Description
1. Introduction – Nous ne sommes pas des reconstituants
Tous les responsables de dojo le savent, ce sont massivement des mythes qui amènent les personnes à débuter le kendo. À la différence d’arts martiaux comme le judo, le karaté, l’aïkido où un certain nombre de pratiquants commencent leur cheminement en imaginant apprendre à se défendre, voire tout simplement à pratiquer un sport pour sa santé, l’art du sabre, au sens large, mobilise d’entrée de jeu les imaginaires. Aussi, peut-on soutenir la thèse que c’est un ressort de type « mythique » qui attire le futur pratiquant vers le dojo. Kill Bill ou de l’art de saucissonner son prochain, Le Dernier samouraï où de l’art américain d’apprendre aux Japonais ce qu’est le Japon, d’innombrables mangas « très tendance », des bandes dessinées en pagaille, et le nombre de débutants monte en flèche. Il est vrai dirons les méchantes langues qu’on parle en unités plutôt qu’en dizaines… Pour les « intellos » comme votre serviteur, Les Sept samouraïs ou Kagemusha l’Ombre du guerrier, bref Akira Kurosawa, font très bien l’affaire. C’était à la mode, c’est devenu vintage. Un peu de spiritualité style « machin zen pas cher » genre « Ikea bobo », de l’hémoglobine à profusion, une petite barbe ou un chignon… et voici notre nouveau pratiquant en train de s’emmêler dans les nœuds de son Hakama.
Plus sérieusement, il apparaît que le ressort mythique, nous entendons ici le vocable au sens technique, est essentiel. C’est tout un imaginaire qui est mobilisé avant de franchir les portes du dojo ; peut-être sont-ce ces représentations qui nous portent au fil de la pratique en dépit de l’idée que nous nous faisons de ce cheminement au fil des années. Un fait demeure certain en dépit d’un « certain amour » pour les armes, les batailles, les chevauchées fantastiques et les duels, nous ne sommes pas des reconstituants. Le kendo moderne n’a rien à voir avec des cérémonies visant à commémorer les moments historiques où les fameux samouraïs s’illustrèrent au Japon médiéval et moderne. Sur le plan philosophique, qu’il s’agisse du kendo, de l’iaïdo, du jodo, pour ne citer que ces disciplines principales, il s’agit de vivre ici et maintenant, bref d’être là et non en fuite vers un passé mythique ou un futur radieux. D’un certain point de vue si l’admiration des anciens peut être un moteur pour la pratique– l’idée d’école est en effet essentielle –, il n’en est pas moins vrai que le kendo n’est pas une nostalgie du passé.
2. Comprendre le mythe
Le kendo ne relèverait donc pas du mythe ? Encore faut-il s’entendre sur ce qu’est un mythe ; encore faut-il mesurer le caractère moteur de telles représentations et prévenir les dérives idéologiques potentielles qu’elles peuvent induire. Il est donc intéressant de s’intéresser aux mythes véhiculés par le kendo et de les mettre en perspective pour les comprendre philosophiquement. Parmi les plus importants, nous noterons le mythe de l’invincibilité (héros/samouraï), le mythe du maître (généalogie spirituelle), le mythe de la construction de soi (être artisan/forgeron de sa propre vie), le mythe du bien-être (être zen), le mythe de la fraternité d’armes (fraternité initiatique). Il nous faut donc entendre ici le mythe non comme un synonyme du mensonge –, l’argot ne dit-il pas « mythoner » pour qualifier un affabulateur ? –, mais comme un discours structurant le rapport qu’un sujet ou un groupe entretient avec l’invisible. Un détour théorique s’impose donc.
Dans un passage remarquable de son œuvre, Aristote souligne que s’apercevoir qu’une difficulté (de raisonnement) existe, c’est déjà s’étonner, aussi l’amour des mythes est, d’une certaine façon, une forme de sagesse, car le mythe en soi est « un assemblage de choses étonnantes ». La philosophie serait donc un effort visant à échapper à l’ignorance, non en vue d’acquérir un savoir pratique (critère utilitariste), mais bien pour la recherche de la sagesse en soi. L’humain possède sa finalité en lui-même et non en un autre, car il est libre ; la philosophie tire sa finalité d’elle-même, car elle s’attache à la connaissance de l’idée ce qui est la seule science libre, car contenant en elle-même sa propre finalité. Comme l’avait enseigné son maître Platon, Aristote précise que la possession de ce savoir n’est pas humaine à proprement parler, car la nature humaine, sous bien des aspects, présente les stigmates de l’esclavage ; aussi, citant le poète Simonide, il précise que seul un Dieu posséderait un tel privilège (Métaphysique A, 2). On pourrait dès lors imaginer que, cette science n’étant pas à la mesure des dieux, les esprits les plus aiguisés en conçoivent quelque envie à l’endroit des divinités qui seules jouissent d’un tel privilège. Ceci n’a guère de sens selon le Stagirite, car le caractère divin de cette science doit s’entendre d’une autre manière. En effet, seul le Dieu possède en propre la science du divin ayant en lui le principe et la cause concernés. Il en résulte que si les autres sciences sont davantage nécessaires que la science divine (pour les hommes), il n’en reste pas moins que celle-ci leur est supérieure. En effet, Plotin déjà, en expert incontesté et donc critique de sa propre tradition, nous avait averti lorsqu’il disait : « Les mythes, s’ils sont vraiment des mythes, doivent séparer dans le temps les circonstances du récit, et distinguer bien souvent les uns des autres des êtres qui sont confondus et ne se distinguent que par leur rang ou par leurs puissances ». Aussi, si l’on suit la leçon du philosophe platonicien, le mythe est en soi un discours déformant, qui distend, distord, ce qui est en fait simultané en l’infléchissant au travers de catégorie visant à spatialiser et temporaliser une idée complexe pour la rendre intelligible. On peut parler à cet endroit de schématisme au sens kantien. Bref, il ne faut pas confondre le mythe et l’histoire ; toutefois, si le mythe ne peut être confondu avec la pratique, il peut donner à penser. De ce point de vue, la figure du samouraï est un mythe et elle donne à penser au sens où elle mobilise l’imaginaire.
3. Détour par l’histoire
Trois moments significatifs de l’histoire du Japon peuvent être pointés si l’on examine « la mythologie » du samouraï.
3.1. Le Japon médiéval a connu une caste de guerriers particulière désignée que nous nommons volontiers « samouraï ». Ces hommes étaient liés à un seigneur (daimyo) par un contrat exigeant que l’on peut comparer à celui de vassalité qui liait le subordonné à son suzerain dans l’Europe du Moyen Âge. Si l’imaginaire contemporain a lié des guerriers au
fameux « esprit zen » volontiers associé au Japon, rien n’indique une telle pénétration religieuse au sein de cette « élite ». Au mieux s’agissait-il par des pratiques méditatives de mieux accepter la précarité de leur condition vouée à l’art de la guerre. Notons que du point de vue pratique, l’art du sabre était une pratique parmi d’autres, et pas nécessairement la plus importante.
3.2. La fameuse bataille de Sekigahara (préfecture du Gifu) en 1600 va changer la condition des hommes d’armes. L’époque Sengoku était révolue et l’époque Edo commençait. Cet affrontement entre les troupes de Ieyasu Tokugawa et Mitsunari Ishida liée au prestigieux clan des Toyotomi déboucha sur la victoire de Ieyasu qui unifia le pays et déboucha sur une ère dite de paix (comparaison avec la bataille de Waterloo en 1815. On notera que des armes à feu (canons, mousquets) étaient manipulées sur le champ de bataille et qu’il s’agit d’un affrontement qui prit des contours assez modernes. Dans les décennies qui suivirent la bataille, le statut des samouraïs changea. Ils devinrent davantage des hommes de lettres et d’administration tandis que le théâtre notamment magnifia leurs faits et gestes antiques. Notons la comparaison possible entre art du sabre à l’époque et celle de la France du XVIIe siècle (Louis XIII) : l’épée devint liée au prestige d’une classe, il faut interdire les duels, les suicides rituels (seppuku) sont associés à l’art du sabre, etc.
3.3. Lors du basculement de l’époque Edo vers l’époque Meiji, période magnifiée et romancée par le film Le Dernier Samouraï, la caste des samouraïs vit son pouvoir ruiné. Avec l’arrivée du Matthew Perry au Japon, le pays rompt avec l’ère Tokugawa où il contrôlait son rapport aux puissances étrangères et est contraint à l’ouverture internationale sur le plan commercial (1854). Bientôt, avec la fameuse restauration de Meiji (retour politique de l’empereur au premier plan), les samouraïs sont écartés du pouvoir et leurs privilèges abrogés. La rébellion de Satsuma est réprimée dans le sang (1877) ; cependant, les arts traditionnels (dont celui du sabre) sont sauvés par la création de la Dai nippon butoku kai (1895). Ceci atteste d’une prise de conscience de la valeur spirituelle des arts traditionnels.
3.4. Sans entrer dans les méandres des événements qui précipitèrent le Japon dans la Seconde guerre mondiale, un ultime développement mérite d’être indiqué. L’autorité américaine d’occupation interdit les arts martiaux qui, selon elle, avaient servi de support au gouvernement militaire d’avant le conflit. Subtilement, le Japon parvint à réhabiliter ceux-ci, au premier chef le kendo, en le présentant comme une valeur traditionnelle (liée au zen), une pratique susceptible de construire l’homme par l’émulation (non la compétition), une voie ayant une valeur à la fois traditionnelle et universelle (do). Les dimensions esthétique et philosophique du kendo venaient ainsi au secours d’un pays ravagé et humilié par le conflit. Grâce au travail inlassable de senseis japonais (au Japon et hors Japon), cet élan fut spectaculaire et force l’admiration. Le kendo en particulier s’affirma comme un « do » à part entière.
4. Mythes portés par le théâtre
Mythe du héros (samouraï), c’est sans doute le théâtre kabuki qui construisit l’idée du samouraï mythique qui essaimera dans les arts et les lettres jusqu’à l’époque contemporaine. En effet, comme nous l’avons déjà souligné, le pratiquant contemporain se construit volontiers autour de l’idée qu’il est l’héritier d’un samouraï du Japon médiéval. La panoplie du « parfait petit kendoka » – armure, foulard symbolique, sabre de bois et bambou, iaïto et jo – renforce certainement cet « effet Moyen Âge » qui, convenons-en, peut être assez cocasse. Le look du samouraï peut être assorti de l’indispensable chignon et d’une foule d’accessoires exotiques dont l’objet est sans doute de manifester l’adhésion à un ensemble de « valeurs » du passé et de se démarquer par rapport au monde contemporain. On range le portable et on brandit le shinaï, on se filme sur le même portable et on s’affiche sur « Face Book »… L’ironie est facile, mais que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre ou plutôt, histoire de faire ninja, le premier shuriken. Qu’il s’agisse des récits, des représentations théâtrales, des films et autres séries, des mangas, le héros apparaît comme une figure centrale opérant une quête, souvent celle d’un artefact qui lui donnera avantage, privilège, gloire, ou, pour les récits les plus sophistiqués, la découverte de soi-même. Il permet de caresser l’image toute narcissique d’une perfection en soi qui, passant par le travail sur le corps, l’entraînement mental et le respect de certaines valeurs, autoriserait l’idée qu’on est en quelque sorte une œuvre d’art qui s’ignore.
Lors de la sortie de films comme Kill Bill ou The Last Samouraï, un nombre significatif de personnes ont rejoint les dojos et certaines d’entre elles, peu nombreuse il est vrai, sont restées. En dernière analyse, la prospective des personnes séduites par l’image du samouraï peut être associée à celle de la volonté de dépasser ses peurs et angoisses. En imitant ces héros du passé et leurs belles qualités, dont la fidélité et le courage, on se met ainsi en porte à faux avec une époque volontiers perçue comme violente et anxiogène. Pour mener à bien cette quête du « meilleur de soi », réaliser son héroïsation, il faut un maître. Selon les idées communes, le maître est une personne qui portant au plus haut point les valeurs d’une discipline, d’un art, est reconnu comme ayant une expertise hors du commun et avoir intégré, incorporé, les qualités qu’il a acquises. Le vieux maître chinois ou japonais, cheveux blancs, regard perçant, pouvoirs infinis, est un topo des imaginaires du kendo. Le pratiquant se conçoit comme un récipient dans lequel le savoir du maître se déverse, débordant en sa surabondance, puis, par le jeu de l’imitation, autorise l’espoir de conquête de cette maîtrise tant convoitée. Au terme d’un long processus d’apprentissage, il sera à son tour un maître reconnu et admiré. Il s’agit d’une théâtralisation de nous-mêmes, une confusion entre jouer au samouraï et pratiquer le kendo.
5. La reconnaissance d’une maîtrise et d’une voie
Le maître est un objet de pensée sans doute nécessaire, mais qui doit s’estomper au fil de l’apprentissage qui mettra en évidence qu’il s’agit d’un transfert (au sens psychanalytique). Il s’agit d’une confusion commune entre « avoir une connaissance » ou laisser un savoir l’actualiser en soi. Le « maître » peut au mieux indiquer les améliorations potentielles et éviter que le chemin se transforme en errance, il ne peut déverser un savoir comme on remplit un vase d’eau pure. Cette confusion entre l’être et l’avoir est fort commune. Elle est renforcée par notre paresse naturelle qui consiste à croire qu’un autre, l’Autre, détient les clés de notre bonheur ; au mieux, le détour par un tiers indique qu’une telle quête se trouve en nous. Deux écueils surgissent si l’on persiste dans une telle représentation de l’apprentissage, d’une part, le maître devient décevant, il ne peut qu’être décevant ; d’autre part, celui-ci est surinvesti d’une telle mission qu’il peut à son tour s’égarer. Somme toute, il s’agit de la même erreur qui nous illusionne lorsqu’amoureux d’une personne nous attendons d’elle qu’elle comble tous nos désirs et/ou qu’elle nous complète. Nous posons alors sans nous en rendre compte les premiers jalons de notre futur échec. Le « maître » au sens authentique du vocable ne serait-il pas celui qui a conscience du caractère erratique d’un tel chemin ? Sommé de suivre les enseignements d’un maître, sous peine d’être un ronin, le pratiquant découvre qu’il est son propre maître… Pas question donc d’imputer à l’Autre ses échecs, pas question de promettre à l’Autre ce qu’on ne peut donner ne le possédant pas, pas question d’empêcher l’Autre de suivre son chemin quand, à un carrefour, il prend la décision d’emprunter une autre voie. Le « maître » est le fantôme de la liberté ; la maîtrise consiste à quérir la liberté en soi.
Il faudrait donc se construire soi-même. Comme le forgeron, tout aussi mythique dans sa maîtrise de la forge que le maître précité, l’idée serait d’arriver à mettre ensemble une série de composantes pour que le précieux alliage devienne une fine lame. En passer par les éléments, eau, air, terre, feu, bois, métal, puis prendre la forme de la perfection instrumentale tant convoitée. Il est quelque chose du mythe alchimique, fusionnel avec les divers éléments, dans cette quête d’un soi enfin adapté la finalité qu’on lui assigne. Si le maître procède de la généalogie spirituelle, celui de l’alliage procède de la symbolique technologique, comme si en combinant et ajustant les techniques, on serait apte à se transformer, se réaliser. Cette idée alchimique est assez proche des spéculations taoïstes prônant précisément cette transmutation alchimique. Parallèlement, cette approche « technique » de l’humain dans son rapport à lui-même est doublée de l’idée de « fusionner » avec les forces de la nature. On apprendrait ainsi les techniques que les animaux possèdent « spontanément » ; on se fondrait dans la nature pour mieux participer à ses forces, les intégrer, les orienter. À l’instar du forgeron, maîtrisant les éléments pour fonctionner une lame invincible, le pratiquant ferrait « un » avec la nature par le détour de la culture. Le mythe est d’autant plus séduisant qu’il va rencontrer indirectement certaines aspirations écologiques contemporaines. La lame forgée est d’autant plus magique qu’elle est élaborée par un technicien de haut vol.
6. Mirage écologique ?
Pour séduisante que soi cette approche, elle débouche souvent sur un constat d’impuissance liée aux circonstances mêmes de la vie quotidienne. Nous ne vivons pas dans une forêt de bambou, prenant des douches froides sous des cascades énergisantes, nous alimentant de substances infiniment pures, travaillant inlassablement des techniques transmises par des maîtres à ce point observateurs qu’ils auraient capté les secrets des animaux sauvages. Il faut donc faire aveu d’impuissance et, une fois de plus, les causes de l’échec se trouveraient en dehors de nous-mêmes ce qui équivaut à nous infantiliser implicitement. Vivre dans l’imaginaire s’avère assez vite déprimant et même assez dangereux pour l’équilibre psychologique. Pour le « maître » de telles représentations, assorties de considérations délirantes, rendent la tâche insurmontable puisque l’amélioration des performances pratiques est antithétique avec des projections hors propos.
Le mythe du bien-être traverse la pratique martiale. Être mieux dans son corps, être mieux avec les autres, être mieux adapté son milieu professionnel, être mieux dans « sa peau ». Bref, s’améliorer qualitativement pour rendre sa vie plus supportable. En fait, il n’est pas incongru d’espérer « être mieux » quand on pratique régulièrement un sport… La mode de la pleine présence ayant gagné les milieux jadis.
Informations complémentaires
Auteurs / Invités | Baudouin Decharneux |
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Thématiques | Comprendre aujourd’hui au travers des miroirs culturels, Mythes, rites et traditions, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses |
Année | 2020 |