Romain Rolland : écrivain, humaniste et pionnier d’une réflexion sur la justice internationale
Description
Introduction
À l’aube de la Première guerre mondiale, l’écrivain français Romain Rolland, futur Prix Nobel de littérature, utilise l’écriture comme instrument de combat contre la soif meurtrière des chefs d’État, qui osent sacrifier leur jeunesse au nom de la patrie. En septembre 1914, il publie un long article dans le Journal de Genève, intitulé « Au-dessus de la mêlée », qui constitue un cri littéraire poignant, appelant l’humanité à une prise de conscience sur l’immoralité de la guerre. Il enjoint les nations européennes à se placer justement « au-dessus de la mêlée », les invitant à se penser non pas en nations individuelles ennemies, mais en nations complémentaires devant s’allier pour leur « bien commun ». Or, cette conceptualisation d’une Europe unie se place à contre-courant du nationalisme profond et de la volonté impérialiste caractérisant les nations européennes de l’époque.
Romain Rolland ne se contente pas de condamner la guerre européenne dans son principe ; il dénonce également et surtout les souffrances humaines engendrées par le conflit et réclame la mise en place d’une institution autonome permettant de condamner ces atteintes aux droits des gens. Notant que les institutions morales traditionnelles, le catholicisme et le socialisme ont failli à leur mission, l’auteur fait appel à une justice reposant sur des principes éthiques afin de préserver l’humanité. Il évoque la possibilité de créer une instance juridique qu’il qualifie de « Haute Cour morale » et qui serait compétente pour juger les crimes commis pendant le conflit. Nous montrerons que cette vision novatrice, basée sur les principes du droit humanitaire en développement, ouvre la voie vers une réflexion plus large sur le statut de l’être humain dans le monde. Elle permet un début de conceptualisation des droits de l’individu découlant non plus de sa nationalité, mais de sa qualité de personne. En d’autres termes, elle autorise à considérer un soldat ennemi non plus en tant que tel, et donc contre qui toutes les exactions se justifient, mais bien en tant qu’être humain méritant un certain degré de protection et que sa dignité soit préservée. Or, ce devoir de respect de l’humanité de l’autre, y compris de l’ennemi, se trouve à la base de réflexions plus tardives dans le droit international, interdisant la commission de crimes s’attaquant à ou visant à détruire cette humanité.
Afin d’examiner la vision novatrice de l’écrivain en matière de réflexion sur la justice internationale, nous contextualiserons l’article dans l’œuvre humaniste de l’auteur (I). Nous examinerons ensuite ses réflexions condamnant la guerre et les crimes commis durant les hostilités, sur la base d’un impératif moral (II). Enfin, nous avancerons l’argument que « la création d’une Haute Cour morale » évoquée par l’auteur constitue une idée pionnière menant vers le développement de nos cours internationales contemporaines (III).
I. Prise de position dans un contexte européen volatile
À la veille la Première guerre mondiale, la vision européenne et humaniste de Romain Rolland s’inscrit à contre-courant de l’air du temps. En effet, l’antagonisme animant les relations entre puissances européennes, et notamment entre la France et l’Allemagne, ne permet pas la conceptualisation de nations européennes unies sur les principes d’un intérêt partagé. De vieilles animosités, telles que la perte de l’Alsace- Lorraine à la suite du conflit franco-germanique de 1870 ou encore la compétition pour une domination coloniale de l’Afrique, perdurent dans les esprits. Chacun semble soutenir la guerre, y compris les piliers moraux traditionnels qu’incarnent les dirigeants catholiques et socialistes qui ne s’opposent pas au conflit. Ainsi, des figures dissidentes des partis socialistes européens ne parviennent pas à convaincre leurs pairs de la nécessité de conduire une grève générale pour contester un conflit imminent et les budgets militaires réclamés par les gouvernements sont approuvés. La saga romanesque Les Thibault de Roger Martin du Gard illustre bien cette inertie. Le septième volume, L’été 1914, paru en 1936, fait voguer le lecteur entre la vie d’Antoine, bourgeois catholique et conformiste refusant toute implication politique, et celle de son frère cadet Jacques, fervent militant socialiste qui mourra à la veille du conflit. Si Jacques s’opposait fermement à la guerre en tant que militant individuel, son avis resta sans impact sur ses collègues socialistes preneurs de décision. L’abandon par le socialisme et par le catholicisme de leurs valeurs humanitaires n’a pas permis d’offrir de contrepoids dans la décision politique de déclaration de guerre. Jacques, incarnant la jeunesse européenne aurait peut-être survécu dans des circonstances différentes selon lesquelles son modèle, le socialisme, et le modèle de son frère, le catholicisme, auraient opposé à la guerre leurs principes moraux, sans transiger.
Dans un climat d’hostilités grandissantes, nombre d’écrivains et de philosophes soutiennent activement la guerre, prônant à coups de déclarations publiques un nationalisme sans équivoque. Ainsi, pour Henri Bergson, philosophe français influent de la première moitié du XXe siècle et futur Prix Nobel de littérature, « la lutte engagée contre l’Allemagne est la lutte même de la civilisation contre la barbarie ». Cette déclaration présente l’enjeu du conflit pour la France, enjeu existentiel selon lequel sa « civilisation » ne pourra perdurer qu’au prix d’une guerre contre l’Allemagne « barbare ». Il semble dès lors intéressant de s’arrêter sur cette mise en opposition dans le contexte européen, puisque la « barbarie » ne désigne pas ici l’étranger, dans le sens étymologique et politique du terme et renvoyant à la non-appartenance à une citoyenneté. Le barbare se place ici en contraste à la « civilisation ». Or, cette dernière représentant l’ensemble des caractères propres à la vie intellectuelle, artistique, morale, sociale et matérielle d’un pays ou d’une société, implique nécessairement l’existence d’êtres humains qui la nourrissent et la font grandir. À l’inverse, définir l’Allemagne en contraste avec la notion de « civilisation » revient à lui nier son statut et par extension, à nier à ses citoyens la qualité de personnes. La colonisation a montré les dérives que ce type de raisonnement peut engendrer, puisque dans la mesure où le barbare incarne le non-humain, sa vie n’a pas de valeur. Cette dynamique d’opposition entre civilisation et barbarie, c’est-à-dire entre reconnaissance à l’ennemi de sa qualité d’être humain ou non, ouvre la porte à un nouveau type de conflit au sein de l’Europe, motivée par des causes pouvant dépasser les justifications politiques ou territoriales traditionnelles. Une dimension personnelle, fondée sur la qualité d’humain se dessine ici et pose les jalons de dérives sans précédent entre nations européennes.
Néanmoins, un vent pacifiste minoritaire souffle sur l’Europe et se traduit par des prises de position courageuses, notamment d’intellectuels et de politiciens. Comme en témoigne l’assassinat de Jean Jaurès, ces derniers expriment leurs convictions au risque de leur vie. Toute une réflexion émerge autour de l’octroi du statut de personnes à chaque combattant, sans distinction entre les camps. Ceci requiert une vision supranationale, dans laquelle le soldat ne représenterait plus seulement le citoyen modèle défendant sa patrie, mais existerait également au-delà de sa propre nation, en tant qu’être humain doté de droits. Henri Dunant, homme d’affaires suisse ayant assisté en tant que témoin à la bataille de Solferino du 24 juin 1859, se trouve à l’origine d’un mouvement visant à humaniser la conduite des hostilités. Alarmé par les conditions dans lesquelles se trouvaient les soldats blessés, il organisa de manière improvisée une aide médicale pour tous les blessés, indépendamment de leur nationalité. Il proposa ensuite dans son ouvrage Un Souvenir de Solferino la mise en place de services d’assistance médicale indépendants afin de porter secours aux blessés de guerre. Cette idée entraîne la création, en 1863, du Comité international de la Croix-Rouge et l’adoption l’année suivante de la première Convention de Genève pour l’amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne. Ce texte constitue le premier instrument de codification du droit international humanitaire, c’est-à-dire du droit cherchant à limiter, dans une certaine mesure, les maux des individus directement impliqués dans le conflit, quelle que soit leur nationalité. Il sera suivi par d’autres traités, principalement issus des conférences de la paix de 1899 et 1907, offrant une protection aux prisonniers de guerre et aux habitants des territoires occupés et régulant l’emploi de certains moyens et de certaines méthodes de guerre tels que l’utilisation de poisons. Cet esprit novateur se situe en opposition directe des nationalismes marqués du début du XXe siècle, plaçant pour la première fois l’individu au premier plan et au-dessus des ambitions nationales.
C’est dans ce contexte que Romain Rolland fait paraître en septembre 1915, un long article dans le Journal de Genève intitulé « Au-dessus de la mêlée ». Défiant l’opinion majoritaire de son temps, l’auteur souhaitait, lui aussi, se placer au-dessus du nationalisme destructeur qu’il perçoit à la veille des hostilités. L’écrivain est avant tout un humaniste souhaitant s’inscrire en dehors de la conjoncture politique de son temps afin de privilégier la mise en avant d’un patrimoine culturel commun à l’Europe. Il se passionne de littérature, mais aussi de musique, d’histoire et de philosophie, thèmes qu’il inclut dans ses thèses, pièces de théâtre, romans, essais, et articles. Son œuvre, témoignant d’une ouverture d’esprit sans conteste, ne connaît pas de frontières. D’ailleurs, dès 1904, l’auteur publie le premier des dix volumes de son roman-fleuve, Jean-Christophe, présentant la vie de Beethoven. Le choix d’un musicien allemand comme figure centrale de son récit revêt une signification particulière dans le contexte d’une animosité franco-allemande grandissante. Il démontre une volonté consciente de mettre en avant un art attestant de l’existence et de la grandeur d’une civilisation, en confrontation directe avec l’idée de « barbarie » allemande. Il s’agit donc d’un affront direct au nationalisme grandissant au sein des nations européennes, mais aussi d’une prise de position en faveur de l’homme, contre le citoyen. Cet humanisme transfrontalier se retrouve également à travers les nombreuses correspondances qu’il entretient avec des philosophes et écrivains étrangers tels que Rabindranath Tagore. En effet, ces échanges intellectuels démontrent une soif d’apprendre d’une culture différente, sans jugement de valeur ou prétention de supériorité. Romain Rolland reçoit, en 1915, le prix Nobel de littérature « comme hommage rendu au grand idéalisme de ses écrits ainsi qu’à la sympathie et à la vérité avec lesquelles il a peint différents types humains ». Cette consécration littéraire vient donc affirmer et souligner l’humanisme de l’écrivain.
II. Condamner la guerre et les crimes commis sur la base d’un impératif moral
L’article « Au-dessus de la mêlée », de 1915, intègre les convictions pacifistes et humanistes de l’écrivain. Romain Rolland y laisse libre cours à sa pensée et à ses émotions et déploie au fil d’exclamations, d’interrogations et de figures de style son arsenal le plus précieux pour s’indigner, dénoncer et condamner la guerre. L’ouverture de l’article, sur fond de propos grandiloquents caractéristiques de l’écriture de l’époque, illustre la force des mots sous la plume du littérateur : « Ô jeunesse héroïque du monde ! Avec quelle joie prodigue elle verse son sang dans la terre affamée ! Quelles moissons de sacrifices fauchées sous le soleil de ce splendide été !… » Cette proclamation, lyrique et imagée, témoigne de la colère de l’écrivain qui déplore par anticipation la perte de toute une jeunesse partant au front. Il apostrophe en premier lieu tous les soldats, sans distinction de camp, « le monde » seul constituant sa limite géographique. Puis, il déplore le sacrifice des combattants, insistant sur leur « jeunesse », et donc peut-être, comme le laisse entendre l’adjectif « héroïque », leur intrépidité, mais aussi certainement leur naïveté.
Se pose alors la question du sacrifice au nom de la patrie, puisque si la « jeunesse héroïque » se dit prête à mourir dans un élan de fierté nationale, la réalité de la guerre et l’anonymat dans lequel de nombreux soldats se retrouvent plongés après leur mort semblent bien éloignés du concept de gloire. Déjà au XVIIIe siècle, Voltaire dénonçait ironiquement dans Candide le beau spectacle de la guerre, mettant l’accent sur la réalité du chaos prévalent et sur les maux engendrés par le conflit. Dans Les Noyers de l’Altenburg, récit fictif revenant en partie sur la Première guerre mondiale, André Malraux réfléchit lui aussi à cette problématique, soulignant les souffrances et la destruction massive découlant de l’utilisation du gaz. Lorsque la réalité prend le pas sur l’imaginaire héroïque, il ne s’agit plus d’admirer la beauté du sacrifice d’un citoyen, mais de constater les douleurs que sa bravoure guerrière engendre. Les maux d’un soldat peuvent alors inspirer un sentiment de pitié d’un soldat envers un autre, d’un citoyen envers un autre et contribuer à créer un sentiment de fraternité et d’humanité permettant de dépasser les frontières et de tendre la main à un ennemi qui reste avant tout humain. À ce titre, le film Joyeux Noël, de Christian Carion, met en scène les événements réels de fraternisation entre soldats ennemis de trois nations en guerre et rappelle l’humanité des soldats. C’est justement cette humanité que Romain Rolland met en avant dans son écrit de 1914.
L’auteur ne réprouve pas l’ambition des jeunes soldats qui, en dépit de leur zèle, n’obéissent qu’à leur devoir. Il expose et condamne l’attitude de leurs « guides moraux », notamment le catholicisme et le socialisme. En ce début de siècle, et au sortir de l’affaire Dreyfus, ces autorités se sont en effet imposées comme les deux guides moraux principaux, capables d’influer sur l’opinion publique et politique. Or, Romain Rolland leur reproche de compromettre leurs idéaux au profit d’une vision politique nationaliste et aux dépens de la survie de la jeunesse et de l’humanité. L’écrivain s’indigne contre leur hypocrisie dans la mesure où ces deux autorités justifient le sacrifice de la jeunesse par le mérite de l’acte ou par la nécessité de défendre la liberté, alors même que la fin recherchée se trouve dans l’aliénation et la destruction d’un autre peuple. C’est pourquoi il appelle chacun à se placer « au-dessus de la mêlée » et à réfléchir à l’humanité de l’ennemi. Il réclame une prise de distance afin de déterminer si les raisons données au conflit justifient la mort d’êtres humains. Comparant les conflits à un « jeu » entre nations, il ne trouve pas dans cette guerre imminente de motif valable.
Ceci donne lieu à un questionnement sur la justification de la guerre. Romain Rolland suggère-t-il que la préservation de l’humanité constitue une valeur absolue sans dérogation possible ? Dans l’affirmative, toute guerre devient inacceptable et condamnable dans la mesure où chaque conflit implique l’atteinte à la vie d’êtres humains. Ou propose-t-il un monde dans lequel les dirigeants deviennent plus responsables, et, reconnaissant une valeur égale à toute vie humaine, décident d’entrer en conflit uniquement lorsque leurs intérêts les plus graves sont menacés ? Déjà lors de la rédaction de l’Encyclopédie au XVIIIe siècle, s’amorcent de profondes réflexions, inspirées par les travaux de Montesquieu, sur ce sujet. L’entrée encyclopédique traitant de la guerre propose une liste de causes la rendant injuste : l’absence complète de justification, l’intérêt personnel, les justifications déguisées en motifs légitimes et une réponse non adéquate au tort reçu. Depuis, ces réflexions ont évolué dans la même lignée et, aujourd’hui, l’entrée en guerre constitue le droit d’un État souverain, lorsque celle-ci est justifiée. Il serait d’ailleurs utopique d’envisager un monde dans lequel seul le règlement pacifique des conflits reste l’option, au nom de la valeur supérieure de l’être humain.
L’appel de Romain Rolland constitue certainement davantage un appel à la réflexion. Dans son interrogation, « n’auriez-vous pas dû vous appliquer à résoudre dans un esprit de paix (vous ne l’avez même pas, sincèrement, tenté) les questions qui vous divisaient ? », se trouve une exhortation à considérer, en priorité par rapport aux causes de la guerre, les êtres humains de chaque nation belligérante. Il souligne que les nations européennes ne se « haïssent pas ». Il semble ainsi mettre en avant une question de proportionnalité entre le sacrifice de soldats nécessaire à la guerre, et les raisons avancées derrière ce sacrifice, qui, dans ce cas, ne lui apparaissent pas valables. L’écrivain appelle donc les nations à considérer en priorité un règlement pacifique des tensions, plutôt que de trouver des prétextes pour continuer « un jeu » de pouvoir aux dépens de la vie des soldats de chaque nation. Il ne semble pas exclure la possibilité que certaines guerres soient justifiées, mais de telles justifications n’apparaissent pas clairement dans le texte. Romain Rolland place indéniablement la valeur de la vie humaine au-dessus des considérations politiques, économiques et territoriales de son temps. En critiquant haut et fort la décision des dirigeants politiques d’entrer en guerre, l’écrivain prend le parti de s’engager du côté de valeurs qu’il juge supérieures aux motifs du conflit.
Néanmoins, il a conscience du fait que « le torrent est lâché » et qu’un conflit désastreux s’avère inévitable. Il défend alors l’idée d’une justice pour les combattants puisqu’à défaut de pouvoir prévenir la guerre, il réclame que ces derniers soient considérés en tant qu’êtres humains sur le champ de bataille. Son argumentation se situe donc sur deux fronts : d’une part, il condamne l’entrée en guerre ; mais, d’autre part, convaincu que rien ne pourra empêcher le conflit, il recommande la création d’une « d’une Haute Cour morale […] d’un tribunal des consciences, qui veille et qui prononce sur toutes les violations faites au droit des gens, d’où qu’elles viennent, sans distinction de camp ». Ce dernier point admet une résignation à la conduite des hostilités, mais cherche à limiter les crimes commis lors des combats, en conformité avec le droit humanitaire émergeant. Cette branche du droit, développée notamment suite aux travaux d’Henri Dunant, prohibe certaines pratiques particulièrement inhumaines dans la conduite de la guerre, telle que le deviendra l’utilisation de gaz.
Parallèlement à ces développements, se construit également un tribunal, « le tribunal de La Haye » tel que mentionné par l’écrivain, qui correspond à une organisation née de la première conférence de la paix organisée en 1899 à l’initiative du tsar Nicolas II. Cette cour vise au règlement pacifique des conflits entre nations à travers la médiation ou l’arbitrage. Sa portée se situe donc au niveau étatique et en amont du conflit sans volonté directe d’adresser les violations des droits individuels découlant des combats. En d’autres termes, son fondement réside dans une volonté politique plus que sur la base d’un impératif éthique. Romain Rolland précise que la « Haute Cour morale » envisagée « compléterait et concrétiserait le tribunal de La Haye ». Alors que la première viserait à garantir un traitement humain des soldats (mais n’empêcherait pas les combats), le second permet lui justement de prévenir les conflits. L’institution envisagée par l’écrivain serait donc complémentaire au tribunal existant et n’interviendrait qu’en dernier lieu, la prévention de la guerre restant selon lui l’idéal à atteindre.
L’appel pacifiste de l’écrivain inspire un respect profond pour l’humanité tout entière et se place en continuation directe des réflexions de juristes et de diplomates sur le droit humanitaire. Il souhaite prendre de la hauteur par rapport aux divisions entre États pour ne plus considérer les soldats en tant que nationaux d’un État précis, mais plutôt en tant qu’humains bénéficiant, à ce titre et impérativement, d’une certaine protection. Nous suggérons que sa pensée humaniste, dans la lignée de pensées novatrices conférant à l’homme, quelle que soit sa nationalité, certains droits, annonce un tournant décisif dans le développement du droit international. En effet, traditionnellement, le soldat ennemi ne bénéficie pas de droits reconnus et garantis par toutes les nations parties au conflit. La nouveauté apportée par les débuts du droit humanitaire, et par les réflexions de Romain Rolland réside dans la volonté de créer des règles permanentes, universelles et reconnues de manière multilatérale. Ainsi, l’impératif moral d’une conduite plus humaine des hostilités vise à reconnaître que des ennemis potentiels, en tant qu’êtres humains, bénéficient de certains droits qui ne se rattachent pas à leur nationalité et, donc, à leur statut d’ami ou ennemi en période de conflit. Émerge alors l’idée de droits supranationaux, communs à l’humanité tout entière et de laquelle ne saurait être exclu un national ennemi.
III. Un appel humaniste, précurseur d’une conceptualisation et d’une mise en œuvre de la justice internationale
Au-delà d’un questionnement moral quant au traitement plus humain des soldats de toutes nations en temps de guerre, une autre interrogation préoccupe gravement Romain Rolland. Il exprime en effet son grand désarroi face à la possibilité d’un « épuisement total de l’humanité » à force de guerres fratricides. Cette crainte plane sur l’air du temps et sera exacerbée par le conflit faisant prendre conscience aux nations européennes de leur vulnérabilité. Paul Valéry s’exprimera d’ailleurs « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». De la même manière, l’essai d’Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident présente une conception cyclique des grandes civilisations qui naissent puis meurent dans l’ordre des choses. Dans son texte, Romain Rolland exprime son souhait de voir survivre les civilisations françaises et allemandes. Il insiste sur l’existence de la civilisation allemande, au même titre que la civilisation française. Il cite à l’appui de son argumentation de nombreux auteurs, philosophes, musiciens des deux nations et à renommée mondiale, soulignant ainsi l’hypocrisie d’une distinction entre barbarie et civilisation. Il s’exprime en disant « Tuez les hommes, mais ne tuez pas les œuvres ». Ceci ne constitue certainement pas une invitation aux combats puisque, nous l’avons noté, l’écrivain s’oppose fermement à la guerre. Nous comprenons donc ce passage sur un plan plus philosophique, l’écrivain enjoignant les peuples à ne pas succomber à la tentation de créer superficiellement la « barbarie » de la nation ennemie. Certes, si les hostilités doivent prendre place, les soldats mourront, mais ceci ne devrait pas être accompli au nom de la supposée barbarie de l’autre et dans le but de détruire cette non-civilisation.
Nous percevons alors une pensée novatrice, intrinsèquement fondée sur les implications éthiques découlant de l’humain. Romain Rolland tente de démontrer que la nation allemande, dotée d’une grande culture, n’est pas barbare, mais bien humaine. Il refuse donc une guerre justifiée sur la base de l’inhumanité de l’autre. Or, ce raisonnement ouvre une voie absolument novatrice pour des réflexions ultérieures sur la guerre. La Première guerre mondiale s’apparente aux guerres antérieures caractérisées par des disputes de territoires impliquant principalement des soldats. Néanmoins, nous discernons à travers la dichotomie barbare/civilisation animant les forces du conflit, une nouveauté dans la manière de percevoir ce dernier. L’ennemi ne représente plus seulement un territoire à conquérir, mais matérialise le manque de civilisation, le barbare, l’inhumain. Cette conception, nouvelle entre nations européennes, voit le jour dans le contexte de l’impérialisme européen justifiant ses conquêtes par la barbarie des nations colonisées. La préoccupation de Romain Rolland fait donc ressortir une dimension nouvelle des hostilités, ancrée dans l’idéologisation du conflit. Bien entendu, les guerres ultérieures nous montrent combien la Première guerre mondiale reste loin du conflit idéologique. Néanmoins, nous avançons l’hypothèse qu’une distinction entre ami et ennemi soulignant expressément la barbarie de l’autre crée la possibilité de dérives idéologiques.
En ce sens, la pensée de Romain Rolland fait œuvre de précurseur dans le développement de la justice internationale, puisqu’elle ouvre la voie vers les réflexions aboutissant à l’obligation morale, puis légale, de préserver l’humanité et, par conséquent, d’interdire tout acte visant à anéantir l’humain chez l’autre, chez l’ennemi. Il faut attendre les événements tragiques de la Seconde guerre mondiale pour que la valeur supérieure de l’humain soit véritablement reconnue. Cette guerre idéologique impliquant des soldats, mais aussi pour la première fois à une telle échelle des civils, voit la mise en place d’un système d’élimination systématique des Juifs et autres personnes persécutées. L’ampleur et la systématisation du meurtre de millions de civils aboutissent à une prise de conscience, mais aussi à une volonté d’action, notamment de la part des dirigeants politiques, pour qu’un tel désastre ne se reproduise plus. Intervient tout d’abord la reconnaissance, par le biais du langage. En 1943, dans le cadre d’un travail avec l’organisation nouvellement créée des Nations unies, le juriste juif polonais Raphaël Lemkin propose le mot de « génocide » pour désigner le meurtre des membres d’un groupe. Ce terme sera repris par les conventions internationales ultérieures définissant le génocide comme des actes criminels commis avec « l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux». Le motif constitue la caractéristique fondamentale de la définition : ce qui compte est la volonté d’éliminer certains êtres humains, persécutés sur la base de critères spécifiques. Ceci constitue une avancée sans précédent dans la mesure où le langage, puis le droit, interdisent l’acte de tuer dans le but de nier et de détruire l’humanité d’un groupe.
D’un point de vue philosophique, le rapport à l’autre, la conscience de l’autre existant en tant qu’humain pourrait justifier le développement de règles visant à préserver cette humanité. Le philosophe Emmanuel Lévinas développera dans sa théorie, le concept de responsabilité pour autrui, c’est-à-dire, la conscience et la reconnaissance de l’autre en tant qu’humain de laquelle découle l’interdiction de tuer, voire l’obligation de protéger. Selon lui, la relation à l’autre passe d’abord par le visage et revêt d’emblée une qualité éthique, puisque c’est par le regard de l’autre que s’impose le commandement de ne pas tuer. Cependant, comme le déplore Romain Rolland, les forces morales traditionnelles peuvent parfois abandonner leurs principes éthiques et fermer les yeux sur l’humanité de l’autre. Il reproche principalement au socialisme et au catholicisme d’avoir oublié leurs idéaux et, en proposant la création d’une instance juridique, il se tourne vers une autre force qui, elle, aura le pouvoir, sinon de contraindre, du moins de punir les violations découlant de principes éthiques. Cette réflexion avant-gardiste démontre une volonté de veiller à la mise en œuvre des principes de principes moraux supérieurs, communs à l’humanité. Or, certains éléments de cette vision pionnière se retrouvent dans les cours de justice internationales développées à la suite de la Seconde guerre mondiale.
En effet, ce deuxième conflit mondial a abouti à la création de règles interdisant certains types de comportement en temps de guerre. Le concept de génocide s’est ainsi forgé aux côtés d’autres types de crimes, tels que les crimes contre l’humanité, qui consistent en une attaque systématique contre une population civile, et les crimes de guerre, c’est-à-dire, des actes commis en violation du droit humanitaire. Le procès de Nuremberg, qui se déroule du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, constitue un développement notable sur ce point, puisque, pour la première fois dans l’histoire, des individus sont jugés et condamnés, notamment pour crimes contre l’humanité et pour crimes de guerre. Cette étape cruciale ancre dans les rapports entre États, par l’application de la justice, l’idée de reconnaissance de droits communs à tous les êtres humains, y compris les minorités. Les trois types de crimes décrits, génocides, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, reposent sur un socle commun : le désir de primauté d’une éthique en période de conflit, visant à protéger l’humain.
Une cour permanente à vocation universelle existe aujourd’hui pour réprimer ce type de crimes. Il s’agit de la Cour pénale internationale (CPI), créée en 2002. Dans les valeurs animant cette institution résonnent les propos de Romain Rolland prônant la création d’un « tribunal des consciences », puisque son traité fondateur, le Statut de Rome, précise dans son préambule que sa création est justifiée par la commission de crimes qui « heurtent profondément la conscience humaine ». Ainsi, certains crimes apparaissent intolérables aux yeux d’une humanité chérissant une morale commune. L’humanité représenterait un tout indivisible, uni sous le dôme d’une conscience collective qu’aucun ne saurait aliéner sans l’intervention salvatrice d’une justice universelle. À défaut de se montrer à la hauteur de sa tâche, soit la préservation de son essence même, l’humanité serait condamnée à s’autodétruire, d’où la nécessité de tribunaux voués à assurer la mise en œuvre d’une vision éthique commune.
L’humanisme de Romain Rolland ne connaît pas de frontières, son internationalisme ayant d’ailleurs fait l’objet, au départ, d’âpres critiques. Il préconise l’action de la justice « sans distinctions de camps », de la même manière que la CPI a pour ambition de poursuivre tous les crimes entrant dans sa compétence, indépendamment de la nationalité de leurs auteurs. Par ailleurs, la CPI poursuit généralement les individus portant la responsabilité la plus lourde. Dans son article, Romain Rolland présente l’ébauche d’une responsabilité des dirigeants politiques lorsqu’il affirme : « Ces guerres, je le sais, les chefs d’État qui en sont les auteurs criminels n’osent en accepter la responsabilité ». Selon lui, il n’y a aucune « fatalité » dans la guerre, mais des dirigeants politiques qui la dessinent et des individus qui la cautionnent par leur silence. Si chacun porte ainsi le lourd fardeau de la disparition de toute une génération, de la « jeunesse héroïque » s’adonnant à son « devoir », les gouvernants semblent les plus coupables puisqu’ils ont, de par leur fonction, la charge de guider la morale de leurs populations.
Romain Rolland fait preuve d’audace et d’innovation en condamnant la guerre entre nations européennes et en ouvrant la voie vers une justice internationale fondée sur les principes d’une conscience humaine commune. Il visait incontestablement la répression de crimes commis principalement contre des soldats, son époque connaissant les guerres de territoires, et non pas les guerres idéologiques ciblant intentionnellement des civils. Néanmoins, sa réflexion sur la mise en place d’une Cour de justice destinée à faire respecter le droit ancré dans des considérations éthiques se retrouve comme pierre angulaire de nos tribunaux internationaux.
Conclusion
L’article « Au-dessus de la mêlée » constitue aujourd’hui l’un des textes incontournables de dénonciation de la guerre. La puissance des images évoquées par l’écriture souligne le désarroi de l’auteur face à l’irresponsabilité de « l’élite européenne » qui entraîne sa jeunesse dans un conflit sanglant. Il condamne les combats armés entre nations, redoutant la destruction de sa civilisation. Face à l’urgence de la situation, contre laquelle les « puissances morales », le catholicisme et le socialisme ont refusé de s’élever, l’écrivain fait appel à la justice. Il s’agit de rétablir l’ordre en punissant les crimes commis en violation du droit et des valeurs morales partagées par les nations occidentales. Tout comme nos tribunaux internationaux contemporains, la notion d’existence d’une conscience commune à l’humanité est essentielle à son argument. Il se place ainsi en précurseur d’une réflexion sur la justice internationale.
Informations complémentaires
Auteurs / Invités | Fanny Levau |
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Thématiques | Guerres mondiales, Humanisme, Justice, Penseurs et société, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses |
Année | 2018 |