Réflexion sur les rapports entre les notions d’identité, de nation et de nationalisme
Description
Il n’est pas inintéressant, à l’heure actuelle, d’essayer de dévoiler les relations reliant des notions aussi ambiguës que celles d’identité, de nation et de nationalisme. En effet, dans le contexte de la construction européenne, les États membres peinent à s’accorder sur les formules essentielles donnant un sens à l’Union, quand ils s’imaginent, à tort ou à raison, que celles-ci puissent porter atteinte à leur liberté de manœuvre ou même à leur indépendance. Au surplus, ces États voient se développer, à l’intérieur même de leurs frontières, tantôt des velléités, tantôt des tendances plus affirmées d’autonomie, voire d’indépendance. « En nationalité, écrivait l’historien Jules Michelet, c’est tout comme en géologie, la chaleur est en bas ; aux couches inférieures, elle brûle. »
À l’appui de ces revendications présentées comme légitimes par ces couches, pour reprendre l’image de Michelet – qu’elles soient, au demeurant, nationales ou régionales – on s’abrite derrière des valeurs fortes ou centrales dont sont chargées les notions faisant l’objet de la présente réflexion. L’objectif de celle-ci consiste à s’interroger notamment sur les idéologies qui les sous-tendent.
L’identité d’une communauté ou, à un niveau plus élevé, d’un pays, est repérable dans le cadre d’une même organisation politico-administrative par le partage des mêmes valeurs fondamentales, des mêmes traditions ou encore de modèles de perception susceptibles d’inspirer nos pratiques et nos actions, tout en dégageant, de la sorte, une certaine uniformité sociétale.
Pourtant, on objectera que le recours à la notion d’identité, pour caractériser une communauté, peut faire penser à bien des aspects négatifs, sinon dangereux. Ce terme donnerait à entendre que les gens se replient sur eux-mêmes et rejettent, par conséquent, de façon parfois plus qu’inamicale ceux qui se situent en dehors de leur cercle. L’écrivain franco-libanais, Amin Maalouf a écrit, à ce sujet, un ouvrage remarquable au titre éminemment suggestif Les Identités meurtrières. Il y souligne particulièrement que l’appel à l’identité peut conduire aux pires dérives, comme l’ex-Yougoslavie en a donné le dramatique exemple.
Au contraire, d’autres regrettent, à l’exemple d’Alain Finkielkraut, une perte d’identité favorisée par un métissage de plus en plus encombrant et susceptible d’engendrer des séparatismes. Cet effet pervers de ghettoïsation ne serait rien d’autre qu’une réaction à des modèles de sociétés dans lesquels les individus risquent fort de ne pas se reconnaître. Tel est le sens de l’« identité malheureuse » dont parle l’auteur dans son dernier ouvrage. Bref, assez paradoxalement, on aboutirait à un résultat identique de repli sur soi-même, dans les deux cas extrêmes évoqués.
L’identité devient effectivement dangereuse dans l’hypothèse où une communauté efface une partie de ses valeurs ou de ses traits culturels pour mettre en évidence et revendiquer une caractéristique sociétale parmi les plus immédiatement perceptibles. On pense, par exemple, à la langue, à la religion ou encore à la race. Soit autant d’attributs parfois sacralisés au besoin.
Sans verser dans les pires extrémités des identités meurtrières ou malheureuses, la langue relève bien de cette pédagogie primaire et, par conséquent, mobilisatrice. Or il est clair que, si la langue est une condition nécessaire pour définir une ethnie ou une communauté, elle n’en est pas, pour autant, une condition suffisante. Tous les ethnologues sont d’accord sur ce point. Cette conception réductrice de l’identité et, par conséquent, de la culture qu’elle génère est trop souvent répandue – même dans les milieux réputés savants – alors que la langue s’inscrit notamment dans le contexte sociétal beaucoup plus riche des systèmes de valeurs partagés par ceux qui y vivent. Ainsi de la culture wallonne réduite à la culture française au motif que les Wallons parlent le français. C’est bien là confondre francité et francophonie. De tael is gansch het volk, disait-on jadis en Flandre pour promouvoir légitimement les parlers locaux ou régionaux. « La langue, c’est tout le peuple » proclamaient les Québécois, noyés dans un océan d’anglophonie, afin de préserver la langue française. Cependant, à l’heure actuelle, ces raccourcis perdent davantage de leur légitimité ancienne, pour se figer dans des slogans aux accents nationalistes.
On est donc au cœur du problème de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui une instrumentalisation conceptuelle, c’est-à-dire l’emploi d’un mot ou d’une idée, à des fins purement utilitaires. Ainsi, on peut se servir d’une notion rassembleuse à des fins politiques, peu avouables à l’occasion, en vue d’une action collective destinée à s’affirmer, sur la base d’un signe distinctif, pour combattre ceux qui ne l’affichent pas. Est-ce à dire qu’il faille condamner le terme, compte tenu de ses utilisations peu orthodoxes ? Nullement, puisque l’on pourrait argumenter de la même manière à propos des mots chargés très positivement comme la liberté ou la démocratie.
« Ô liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » a dit Madame Roland de la Platière, avant de monter sur l’échafaud en 1793. Quant à la démocratie, on sait les effets pervers qu’elle est capable de susciter. De plus, l’histoire, et parfois l’actualité, nous apprennent que des dictateurs – quelquefois parmi les plus ignobles – ont été élus démocratiquement… Dès lors, ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, dit la sagesse des peuples.
La nation recouvre bien des significations. L’historien belge, Jean Stengers, en relève au moins sept. On épargnera, ici au lecteur, l’énumération fastidieuse de toutes ses définitions pour n’en retenir que les plus courantes.
La nation, c’est tout d’abord, à l’évidence, un État. Il n’est d’ailleurs de nations que d’États, en regard du droit international. Pourtant, voici que des ethnies ou des communautés s’octroient ou se voient octroyer la qualité de nation. On citera, à titre d’exemples, la Flandre belge et le Québec. Le gouvernement de la communauté flamande a officiellement reconnu la Flandre comme étant une « nation ». Stengers rappelle d’ailleurs à ce sujet que le gouverneur d’une province flamande, Hendrik Baels, parlait déjà de « Onze Vlaamsche natie » en 1939. En revanche, le Québec s’est vu reconnaître le titre de nation par la Chambre des Communes canadienne en novembre 2006, à l’initiative du Premier ministre anglophone Stephen Harper. La Chambre des députés admit que « les Québécois forment une nation au sein d’un Canada uni ». La fin de la motion, adoptée à une très large majorité, revêt, bien entendu, toute son importance. On peut se demander si, en l’occurrence, le Parlement ne donnait pas un os à ronger aux souverainistes pour les consoler de leur échec à vouloir obtenir l’indépendance de la Belle Province et, par là, pour apaiser des passions. Un raisonnement quasi identique pourrait être appliqué à la Flandre où, à la faveur de cet octroi symbolique, on cherchait peut-être à neutraliser des velléités nationalistes ou indépendantistes.
La nation, en un troisième sens, évoque la vieille idée d’Ernest Renan, à savoir la volonté de vivre ensemble et son existence assimilée à un plébiscite de tous les jours pour continuer la vie commune. Ce troisième sens rejoint celui de l’État ou du pays pour lui donner une forte connotation sentimentale et patriotique. Elle fait appel à l’Histoire (avec un grand H), aux ancêtres, au devoir de transmission d’un même héritage qui plonge, dès lors, ses racines dans un passé très lointain. Le romantisme du XIXe siècle se caractérise effectivement par l’éveil des nationalités. Dans cet esprit, les nouveaux régimes s’efforcent de faire coïncider l’État avec l’idée de nation, dont les germes ou les prémices sont exhumés pour mieux cimenter le patriotisme naissant. C’est une des raisons pour laquelle on parle, à ce propos, d’« État-nation », par opposition à des États de plus fraîche émergence à l’époque d’une opposition souvent factice, faut-il le dire.
Par ailleurs, le terme de nation tend à être couplé à celui de patrie et, plus tardivement, à le supplanter. Les hymnes nationaux confortent, par des textes aujourd’hui très désuets, ce sentimentalisme romantique où l’État-nation y est promu supérieur aux autres ou encore sont pleins d’appels aux armes et de fureur comme l’illustre le texte de La Marseillaise. Soit dit, par parenthèse, autant de textes qui mériteraient à l’heure actuelle, un sérieux dépoussiérage…
L’organisation internationale créée par le traité de Versailles, en vue de maintenir la paix et de favoriser la coopération entre les peuples, a donc adopté l’appellation de « Société des Nations » en 1920. Celle qui lui succéda en 1945 – et qui aurait pu s’appeler l’Organisation des Pays Unis – reprend le terme ambigu de nation, bien que les communautés ainsi étiquetées ne pas représentées comme telles à l’Onu.
L’idée de nation conduit inévitablement à celle de nationalisme. Le nationalisme évoque la réaction d’une communauté brimée dans ses aspirations légitimes, comme ce fut le cas autrefois en Flandre, lorsque sa propre classe dirigeante se targuait de sa francophonie, au mépris des dialectes. Celle-ci y voyait un signe important de distinction et, partant, de discrimination sociale, le cas échéant.
Le nationalisme, ce fut aussi l’exaltation de la patrie en danger, comme à l’aube des deux guerres mondiales. Toutefois, ce concept s’est chargé de connotations franchement négatives, dans la mesure où il a été très souvent associé au communautarisme, que le sociologue français, Alain Touraine, dénonce à travers des partis politiques l’exploitant pour se transformer en agences électorales, au lieu de défendre des projets de société. Autrement dit, sans aller jusque-là, le communautarisme implique le repli de la communauté sur elle-même et le rejet de quiconque refuse d’être assimilé purement et simplement à cette entité et à ses valeurs. Roger Martin du Gard remarquait déjà dans La Mort du père que « ce ne sont pas les patriotes, ce sont les nationalistes du XIXe siècle qui, dans chaque pays ont faussé la notion de patrie ».
C’est précisément ce nationalisme étroit et instrumentalisé qui secoue aujourd’hui l’Europe et en agace la construction dans une perspective identitaire. Pour mieux la discréditer, on l’associe, cette fois, au « populisme », dont le sens plus rien à voir avec cette école littéraire dépeignant avec réalisme l’ordinaire de la vie des gens du peuple. On y dénonce plutôt une idéologie faisant appel à des ressorts de type démagogique.
Dans les débats qui animent ou passionnent, selon les cas, la vie politique belge, le nationalisme se refait, à l’occasion, une certaine virginité. On entend, en effet, aujourd’hui parler d’un « nationalisme positif » pour mieux le contraster avec un nationalisme populiste.
En conclusion, si l’homme est incontestablement un être intrinsèquement social, c’est qu’il a besoin de se sentir dans un environnement au sein duquel il se reconnaît. Une société sans traditions est une société morte. Rejoignant, en quelque sorte – et de la façon imagée qui sied au poète – le point de vue ethnologique, Patrice de la Tour du Pin écrivait que « les pays qui n’ont plus de légendes sont condamnée à mourir de froid ». Les sociologues, quant à eux, parleraient plus scientifiquement, à ce propos, de sociétés anomiques, au sens où l’individu ne sait plus à quelles normes se référer. Or les gens ont besoin de ces formes de sociabilités qui leur permettent, non seulement de se reconnaître, mais également d’être reconnus. Ce sentiment, qui permet d’identifier la communauté ou le pays, ne doit pas être cultivé à la faveur d’une assimilation qui en gomme les différences, mais dans le cadre d’une intégration capable de les respecter. Une identité bien comprise répond sans doute à ce besoin fondamental de l’individu.
Informations complémentaires
Année | 2013 |
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Auteurs / Invités | Michel De Coster |
Thématiques | Ethnologie, Identité, Jules Michelet, Nation, Nationalisme, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Société des nations |