Solidarité, société décente, une réponse humaniste. De quoi parlons-nous ?
Description
Il y a de cela quelques années, j’ai ouvert un livre du grand poète juif Edmond Jabès, Le Livre de l’hospitalité qui est constitué d’anecdotes, de commentaires et aussi de belles tirades poétiques sur, notamment, les rituels d’hospitalité dans le désert. C’était un intellectuel très francophone, très francophile en Égypte, excepté qu’en 1956 il a dû fuir, rompant une grande tradition de compagnonnage, de francophilie entre les communautés coptes, les communautés sunnites, les communautés françaises et les communautés anglaises. J’ai retiré deux citations de cet ouvrage :
« Le sage est celui qui a gravi tous les degrés de la tolérance et découvre que la fraternité a un regard, et que l’hospitalité est une main. »
« En-deçà de la responsabilité, il y a la solidarité, au-delà, il y a l’hospitalité. »
Si un jour, il y a une crise de la solidarité, nous, humanistes, avons la responsabilité de montrer que cette crise ne sera éclairée que si nous nous faisons fort de nous situer en amont, dans la dynamique de la devise républicaine. Charles Porset est venu travailler, il y a quelques années, sur l’origine à la fois républicaine et éclairée de la devise républicaine. C’est pourquoi il faut travailler sur les fondamentaux, mais nous ne sortirons de cette crise que si nous faisons l’effort de nous situer « au-delà » de la solidarité.
Beaucoup de gens ne guérissent de maladies graves que parce qu’ils savent qu’ils sont attendus et qu’on a besoin qu’ils aillent mieux. On peut appeler ça rémission, guérison, etc., mais on guérit si on a des raisons de guérir. C’est en cela qu’Edmond Jabès nous indique une sorte de feuille de route. Se situer en « amont » de la crise, se situer en « aval » de la crise et on s’aperçoit que, du coup, la solidarité non pas « va mieux », ce serait magique, mais que l’on pourrait lui donner les moyens d’aller mieux. Le genre aujourd’hui de ce que l’on appelle le rallye, non pas au sens du XVIe arrondissement, où les filles à marier rencontre Paul-Édouard, tandis que Marie-Charlotte fait un clin d’œil entendu au même Paul-Édouard, il ne s’agit pas de ce sens « snob » de rallye, mais du sens, quasiment, de sport de longue durée.
L’idée de solidarité ne va pas bien du tout, mais certains exploitent cette crise pour jeter le bébé avec l’eau du bain.
Le terme un peu mystérieux de « société décente » est l’œuvre d’un auteur méconnu qui s’appelle Avishai Margalit, La Société décente ; il pourrait nous aider à passer de l’écrit à la propulsion de la solution de cette crise. Il y a des gens qui entretiennent les crises, c’est leur métier : les perruquiers adorent un peuple de chauves. Si on est à la tête du syndicat des écrivains publics, on veut un peuple analphabète. Si on est agriculteur et que l’on vend mal ses produits, on met le mot « bio » sur les étiquettes de tous ses produits et on double ses prix, on est content. Cela veut dire qu’avec un certain nombre de mots, on peut créer de la magie ou, alors, on crée des solutions qui feraient avancer la concorde universelle et la fraternité. Cet auteur, Avishai Margalit, peut indiquer comment sortir de la crise de la fraternité, mais aussi de la solidarité. Cet idéal de la solidarité est mis à mal aujourd’hui et, notamment, par ceux qui devraient en faire, matin, midi et soir, leur feuille de route, leur objectif. Lorsque l’on va mal, on cherche des traîtres partout. En franc-maçonnerie, on sait qu’il faut balayer devant sa porte lorsque l’on veut que quelqu’un y entre. On se tait pendant un certain nombre de mois : inutile de dire que l’année de silence, en apprenti, on bouffe ses ongles, mais on finit par en comprendre l’importance. Est-ce que cette valeur de solidarité est en crise, parce que l’on n’a pas assez écouté les signaux que le peuple, en souffrance, aurait lancés, le peuple en crise, au sens économique ? Peut-être.
En tant que dix-huitiémiste, en tant qu’admirateur des philosophes des Lumières, je crois qu’il faut éclairer une crise par sa genèse et par sa complexité. Quand on veut cacher la complexité d’une crise, ou sa genèse, on invente des mots qui sont un peu des cache-misère, par exemple : « Je suis très inquiet sur la prochaine politique scolaire de Jean-Michel Blanquer ». Parce qu’il a, désormais, financé, dans la formation des maîtres, une prétendue école de la « bienveillance », qui est une sorte de « vague » laïcisation de la miséricorde religieuse. Méfiance. On ne sort d’une crise que si l’on en fait la genèse et que l’on en admet la complexité. Mais, dans ce cas, il produit un nuage de fumée ou d’encre, comme la seiche, avec des énoncés tels que bienveillance, etc.
J’ai, durant une soirée, travaillé avec un ami sur le glissement progressif d’un univers où on se préoccupe de l’instruction publique, de la santé publique, des secours publics –, c’est le vieux nom pour les soupes populaires –, vers un univers où on serait dans le commun. Mais lorsque l’on est dans le commun, c’est qu’on est au-delà de la mort. Le propre même de l’humain, ici-bas, c’est justement qu’il n’y a pas de commun et que cela ne se décrète pas. Dans un numéro d’Humanisme assez récent, on a plutôt défini l’horizon de la fraternité comme la production du « bien public » et pas du « bien commun ». Il faut être très attentif au sens des mots.
J’ai commencé par un peu de poésie, dans ce monde de brutes, je vous ai promené un peu dans la banlieue désertique du Kern. C’est dire que les crises, cela s’étudie, et ça ne donne pas lieu à de la déploration. Or, on déplore beaucoup, c’est facile et ça ne mange pas de pain.
Comprendre pour agir : la grande démarche de Spinoza. Comprendre, cela n’est pas évident, parce que, comme le dit saint Augustin : « Il y a, certes, entre les hommes une vérité qui rayonne, portons à l’extérieur ce que nous construisons, vivons à l’intérieur… ». Dans le livre dix, chapitre vingt-trois, Les confessions, il nous engueule, le « nous » est universel. Il nous dit qu’il est bien de s’intéresser à la vérité qui rayonne, mais il est encore plus difficile de s’intéresser à la vérité qui nous questionne.
Cela veut dire que lorsqu’on recherche la vérité, cela peut être une recherche de vérité que l’on construit –, métaphore de la construction – mais attention, il y a aussi la vérité qui remémore, qui se souvient, qui fait se demander à soi-même ce que l’on a fait de ses promesses, ce que l’on a fait de ses serments. Cela veut dire que l’on a une vérité qui ne mange pas de pain, qui produit du commun, et il y a une vérité que l’on n’aime pas. D’ailleurs quand on dit : « Je vais te dire tes quatre vérités ! », on sait que l’on ne va pas aimer.
Je crois que s’il y a crise de la solidarité, parce que l’on a éteint notre curiosité vis-à-vis de la devise républicaine. Qu’est-ce qui fait que l’on a chloroformé notre rapport à la devise républicaine ? Parce que, dans sa dynamique propre, comme dans un réacteur nucléaire, cette devise nous propulse à la fois vers la laïcité, vers la solidarité.
Quels sont les mots précis qui, aujourd’hui, font problème dans Solidarité, société décente, une réponse humaniste ? Il faudrait qu’on essaie d’y voir clair avec un certain nombre de mots. On n’aime pas cela, mais cependant c’est ce qu’il faut faire. C’est l’intérêt de la rubrique dans Humanisme qui s’appelle « Vitriol ». Dans la prochaine livraison il y aura dix à douze mille signes sur : « Vous avez dit devise républicaine ? » Pourquoi ? Parce qu’un peu comme des prières au moulin à prières, ce qui devient à un certain moment une ritournelle devient quelque chose de magique. C’est-à-dire des mots qui, comme les sceaux dans L’Apprenti-sorcier avec Mickey, fonctionnent comme une espèce de mantra. Cela fonctionne tout seul d’une manière magique, quasiment un talisman – le talisman à qui l’on prête des qualités de sujet –. Par ailleurs, les bureaucrates paternalistes qui occupent un certain nombre de fonctions dans la gestion du social transforment les individus en chose avec des contradictions épouvantables d’effets de seuil. Parce qu’il suffit que l’on atteigne quarante-neuf ans et deux jours ou cinquante ans et trois jours –, c’est ce qu’on appelle les effets de seuil –, pour voir combien une mesure a priori juste produit de l’injustice au quotidien. Lorsqu’une mesure juste produit de l’injustice au quotidien, cela s’appelle de l’indécence. Prévenir cela, cela s’appelle une société décente.
Y a-t-il une crise dans la solidarité ? Pourquoi ? Parce que la précision de notre diagnostic prépare l’efficacité de nos démarches, de nos réponses. Plus vite on diagnostique –, ou pas –, plus vite on se débarrassera du problème. Aujourd’hui, face à la crise des budgétisations, du financement du service public, très rare sont ceux qui vont dire : « Plus d’impôts ». On va tous vouloir dire : « Moins d’impôts », au lieu de se poser la question sur ce que l’on en fait de ses revenus, de ses retours. Et c’est la même chose dans d’autres domaines. On commence par privatiser un domaine et, un an après, on s’aperçoit que les accidents de train se multiplient.
La solidarité est-elle l’horizon de notre devise républicaine et humaniste ? La réponse est oui.
Quelle réponse spécifique nous, humaniste, pouvons-nous apporter à cette crise multiforme ?
Faisons bien avec assiduité et écoute, rechargeons régulièrement nos batteries et nous aurons une pêche incroyable. On constate qu’en fonction des individus, on est plus ou moins infatigable, en fonction des idéaux qui nous animent. C’est quoi être fatigué ? Il y a un minimum physiologique, mais quand on a des raisons de se lever tôt, on est moins fatigué. Quand on est dans un système de burn-out ou de ce que l’on appelle aussi le bore-out, on présente les mêmes symptômes que le burn-out, mais c’est l’inverse : on s’emmerde ! On nous fait faire pendant un an un rapport, mais on nous annonce que, de toute façon, on n’en tiendra pas compte. On nous forme à maîtriser une discipline avec énormément de précision et ensuite on est accueilli par un inspecteur qui nous dit : « Tout ce que vous avez appris à l’université, ne vous servira à rien, parce que vous allez devoir faire du comportemental, vous allez devoir faire de l’éducatif ». Après un tel discours, on ne s’étonne pas qu’un poste sur cinq ne soit pas pourvu dans l’Éducation nationale.
On rend la vie des infirmières impossible : étonnez-vous qu’il y ait des crises ! J’ai eu l’honneur d’intervenir dans Pédagogie de la sollicitude dans le monde du soin. Il y a un nombre de démissions incalculables après le premier stage des infirmières. Pourquoi ? Parce qu’ils s’aperçoivent vite qu’on leur demande de faire deux boulots en un.
Démarche, réponse humaniste. De quoi parlons-nous au juste ?
Il est peut-être utile de préciser un certain nombre de mots. Leçon de choses, leçon de mots…
Commençons par le plus difficile. Il me semble que nous avons un vrai problème avec le mot « humanisme ». C’est le dernier terme de mon intitulé. Parce que nous mélangeons un peu tout, et pour cause de kouchnerisme larmoyant des années 1980 –, il fallait l’élargir à la société civile –, on confond l’humanitaire et l’humanisme.
L’humanitarisme, c’est le fait d’intervenir sur les effets des souffrances des hommes en croyant que l’on intervient sur les causes. C’est simple, c’est beaucoup plus commode et beaucoup plus réconfortant d’intervenir sur les effets plutôt que sur les causes, parce que les causes engagent. Péguy appelle « méthode bourgeoise » le fait de faire cela : « J’interviens sur les effets et je crois intervenir sur les causes ». Lumineux ! Il appelle méthode révolutionnaire le fait d’intervenir sur les causes en le sachant, en le voulant.
La solidarité, c’est maintenant !
Pourquoi faire les deux « en même temps » ne fonctionne pas ? Le « en même temps » est une politique pour ne pas traiter les problèmes que l’on prétend traiter : cela permet juste de juxtaposer. Je me suis amusé avec la parataxe qui est une juxtaposition : c’est une méthode très claire de management pour conforter plusieurs points de vue contradictoires « en même temps ». Donc, on promeut la parataxe des médiocrités, au lieu de promouvoir la syntaxe des intelligences : « Si tu n’es pas content d’un texte, fais-en un meilleur ! Si tu n’es pas content de travailler avec moi, travaille avec d’autres ! »
Au lieu de définir le mot « humanisme » comme origine de problèmes, de tâches, on a un rapport au mot « humanisme » incantatoire. Lorsqu’on ne veut pas travailler, on met des amulettes partout. C’est très commode. Or, en 1872, lorsque le grand Littré donne la définition d’humanisme, il sait ce qu’il fait, parce qu’il connaît son latin par cœur. À l’époque, la République faisait du latin pour battre les curés sur leur propre terrain ; et aujourd’hui, comme les curés ont quasiment noyauté l’appareil latin, on ne fait plus de latin dans l’enseignement. Bienveillance, vivre ensemble, monde commun, tout ça, c’est du catholicisme. Je n’ai rien contre le catholicisme, mais, théoriquement, la République est laïque, peut-être est- elle même athée…
Humanisme : « théorie philosophique qui rattache les développements historiques de l’humanité à l’humanité elle-même » selon Littré.
Lorsqu’on est un humaniste, on renvoie tout ce que l’on dit à la responsabilité soit des gens qui nous ont transmis quelque chose, soit à notre paresse, si on a arrêté de travailler. Mais on oublie l’enracinement, le latin du mot. Cette définition générale –, oh combien importante ! –, car cela veut dire, grosso modo, que l’on se sent responsable de ce qui a été fait ou de ce qui n’a pas été fait avant soi. C’est la fameuse théorie de la dette envers les autres de Léon Bourgeois dans le solidarisme. Pourquoi faut-il tendre un quasi-contrat pour se rendre digne pour, un jour, passer un vrai contrat entre nous ? Cela n’arrivera jamais, parce qu’il faut reprendre le travail chaque matin. Mais savoir que l’on va avoir une tâche commune, ça donne de l’énergie, c’est devenu une volonté de continuer : c’est lié au sens très complexe d’humanitas.
Humanitas, en latin, suggère un sentiment de solidarité – « J’ai, pour toi, un sentiment d’humanité », tout le monde comprend ce que cela veut dire –, mais on oublie que le singulier renvoie aussi au pluriel : les humanités. Or, comptent les humanités grecques, latines, coptes, syriaques ou arabes classiques par lesquelles toute l’œuvre latine, mais surtout les œuvres scientifiques grecques sont passées dans l’Europe médiévale. Et il faut y ajouter l’hébreu qui était une langue très pratiquée, pour cause de textes dits sacrés dans la Renaissance. La Renaissance doit beaucoup à l’univers judaïque.
Pourquoi les humanités ? C’est tout simplement parce que la République s’est avisée qu’elle ne voulait plus du retour des rois et du retour des curés. Il y a des prêtres qui ne sont pas des curés, il y a des responsables associatifs qui se comportent en curés ; Juliette appelait ça les curés rouges. Le cléricalisme, son centre est partout et sa circonférence n’est nulle part. Le cléricalisme consiste à préférer promouvoir les qualités de séduction du messager, au lieu de promouvoir les contraintes éthiques, politiques et sociales du message. Voltaire ne s’y trompe pas dans son Dictionnaire philosophique : il y joue la carte évangélique des premiers disciples de Jésus contre ce que les congrégations catholiques en ont fait, Inquisition à la clé.
Tout le programme d’émancipation jusqu’aux acquis sociaux, politiques et économiques, est contenu dans l’ambition suivante des humanistes. Cette théorie s’énonce facilement, mais c’est une autre paire de manches que d’en réaliser les conséquences, d’aller jusqu’au bout. Il est de l’intérêt de la vérité, de la paix, de la justice, de la concorde universelle d’être recherché par le plus grand nombre possible d’esprits libres. On ne va jamais jusqu’au bout de cette idée. De la quantité d’esprits libres se questionnant sur une idée, on présage un destin même de la vérité, ou alors on se dit que la vérité nous tombera dessus un jour par une révélation, c’est le cœur du djihadisme, c’est le cœur du terrorisme, de tous les intégrismes. Celui qui bénéficie de cette révélation pourra faire faire n’importe quoi aux autres, et on sera victime des injonctions du Dieu de la montagne, haschisch à la clé.
Si on veut démocratiser cette thèse, cela implique de surmonter, d’une manière ferme, d’une manière convaincue, le paradoxe de l’ignorant développé par Jean Macé, Jules Ferry, et Jean Zay. Ce paradoxe est le suivant : « Plus je suis ignorant, moins je le sais. Je ne me sais ignorant que si on commence à m’‘instruire’, parce que c’est l’instruction qui me révélera à moi-même, sans me dégrader à mes propres yeux, mon ignorance ». On a, dans l’école de la République, une tradition d’affirmation de la puissance émancipatrice de l’instruction.
Qu’est-ce que le piège giscardien ? C’est cette idée qu’il faut révéler, à l’enfant, son ignorance. On mime des étapes de prise de conscience que la République a vécue elle-même. On a laissé longtemps les enfants dans l’ignorance, ils ne pouvaient pas travailler onze heures dans les mines et, dans le même temps, prendre conscience non pas de leur ignorance, mais de la chance qu’ils ont d’en prendre conscience. Car savoir que l’on vaut mieux que son ignorance est sans doute le message le plus émancipateur que l’on puisse donner à un enfant, quelle que soit sa classe sociale, son genre, son origine ; c’est la puissance intégratrice de l’école républicaine.
Ce paradoxe de l’ignorant –, on n’est jamais aussi ignorant que si l’on apprend quelque chose –, peu à peu, s’est cancérisé. Il se cancérise, paradoxe, quand on ne le traite pas : c’est pour cela que l’école est obligatoire, mixte, élémentaire, gratuite. Sauf que si on n’intervient pas ou si profitant de l’allongement du temps scolaire –, vive Jean Zay ! –, on s’avise que cette ignorance, qui dure, fait le lit du complotisme, elle fait le lit du djihadisme. Mais, ce paradoxe de l’ignorant, il faut le traiter. Et en voici la raison qui est sous nos yeux, avec le macronnisme : ce paradoxe de l’ignorant s’étend à la mémoire. Moins on a de mémoire sur soi-même, moins on sait d’où l’on vient et moins l’on sait d’où l’on vient, c’est le « en même temps ». Dans le « en même temps », on spatialise la mémoire au lieu de la mettre dans le temps, au lieu de prolologiser notre mémoire, on en fait une amnésie courtoise au lieu d’en faire un sujet d’inquiétude.
Je ne développerai pas cette idée à chaque mot, mais il me semble que l’humanisme doit être compris ainsi, comme ce qui révèle à soi-même son ignorance et nous donne obligation d’en sortir grâce à des maîtres.
Cette définition de l’humanisme se tourne donc vers l’effort solidaire, l’élan solidaire, mais nous oriente aussi vers le souci de la vulnérabilité. Parce que dans la République, la vulnérabilité devient vite sociale. Car on s’aperçoit que celui qui est laissé dans l’ignorance et la fragilité, c’est-à-dire l’enfant et, souvent aussi, les femmes qui ont double peine –, elles se payent le patron et le mari. Le souci, c’est de comprendre que la vulnérabilité est liée à la faiblesse, mais aussi à l’ignorance. Didier Sicard, en 2011, dit : « L’attention qu’une société porte aux plus faibles et aux plus vulnérables trahit son degré de civilisation. La solidarité doit d’abord se tourner vers ceux qui n’osent pas la demander ». La pensée réactionnaire anarcho-libérale, ultralibérale, glisse de celui qui est aidé vers celui qui s’habituerait à être un assisté. C’est ce qui explique la régression de l’humaniste, de l’humanisme vers l’humanitaire. C’est le moment médiatico-kouchnerien. Les inspections académiques, pendant six mois, ont crépité du bruit du riz qu’ils écrasaient, parce que chaque élève était destinée apporter un kilo de riz. Et évidemment du riz se répandait partout ; c’est pourquoi, pendant des mois, on a eu des inspecteurs qui crépitaient. C’est dire aussi que cette notion d’humanisme est fragile, mais elle est surtout instrumentalisable avec, heureusement, la complexité du mot « solidarité », on peut sortir de cette complexité du mot « humanisme ».
Solidarité : ce terme date de 1723 et s’appuie sur l’expression juridique du droit romain que l’on appelle in solidum.
Lorsque l’on dit : « La solidarité, c’est du solide », on dit le même mot, ou lorsque l’on dit : « Notre solidité est solidaire », on dit des choses, mais on dit la même chose.
Il y a, disait Simone Veil, une joie de détruire. On n’arrête pas les ouvriers lorsqu’ils cassent des murs. Dans la tradition juridique romaine, le mot solidum à quatre sens. L’origine de la crise de la solidarité est due au fait que l’on mélange les quatre sens. David Durkheim, avec son opposition entre solidarité mécanique et solidarité organique, n’a rien inventé du tout, il sociologise une idée qui était déjà présente dès le XVIIIe siècle.
Premièrement, est solidaire ce qui est commun à plusieurs personnes de manière à ce que chacun réponde de tout dans un même but. Autrement dit solidaire, d’abord, parce que l’on serait tourné vers le même projet en retroussant nos manches pour la même tâche. Dans ce cas, la solidarité s’oriente vers un but. Si l’on dit que ce but est déjà accompli, il n’est pas besoin de construire la fraternité puisque l’on est frère. On cède à un danger que les philosophes appellent, holistique.
Le danger holistique consiste à fétichiser un mot, à le faire fonctionner comme un tout pour ne pas travailler. Vivre ensemble, cela marche très bien. Je ne ferai pas la liste des tentations holistiques qui menacent notre société.
Deuxième sens. Solidarité : se dit de personnes qui répondent en commun l’une pour l’autre. Dans ce cas, vous avez une relation et pas simplement l’élaboration d’un projet. On est attentif dans la solidarité à ce que fait l’autre qui veut construire la même chose. On appellera
« sollicitude » la définition de ce second sens de la solidarité, car la solidarité a une strate économique : aider, compenser. On ne lui concédera par la discrimination positive qui est, à mon sens, une régression juridique, sans doute morale. Mais il y a une idée que, dans la solidarité, on fait attention à ce que l’on est à ce que l’on vit en même temps que l’autre, parce que l’on construit la même chose. C’est l’audace d’une république sociale.
Il suffit de regarder le sens latin de in solidum pour se rendre compte du programme de la solidarité. Mais, hélas, on ne prend pas le temps de regarder les mots.
Dans ce second sens, on est liée par une sorte de responsabilité de l’autre, d’où « sollicitude ». En revanche, les cléricaux qui ont noyauté tous les étages de certains ministères, en tout cas rue de Grenelle, où, quatre étages sur cinq, on peut changer la personne à la tête du cinquième étage, on retrouve quand même les cléricaux sur les quatre autres étages. Allez comprendre. Il s’agit ici de sollicitude, ce n’est pas le kern, ce n’est pas de la commisération, ce n’est pas la miséricorde, ce n’est pas la bienveillance – qui est la cléricalisation de l’indulgence –. J’ai passé ma vie à mettre, sur des procès-verbaux d’installation de jury de faculté « Ij », c’est-à-dire une indulgence du jury. Indulgence, cela voulait dire que les étudiants avaient intérêt à bosser pour la fois prochaine. Alors que la bienveillance : « Kevin a essayé de rendre quelque chose, il a commencé à écrire un mot. Il aura beaucoup plus, 15/20, que ce pauvre Paul-Édouard qui, par une espèce de comportement d’un autre âge, continue à lever le doigt avant de parler, travaille le soir, repasse ses leçons,… ». Cette idée qu’il y a encore du travail à la maison… Mais attention, les associations d’aides aux devoirs sont une petite porte. C’est par ce type d’association, financée aveuglément, que les salafistes entrent dans l’école publique. Ce qui veut dire que la solidarité sert aussi de cache-sexe, elle sert aussi de cheval de Troie aux groupes terroristes djihadistes intégristes – intégristes de toutes les religions.
Troisième sens. La solidarité va se dire de choses qui dépendent les unes des autres, mais au sens des organes. Il y a donc un sens physiologique.
Et enfin, le sens mécanique dont Durkheim parle. C’est l’interdépendance de pièces dont les rapports sont extérieurs les uns par rapport aux autres : ce sera l’interdépendance des aiguilles d’une montre. L’une est dépendante de l’autre, mais elles ne se parlent pas. Ce dernier sens du mot, qui est un sens mécanique, correspond à l’origine de la crise de la solidarité qui consiste à mécaniser les autres sens du mot solidarité. Évidemment, il faut prendre du temps pour l’expliquer.
La mécanisation du corps organique : c’est comme cela qu’avec Christophe Habas nous avons des conversations sur l’homme réparé, l’homme augmenté. J’ignore pourquoi on augmente l’homme, parce que ce serait passer de l’unité de la solidarité organique à une solidarité mécanique. RoboCop fait sans doute chavirer de désir les femmes, mais je n’en suis pas convaincu. On se guérit, lorsque l’on n’est pas gâté par la nature, en disant que l’on a des charmes secrets. Mais ce charme secret correspond à l’unité de nos existences. On voit bien les gens qui sont portés par unité et ceux qui ont déjà absorbé leur troisième vomitif.
- Ce qui est commun à plusieurs personnes de manière à ce que chacun réponde de tout, mais dans le même but.
- Ce dit de personnes qui répondent en commun, l’un pour l’autre, qui ont, donc, le souci de l’autre : « Même si je suis solidaire d’une même cause, je dois être solitaire de ce que tu fais et, surtout, à l’écoute de ce que tu me dis ».
- Solidaire se dit aussi d’organes dans un corps vivant.
- Solidaire se dit également de l’interdépendance mécanique, par exemple, de deux pièces d’une horloge.
À un moment donné, cette métaphore mécanique, chez Descartes, dans l’Éloge de Vaucanson de Condordet, lorsqu’il compare la cour du roi Louis XVI a une horloge, ou un automate de Vaucanson, que fait-il ? Il explique que l’on a, là, affaire à des rapports mécaniques, l’étiquette, qui ne correspond à aucune espèce de vie politique et, surtout, à aucune attention à la souffrance des gens. Cela se voit très clairement dans le film magnifique Que la fête commence…, où on est soucieux des parties de jambes en l’air, mais absolument pas de la souffrance des gens.
C’est avec Durckheim et Bourgeois que l’on comprend pourquoi la tentation des bureaucrates paternalistes va être de privilégier le dernier sens par rapport aux autres. Les trois premiers sens obligent à rendre compte de ce que l’on fait. Voilà pourquoi une des voies de sortie de la crise de la solidarité, c’est l’assiduité. Il s’agit d’un rapport mécanique, du donnant- donnant. On n’est pas dans le donnant-donnant dans les trois premiers sens. Il y a donc vengeance du quatrième sens sur les autres.
C’est en faisant l’effort de comprendre le mot « décence » que l’on pourra sortir de la crise des quatre sens du mot « solidarité ». Le mot décence ne doit pas nous renvoyer aux exigences des videurs de saloon ou de ceux qui vérifient la décence de l’habillement, ce qui est un sens parfaitement réduit. Decus, en latin, renvoie à l’idée de convenance, à l’idée de beauté – un décor peut rehausser une présentation théâtrale ou un opéra (de beaux décors) – et surtout à l’idée d’honneur. Lorsque l’on combine la convenance et la beauté, on met les autres en valeur. C’est à retenir parce que la société décente consiste à dire que la solidarité ne vaut que si elle renforce la dignité de l’autre. Voilà pourquoi la solidarité est d’une nature différente de la charité.
Le retour des cléricaux. Après 1905, ils avaient prévenu qu’ils reviendraient. C’est le cas aujourd’hui, ils sont dans le système : trahison syndicale, trahison politique, trahison idéologique. Jean-Luc Marion considère qu’aujourd’hui serait venu, fermant sans doute la parenthèse de 1905, le moment catholique. Il y a un moment catholique qui est seul capable de refonder une laïcité bien comprise. C’est tellement scandaleux que l’on a envie d’écrire Le moment républicain.
Dans la tradition de la littérature romaine, decus renvoit à la beauté, au décor. Decus, notamment chez Tite-Live, renvoit à l’idée d’honnestas, honnête, et à l’idée de dignité. Voilà pourquoi l’assiduité, la rigueur, la concentration sur ce que l’on fait sont pour moi une voie possible de sortie de la crise de la solidarité.
Il se peut que « décent » ici, soit le sens que lui donne Avishai Margalit. Une société, pour lui, est décente lorsque, à travers les institutions, elle veille à ne « jamais » humilier les individus. Or, un bureaucrate qui donne des indemnités, il humilie sans s’en rendre compte. En plus il produit de l’injustice parce que s’il est équitable quant aux statistiques, il est scandaleux du point de vue des effets de seuil. La bureaucratisation de la solidarité correspond à la prédominance du quatrième sens sur les autres.
Quand, par conséquent, nous ne diagnostiquons pas la crise du modèle redistributif, assurancière, indemnitaire en dehors d’une réflexion sur non seulement la provenance de la crise, mais aussi sur la façon d’en sortir par le haut, c’est-à-dire une théorie de la sollicitude hospitalière, on peut être aussi humaniste qu’on peut l’affirmer, être tenté par le chant des sirènes de la privatisation. Le drame de ce pays, c’est que la tradition de gauche s’est mise à « en croquer » avec ces sirènes de la privatisation : privatisation des retraites ; privatisation des transports, jadis publics ; privatisation de la santé publique ; privatisation de l’énergie ; privatisation de pans entiers de l’école de la République sous couvert d’autonomie… On s’aperçoit que si l’on continue sur cette pente –, comme dans d’autres pays non républicains, non humanistes –, on se mettra à financer le don d’organes et le don du sang. Si on désespère de la solidarité humaine, il ne faut pas oublier qu’en France, on donne son sang gratuitement. Si on désespère en voyant que les enfants quittent l’école en ne sachant rien, qu’un poste sur cinq des enseignants n’est pas pourvu, que les infirmières croulent sous le travail,… Il faut se dire : « Non ! Ce pays qui continue à garder l’expression ‘formation des maîtres’, ‘école publique’, ‘hôpital public’ ; qui continue à garder des effets d’annonce comme cela, ne peut que s’en sortir, on ne peut que bien aller à un moment donné ».
La pensée réactionnaire, souvent cléricale, aura tendance à faire glisser les esprits des citoyens vers des assistés. Pourquoi ? Simplement, parce que les assistés se manipulent, ils prennent des mines, ils prennent des pauses – renvoi vers monsieur Madeleine, de Jean Valjean, dans la masure taudis des Thénardier. Monsieur Thénardier sait quelle mine il faut avoir pour bénéficier de la charité – toute une tradition, en revanche, de croyants judéo-chrétiens ou autres savent qui dat celeriter dat bis, celui qui donne vite, donne deux fois. Ce qui veut dire que s’il y a crise de la solidarité, c’est une réflexion critique sur cette régression des citoyens vers ce qu’on appelle des assistés, qu’il faut chercher. Pourquoi ?
Que trouve-t-on lorsqu’on a fait les carottes sur un certain nombre de mots ? C’est que lorsque la charité devient une occasion de se démobiliser, parce que c’est le nom de la solidarité à l’intérieur d’une population. C’est en manipulant, dans un sens mécanique, la solidarité que l’on va vider ce mot de sa portée émancipatrice et médiatrice. La solidarité ne vaut que si c’est pour avoir « plus » d’humanité, « plus » de justice, « plus » d’égalité, notamment hommes-femmes, ce que certaines religions persistent à ne pas vouloir comprendre. Tout cela n’est possible qu’en promouvant le savoir. Il n’y a pas de solidarité sans promotion de la raison en chacun, même s’il est diminué.
Peu à peu, par sa bureaucratisation, par sa mainmise paternelle cléricale, la solidarité a glissé de la valeur vers un processus anonyme d’indemnisation, peut-être même de machines à indemniser qui constituent sa bureaucratisation au lieu d’être dans une perspective de partage du travail existant avec quatre-vingts pour cent d’un actif qui prendrait vingt pour cent de son temps pour former un jeune. Dans ce cas, ceux qui veulent quitter non seulement la solidarité, mais tout le modèle assuranciel redistributif, entretiennent l’ambiguïté entre l’assistance et la solidarité. L’assistance est peut-être une technique ; mais la solidarité, c’est une valeur. Or, une valeur, ça ne vaut que si l’on montre vers quoi cela tend.
Cela tend vers la constitution de ce que Avishai Margalit appelle la nouvelle citoyenneté qui est de part en part humaniste et qu’il appelle la « citoyenneté symbolique ».
On a vécu longtemps dans une citoyenneté légale, l’égalité de tous devant la loi : c’est un grand travail magnifique. Il y a vraiment une subversion de ressources, c’est du côté des rapports à la loi. Le contrat, c’est une hypothèse de travail. Seul Robespierre, dans une espèce d’insomnie illuminée, a cru que c’était une réalité, alors qu’il s’agit d’une hypothèse de travail. Cette citoyenneté d’égalité devant la loi, c’est l’acte de la République. Que cette citoyenneté soit devenue politique, notamment par l’extension du droit de vote, c’est formidable ! Mais cela ne sert à rien si on ne fait pas une étape supplémentaire de citoyenneté sociale. La France est une République sociale, mais le fait est que le programme de travail de la solidarité est très large et nous oblige à regarder plus loin : on franchit un col facilement, lorsque l’on voit que le prochain est encore plus difficile à franchir.
Le programme de travail politique est de sortir par le haut de la crise de la solidarité par l’instauration d’une citoyenneté symbolique, c’est-à-dire émanant d’une société dont les institutions n’humilieraient personne. Il y a du boulot ! Il y a plus de solidarité par le détour d’une branche que par le détour d’un référendum d’autres personnes. Je ne fais pas de politique partisane, je dis qu’« en lâchant la branche, on diminue la solidarité, on augmente peut-être l’implication de tel ou tel individu, surtout les choix, à un moment donné, mais on régresse d’un autre côté ».
Informations complémentaires
Année | 2017 |
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Auteurs / Invités | Charles Coutel |
Thématiques | Éducation à la citoyenneté, Franc-maçonnerie, Humanisme, Participation citoyenne / Démocratie, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses |