Description
À un biologiste athée du siècle passé qui avait déclaré n’avoir jamais rencontré d’âme sous son bistouri, un géologue catholique, Louis De Launay, répondait il y a quelques années : « aucun réactif chimique ne constate l’existence ou la non-existence de Dieu ; aucun thermomètre, aucun baromètre, aucun, aucun dynamomètre ne mesure l’intensité ou les limites de sa puissance ». L’athée voulait prouver que l’âme n’existait pas et sans doute pouvait-on lui rétorquer qu’il n’aurait pas trouvé davantage, dans sa chirurgie ingénue, la raison à laquelle il était pourtant tout dévoué. M. De Launay, quant à lui, veut prouver que Dieu et les vérités religieuses ne sont pas saisissables par les moyens de la science.
Science et foi sont sans rapport ; ni la première ne prévaut sur la seconde ; ni la seconde sur la première ; elles appartiennent à des ordres différents de réalité : leurs domaines ne chevauchent ni ne se touchent. Telle est la thèse qu’on peut bien dire moderniste et qui, aujourd’hui, diversement nuancée, est celle de nombreux chrétiens évolués.
En fait, elle n’est pas neuve, de loin s’en faut. Des auteurs catholiques avaient pressenti de longue date cette nécessité de « décrocher ». Dès la fin du XIXe siècle, un certain Girondon prend déjà grand soin de déconnecter science et foi : « Il est absurde », écrit-il, « et déraisonnable de prétendre combattre la Bible au nom de la science, puisqu’elle ne contient pas d’argument scientifique » et cet auteur regrette que « de nombreux catholiques soient préoccupés de montrer l’accord de l’Écriture avec les découvertes modernes, historiques ou physiques ».
Cette séparation cependant n’est pas sans péril pour la foi ; car elle aboutit finalement à conclure que le fait religieux est essentiellement de nature subjective. Dieu se manifeste dans l’expérience intérieure que j’ai de lui et nullement dans la démonstration rationnelle de la nécessité de son existence ou dans l’harmonie de la nature ou, plus fermement, dans la dogmatique elle-même. Dieu est l’être dont j’éprouve la présence dans mon intimité ; il n’est plus l’architecte-horloger dont le spectacle du monde m’imposerait, par décision, l’existence, cachée dans son être, mais évidente dans ses œuvres.
Mais si l’on postule, avec un théologien comme Ritschl que toute connaissance théorique – est impuissante à saisir l’objet de la région, lequel est « affaire de croyance et non de connaissance », où finalement la foi peut-elle trouver quelque fondement ? Cela est clair : dans elle-même et dans le sentiment de certitude qui l’accompagne ; c’est la foi qui prouve la foi. Un certain M. Forsythe disciple de Ritschl, déclarait jadis : « L’homme, l’Église qui entretient un commerce avec le Christ ressuscité, est en possession d’un fait historique, ou que n’importe quelle expérience aussi réelle que n’importe quelle expérience oui réalité sur laquelle le critique doive s’appuyer et à laquelle il doive s’informer. Et quand il a cette expérience, un homme aborde les témoignages critiques sur la résurrection du Christ dans un tout autre état d’esprit que l’homme purement scientifique qui ne possède pas cette expérience ».
Singulière façon de voir… Autant pourraient dire le délirant ou le magicien ou le lecteur d’horoscopes ; on se demande en quoi l’irrésistibilité d’une croyance atteste sa validité intellectuelle. On se demande encore, dans un même ordre d’idées, en quoi une expérience intérieure porte en elle-même la garantie de l’existence objective de ce qui fait son objet. A. Sabatier écrivait naguère : « Dieu n’est pas un phénomène qu’on puisse observer hors de soi ni une vérité démontrable par un raisonnement logique. Qui ne le sent pas en son cœur, ne le trouvera jamais au-dehors. L’objet de la connaissance religieuse ne se révèle que dans le sujet, par le phénomène lui-même ». On voit bien l’ambiguïté d’une telle déclaration : Dieu se donne à moi dans mon intimité. Or, précisément, dans cette mesure même où mon expérience est intime, elle ne permet pas de conclure à quoi que ce soit. De ce que je fais l’expérience intime de Dieu, je ne puis pas conclure à l’existence de Dieu, mais seulement au fait, évident, qu’une certaine représentation de Dieu m’occupe l’esprit. La croyance en Dieu impliquant la certitude de son existence, je ne saurais évidemment croire en Dieu sans croire en son existence et non son existence qui m’impose de croire en lui.
Il est encore intéressant de noter que le chrétien avance volontiers sa certitude intérieure comme ayant cette valeur probante que le non-croyant, pour son malheur, ne saurait même concevoir. Il manquerait donc au non-croyant cette expérience vécue de la foi qui lui permettrait de saisir, de l’intérieur, la vérité de la foi. Absurdité qui revient à dire au non-croyant : « si vous aviez la foi, vous seriez croyant ». Absurde de surcroît pour cette autre raison que l’athée fait, quant à lui, une expérience non moins probante à ses yeux que celle du croyant : et c’est l’expérience de l’athéisme ; l’athée pourrait donc parfaitement répliquer au croyant : « si vous éprouviez l’expérience de Dieu, qui hélas, vous fait défaut, vous seriez incroyant… ». On imaginerait difficilement plus sot dialogue.
La référence à l’expérience vécue, parce qu’elle peut être invoquée à tout propos – et pour les propos les plus contradictoires – ne peut donc rien prouver. Loin d’apporter la solution du problème, elle en est l’énoncé, tout simplement.
Ou bien les mots perdent tout sens, ou bien il faut admettre que la connaissance et l’expérience vécue ne chevauchent nullement ; que bien loin de là, la connaissance exige un recul liminaire par rapport à toute certitude intérieure, une capacité à se désintéresser de l’expérience vécue.
Le philosophe Jean Wahl se demandait un jour si des existences comme celle de Rimbaud ou de Van Gogh n’étaient pas plus philosophiques que les philosophies de l’existence elles-mêmes. A cette question, Raymond Aron répondait non sans justesse : « Il me semble que vous avez tort, car éprouver intensément le drame philosophique de la destinée, c’est sans doute révéler un tempérament philosophique, condition de toute philosophie. Mais dans la mesure où ces êtres n’expriment pas leur drame, ou l’expriment en images ou en vers, ils ne sont pas philosophes ou du moins ils ne le sont qu’aux yeux du philosophe qui, en en réfléchissant sur leur expérience, y aperçoit la marque de ce que lui, et lui seul, détermine comme philosophie, parce qu’il est capable de qualifier conceptuellement, éthiquement, religieusement ce qui resterait autrement au niveau de l’expérience ». Mutatis mutandis, le croyant exprime son drame par sa foi, ses prières, sa piété, ses rites : mais c’est le philosophe, avec l’aide des sciences humaines, qui pourra en dégager la signification ; et dire finalement ce que sont foi et piété, rites et prières.
Font-ils contre mauvaise fortune bon cœur, ou bien ont-ils réellement haussé leur foi à un niveau que nul événement de ce bas monde ne saurait atteindre ? Il importe peu ; toujours est-il que certains philosophes chrétiens iront jusqu’à se féliciter de l’action dépurative exercée, depuis une centaine d’années, par la science sur la foi. Pour le P. Sertillanges, la science en se passant de Dieu, lui a rendu un signalé service ; elle a conduit l’homme à se faire de lui une idée plus haute et plus spirituelle. Jean Lacroix, dans une inspiration analogue, écrit : Quoi que trouve la science, c’est cela précisément que nous refusons d’appeler Dieu ». Sous l’influence de la science, la religion se serait peu à peu décapée des impures et grossières superstitions du passé.
Beaucoup de savants chrétiens cependant, qui, par l’effet même de leur discipline sont plus terre à terre, ignorent cette sérénité et cette confiance des philosophes. Les décantations qui réjouissent le P. Sertillanges et Jean Lacroix les déconcertent. La spiritualisation, c’est fort joli, mais somme toute, ils ne voient d’esprit possible que sous la forme quasi tangible de « principe » animant, réglant et ordonnant l’objet de leurs études. Ils inversaient volontiers le mot qu’on vient de citer, pour dire : « Tout ce que trouve la science, c’est cela justement que nous appelons Dieu ». Ils ne cachent pas leur espérance en une nouvelle et sainte alliance de la foi et de la science. Jean Lacroix, déjà cité déclarait récemment : « Si tant d’âmes ont été touchées par Teilhard de Chardin, c’est peut-être avant tout qu’il savait refaire de l’univers un temple ». La réflexion est judicieuse ; pour « ces âmes » là en effet, la séparation de la science et de la foi est aussi mal venue que celle de l’Église et de l’État ; ils ne l’acceptent qu’à contrecœur et ne cessent d’espérer que, dans l’avenir ; le christianisme refera l’unanimité des hommes dans la Cité, comme, d’autre part, science et foi reviendront coïncider après un divorce qui n’aura donc été, d’une assez ample perspective, qu’un malentendu.
Remy Collin, physiologiste connu, et dont la philosophie est d’autant plus significative qu’elle est indigente, écrit par exemple : « …les dogmes étant par définition immuables et les théories scientifiques des édifices idéologiques provisoires et toujours perfectibles, la position philosophique des savants spiritualistes est très forte… ils espèrent qu’un jour viendra où le perfectionnement (des théories scientifiques) les rapprochera en bloc de leurs croyances ».
Il se trouve un certain nombre de savants croyants qui s’efforcent, non sans ingénuité, de hâter la venue de jour-là. C’est, il est vrai, en dehors de leurs laboratoires, de leurs académies et sociétés savantes, qu’ils poursuivent leurs tentatives. Celles-ci trouvent généralement leur couronnement sous forme de quelques « essais », – qu’ils disent philosophiques par cela seul qu’ils ont bien conscience, les écrivant, de ne pas faire œuvre de science. Dans la plupart des cas, il s’agit de brouets vaguement spiritualistes plutôt que proprement religieux, dans lesquels flotte l’insoluble vermicelle de notions le plus souvent biologiques ; les auteurs se nomment Alexis Carrel, Lecomte du Nouy, Paul Chauchard, Jean Charon, Teilhard de Chardin… En règle générale, ces œuvres pseudo philosophiques sont si peu consistantes que même les philosophes chrétiens n’en tiendront guère compte.
Vains efforts en tout cas : il est devenu clair comme le jour que la foi ne saurait plus chercher ses confirmations dans la science ; et plus clair encore qu’il n’appartient nullement à la science de solliciter de la religion ni son certificat de bonnes mœurs ni ses brevets. Le divorce est consommé : le malentendu gisait, au départ, dans la confusion originelle.
Informations complémentaires
Année | 2009 |
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Auteurs / Invités | Paul Robin |
Thématiques | Athéisme, Croyances, Foi, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Religions, Sciences |