais menacé, sinon d’opacité, du moins d’intransitivité. Les conditions sont remplies pour qu’avec la figure de l’anarchiste masqué tenant une bombe sous sa cape, nous entrions dans l’ère du terrorisme » écrit-il dans son article. En somme, cette figure du terroriste secret, masqué, occulte va se déployer dans l’imaginaire littéraire : les auteurs, de moins en moins certains de leur importance au sein de la société, vont se rêver en terroristes. Ce seront les misologues dont parlera Jean Paulhan ! Le surréalisme, d’abord plus libertaire que communiste, se construit dans le champ littéraire sur le modèle, avoué par ses membres même, du Comité de salut public, l’organe du gouvernement révolutionnaire de 1792 à 1795.

C’est donc sur cette double crise, du langage et de la représentation, dont la littérature se fait l’expression à partir de la fin du XIXe siècle, que l’assimilation du terroriste et de l’écrivain va se tisser. En un mot, le terrorisme fait son entrée dans la littérature. L’étude complexe de leur relation éclaire considérablement certains traits définitoires dont nous posions le problème en introduction. Jean Paulhan, en publiant Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres en 1936, est le premier à véritablement étudier cette relation. Dans ce texte moins analytique que pamphlétaire, Paulhan va appeler « terroristes » ces écrivains misologues pour qui le langage est toujours l’objet d’un soupçon. Il leur oppose la « rhétorique » ou encore la « maintenance ». Paulhan fait véritablement basculer la terreur du champ politique au champ littéraire. Cependant, ce glissement sémantique n’est rien moins que politique. Ce que Paulhan vise tout particulièrement, c’est l’entreprise des avant-gardes dites historiques, le surréalisme et ses continuateurs en premier lieu.

Les terroristes : il ne faut pas y voir une simple métaphore. Selon la théorie de Peter Bürger, l’avant-garde mène une entreprise radicale de destruction : celle de l’institution art, c’est-à-dire de l’autonomie. En somme, l’avant-garde tente de relier, au nom de la praxis, l’art et la pratique de la vie. Exit, donc, l’art pour l’art, la pure rhétorique, le jeu autotélique et autoréférentiel sur la matière verbale. Les cas sont innombrables, des ismes au service de la révolution. Le surréalisme, à partir de 1927 puis en 1930, au service de la dictature du prolétariat ; le marinettisme (plus que le futurisme italien) et son discours protofasciste ; l’expressionnisme allemand et son combat anarchiste, pour n’en citer que les plus connus. Tous vont s’illustrer par une rhétorique manifestaire violente, provocatrice, et déployer de nombreuses analogies entre l’artiste d’avant-garde et le terroriste (le plus souvent, anarchiste). Rappelons deux exemples : l’importance, pour Filippo Tommaso Marinetti et son futurisme, de la lecture des Réflexions sur la violence de l’anarchiste Georges Sorel ; ou plus célèbre, la phrase d’André Breton : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule ».

Jean-Paul Sartre aura beau qualifier d’adolescente la révolte des surréalistes, il continuera de souscrire au fantasme de l’acte littéraire, de l’écriture considérée comme une arme. Au moins dans la littérature française, les deux spectres historiques de la Terreur et de l’anarchie (auxquels il faudrait adjoindre la Commune) parcourent souterrainement les productions littéraires : pensons au théâtre de la cruauté d’Artaud, aux Justes de Camus, à Acéphale de Bataille, au « droit à la mort » de Maurice Blanchot, puis ensuite, au situationnisme, à Tel Quel. N’est-ce pas encore un Roland Barthes qui, dans sa fameuse leçon, parle de la littérature comme un lieu « hors pouvoir » ? En contrepoint, ajoutons que des écrivains et des intellectuels de tout bord (y compris Mauriac, Camus, Cocteau, Colette et bien d’autres) ont plaidé l’irresponsabilité politique et sociale de l’écrivain, notamment quand ils ont vu l’un des leurs accusé de promouvoir une idéologie criminelle lors des procès de l’immédiate après-guerre pendant l’épuration (pensons à la condamnation à la mort de Robert Brasillach).

Nous aimerions cependant isoler un exemple prototypique : celui de Louis Aragon. Au début des années 1920, il se présente d’abord comme un dadaïste, puis un surréaliste de la première période. Dans ce premier cycle, il s’inscrit – et sans doute devient-il le plus virulent – dans un ethos de la profanation. La proposition peut sembler paradoxale, tant Aragon clame son engagement communiste, mais le jeune avant-gardiste s’apparente en premier lieu à une figure anarchiste. En 1925, on le voit écrire : « Et naturellement que, s’il y a dans le monde quarante hommes prêts à tout, à sacrifier leur vie pour le bouleversement du monde, et c’est peu que leur vie, et c’est peu que le monde, vous allez rire et trouvez dérisoire que des gens qui ne disposent d’aucun pouvoir, qui ne sont rien, sans argent, sans hypocrisie, parlent tout un coup de révolution, et prennent au pas le ton, et tout l’appareil mental de la Grande Terreur ». De même, en 1923, il soutient le geste de l’anarchiste Germaine Berton après qu’elle est assassiné le directeur de l’Action française, Marius Plateau, vantant qu’un individu peut « recourir aux moyens terroristes, en particulier au meurtre, pour sauvegarder, au risque de tout perdre, ce qui lui paraît – à tort ou à raison – précieux au-delà de tout au monde ». Notons qu’Aragon sort considérablement du simple fantasme littéraire : son engagement jusqu’au fanatisme pour la cause communiste exemplifiera cette extralittérarité de la politique aragonienne.

Lorsqu’il est inculpé, en mars 1932, pour « excitation de militaires », pour « provocation au meurtre » et pour « propagande anarchiste » (en vertu des lois dites scélérates), pour son poème Front Rouge, Aragon se dissocie du groupe surréaliste : il épouse alors la cause du réalisme socialiste et le soutiendra jusqu’aux purges de Staline. Notons que ce procès, fantôme en ceci que les charges se verront abandonnées, se déplace dans le champ littéraire : Breton et les surréalistes s’opposent à lui au nom de l’irresponsabilité de l’auteur et de son indépendance par rapport aux institutions politiques ; certains auteurs, comme Jean Paulhan, Romain Rolland ou André Gide, refusent de signer la pétition pour l’abandon des charges, au nom, précisément, de la responsabilité de l’auteur et de ce qu’il écrit. Ce que l’on a appelé « l’affaire Aragon » cristallise le débat sur la responsabilité et l’engagement de l’intellectuel et préfigure ce qui agitera la libération lors des procès des écrivains collaborationnistes. Aragon se distingue véritablement comme l’archétype de l’auteur pour qui l’écriture est une action révolutionnaire ; il se pense, voire se fantasme, en terroriste, sur un modèle d’abord anarchiste (d’en bas), puis communiste stalinien (d’en haut).

La littérature ne s’approprie pas seulement la figure du terroriste. Elle la travaille, la produit, la diffuse. Elle s’y fantasme. Cette figure devient le lieu où la littérature pense (et panse) son agir sur la société. Mieux, on voit également qu’elle esthétise la figure du terroriste. N’est-ce pas encore récemment le cas d’un Richard Millet lorsqu’il écrit son Éloge de Breivik, soit le terroriste norvégien d’extrême droite qui, en 2011, a abattu froidement septante et une personnes ? Mais l’on pourrait supposer autre chose quant à la relation littérature et terrorisme : si la première emprunte au second une méthode (à savoir, celle de terroriser), elle lui offre en retour une rhétorique. De la prolifération des libelles et des pamphlets à partir des années 1750 jusqu’à l’ethos avant-gardiste de la provocation, la littérature de combat se donne comme un modèle publicitaire aux entreprises terroristes du XXe siècle. S’engage sur ce point toute la question de la responsabilité de certaines avant-gardes historiques, le futurisme italien et Marinetti en tête, dans la formation idéologique des fascismes et des totalitarismes. Walter Benjamin, de la même façon, critiquait d’ores et déjà l’esthétisation de la guerre par certains écrivains allemands, dont il voyait les prémices du fascisme.

Terreur, territoire

Terreur, territoire : nous l’avons vu plus haut, les termes ont une origine commune. Laurent Jenny, dans son étude, écrit ceci : « Terreur, territoire. Joute sourde de l’homonymie. Brièvement, le français fit coïncider la terreur et le sol comme la conquête d’une même étendue ». Et à n’en pas douter : quand il s’agit de terreur, il s’agit effectivement de territoire. Ses frontières deviennent certes floues, parfois purement géographiques, d’autres fois mentales, voire même métaphysiques. La terreur, en tant que méthode, vise une conquête. La Terreur en tant que période historique tâchait de préserver l’intégrité du territoire français en combattant à la fois les ennemis intérieurs et extérieurs. Néanmoins, là où ce terrorisme d’en haut utilise directement la coercition, le terrorisme d’en bas, dont les moyens technologiques s’avèrent le plus souvent maigres, bascule dans une visée plus psychologique. Il se fait terrorisme publicitaire. Son action tente à la fois de provoquer une crise, de terroriser et de se montrer. En cela, ce terrorisme publicitaire entretient des analogies fortes avec la littérature dite de combat, particulièrement avec la virulence et la rhétorique violente et manifestaire des avant-gardes, du surréalisme jusqu’à l’Internationale situationniste, mouvement révolutionnaire emmené entre autres par Guy Debord.

Le phénomène terroriste, qui se complexifie au fur et à mesure du XXe siècle, peut s’éclairer si on l’envisage sous l’angle du territoire et particulièrement du nationalisme. Il faut noter que le concept d’État- nation se construit, à partir du XIXe siècle, en parallèle à celui de terrorisme. Une terreur étatique, dite d’en haut, cherche à préserver l’intégrité d’un territoire national, comme dans le cas de la Terreur. De même, la terreur dite d’en bas peut viser l’indépendance ou le séparatisme d’un territoire, comme ce sera le cas, par exemple, avec l’Irish Republican Army (Ira). Du reste, la complexité du phénomène terroriste au XXe siècle tient à l’ambiguïté même du concept de nationalisme : s’il acquiert une certaine légitimité avec les mouvements de décolonisation, voire avec la résistance française durant l’Occupation, la stratégie du chaos déployée par les mouvances nationalistes de l’extrême droite italienne, durant les années de plomb, semble plus trouble.

Le domaine littéraire, concernant la relation terreur, terrorisme, territoire et nationalisme, exacerbe et cristallise aussi le débat. Les écrivains et les penseurs mènent un débat, parfois polémique, sur l’autonomie de la littérature par rapport à toutes les formes de pouvoir, notamment étatiques et nationales, ou inversement, sa subordination à un territoire dans ses dimensions langagières, géographiques ou politiques. À la libération, par exemple, Paulhan va revenir à ses réflexions sur la terreur et le terrorisme avec la polémique du Comité national des écrivains (CNE). Lui qui avait co-fondé ce comité durant la résistance s’y oppose, après la guerre : il conteste le fait que l’on puisse condamner, notamment à mort, certains des auteurs collaborationnistes comme Robert Brasillach. Il joue, en apparence, l’autonomie de la littérature par rapport au champ juridique. En face, on retrouve encore Aragon qui, au sein du CNE, organise l’épuration littéraire. La polémique entre Paulhan et le CNE se cristallise autour de la subordination du Comité à l’URSS et au PCF et sur les méthodes dites « terroristes » de cette organisation. Aragon prône une certaine responsabilité de l’acte littéraire, Paulhan un droit à l’erreur. Derrière ce débat s’oppose plutôt l’internationalisme politique d’Aragon et le concept de patrie, et donc d’intégrité de l’État-nation français, de Paulhan. Cette tension entre autonomie et nationalisme trouvera un autre cas avec le Manifeste des 121 de 1960, d’ailleurs censuré : écrit par Maurice Blanchot, cet appel « à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » prend position en faveur de l’indépendance de l’ancien département français. Ces querelles, outre qu’elles exacerbent la tension des luttes de territoire, montrent aussi que l’appellation terroriste s’avère réversible.

En vérité, les rapports entre terreur et littérature semblent, à y regarder de plus près, si tenus qu’on pourrait les croire inséparables, comme s’ils avançaient ensemble, en souterrain, dans le cours de l’histoire. Au fond, l’émergence du concept moderne de littérature coïncide avec celle du terrorisme et il est difficile d’isoler les actions terroristes d’un Robespierre de ses harangues passionnées à la Convention. Est-ce que leur relation s’expliquerait historiquement ? Comme on l’a vu, la littérature, à partir de la fin du XIXe siècle, retravaille, en la fantasmant, la figure du terroriste, de même que ce dernier, suppose-t-on, réactive la démarche publicitaire propre à certains courants d’avant-garde. Mais leur rapport n’est-il pas plus profond ou, pour le dire autrement, structurel ?

Le manifeste, en tant que genre à la fois littéraire, artistique et politique, se dévoile comme le lieu privilégié d’une littérature de la praxis ; le manifeste est tout à la fois programmatique et pragmatique. Claude Abastado, dans un article inaugural sur cette forme de discours, émet plusieurs suppositions : « En ce sens, seuls les manifestes verbaux peuvent être terroristes. Peut-être le sont-ils spécifiquement ? Peut-être tout message verbal est-il à quelque degré terroriste, en tant qu’acte perlocutoire ? ». Nous verrions donc le propre de la médiation verbale dans le pouvoir d’exercer une fonction impérative, voire comminatoire. En somme, voilà reconduit le « mythe », efficient ou non, du pouvoir des mots. À lire certains textes des littératures du XXe siècle, particulièrement chez des écrivains avant-gardistes ou révolutionnaires, le fantôme d’une transparence pure des mots, d’une immédiateté impossible, d’une adéquation parfaite entre le dire et le faire hante chaque ligne. Tout se résumerait à cette dialectique entre ces deux paroles d’écrivains symbolistes ; d’un côté, Pierre Quillard peut écrire en 1892 que la « bonne littérature est une forme éminente de la propagande par le fait » ; d’un autre côté, Mallarmé avoue qu’il ne connaît pas « d’autre bombe que le livre ». Chez Quillard, il y a un partage, une communauté terroriste entre anarchie et littérature ; chez Mallarmé, il y a encore une délimitation, une frontière établie entre littérature et terrorisme.

Au fond, peut-être que la littérature sert de « besoin résiduel » (Jürgen Habermas) à la tentation terroriste ; peut-être que les écrivains les plus révolutionnaires font taire leur passage à l’acte dans l’investissement rhétorique de la violence. « Il n’y a de courage que physique » dira Michel Foucault à son ami Paul Veyne. La phrase, si paradoxale pour un philosophe, fût-il militant, révélant un soupçon généralisé envers le discours, n’atteste- t-elle pas qu’un spectre hante, définitivement, la littérature ?

Informations complémentaires

Auteurs / Invités

Thibault Boixière

Thématiques

Littérature, Nationalisme, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Réflexions à propos de l'islam, Terrorisme

Année

2018