Description
Question essentielle s’il en est.
Le non-croyant peut-il vivre pleinement sa distance à l’égard de la foi s’il entend vivre une spiritualité ?
En d’autres mots, pour aller droit au but : le matérialisme rigoureux est-il la condition nécessaire de la vie d’un athée ou d’un agnostique ?
Le rationalisme exclut-il, péremptoirement, la spiritualité ?
J’ai évidemment dû traiter de ce questionnement en écrivant mon ouvrage Les mondes du sacré. Et mon préfacier « laïque », Roger Lallemand, a été, en conséquence, confronté à l’analyse du contenu et de la dimension de la spiritualité. Et de son corollaire, le sacré.
Roger Lallemand a ainsi écrit :
Certes l’homme peut vivre sans être porté par le sacré et ne pas être fasciné par lui. Mais il arrive que certains matérialismes – trop étroits – ne rendent pas compte à suffisance des exigences de la spiritualité, quel que soit le statut qu’on lui donne, qu’elle soit posée comme fruit de la matière, de hasard ou d’une énergie transcendantale.
À tout le moins, les laïques doivent-ils (…) connaître mieux (le sacré des religions), ce qu’ils traitent souvent comme un poison de leur conviction, ne serait-ce que pour pouvoir nommer leurs esclavages intérieurs. Bien des non-croyants, il est vrai, redoutent l’approche du sacré (…). Mais les courants multiples de la libre pensée occultent souvent leur propre sacré, un sacré qui vient de l’immanence.
Et de citer, par exemple, la Déclaration des droits de l’homme. Chaque homme est alors égal en dignité et en droit.
Cette approche est également la mienne, et le sacré voit ainsi son champ s’élargir considérablement. Il ne relève plus seulement du « royaume » de la transcendance, mais inonde les terres de l’immanence. Du moins si nous accordons à ce sacré une définition qui, elle-même, déborde l’espace du religieux.
Quelle définition ?
Le sacré est ce qui nourrit la raison de vivre de l’homme.
Les droits de l’homme pour un Lallemand, le sacrifice à l’autre pour un Ferry, l’action artistique pour un Nietzsche, l’art sacré pour un Malraux, la patrie pour un De Gaulle.
Et la spiritualité ?
Elle n’est pas similaire, exactement, au sacré. Mais de la même famille. Elle est la mère, la source, l’origine du souffle qui porte l’homme vers la part élevée de son destin, comme le vent porte l’oiseau en altitude.
L’accaparement de la notion de spiritualité par les religions est abusive, sinon intéressée.
Il est peu tolérable que les croyances seules prétendent être capables d’élever l’esprit à l’altitude où planent les aigles et estiment que la libre pensée ne fait que gérer une humanité de manchots errant sur la banquise du vil matérialisme, de la froide raison.
La spiritualité est ainsi l’aile de l’homme.
La façon dont il a appris à voler importe peu, pour autant qu’elle soit probe.
Évidemment, la spiritualité pour un non-croyant ne peut s’élaborer qu’au départ de la matière. Car l’esprit est pour lui une complexification de cette matière.
La célèbre école bouddhique du yogacara vijnanavadin (« reconnaître par le yoga que la pensée promeut la réalité ») enseigne que ce qui engendre la transmigration, la réincarnation, est le flux insatisfait de la pensée du défunt.
Celui-ci « manque » son extinction totale, l’entrée en dilution finale dans le Néant, parce qu’il n’a pas su préparer sa mort en jugulant ses désirs, en apaisant l’agitation de son Ego.
Le flux de sa pensée va nourrir un nouvel habitat, un nouveau corps provisoire. Comme une flammèche encore vivace passera du corps d’une bougie presque morte à la pointe d’une autre bougie neuve pour y resplendir de plus belle.
Cette doctrine répond à la question pertinente de beaucoup d’Occidentaux : puisque le bouddhisme – philosophie à l’origine – n’admet pas la notion d’âme, d’une flamme déposée par un dieu dans sa créature, quel est alors l’élément se perpétuant d’incarnation en incarnation ?
La « pensée » est une excellente réponse, car elle n’est pas une substance matérielle, dégradable, mais elle émane cependant de la matière altérable qui constitue l’individu.
Si l’esprit est – sans aucun doute pour un non-croyant – une prestigieuse « fumée invisible » de la matière la plus évoluée, il n’y a plus aucune raison de refuser ce que cet esprit peut nous offrir en dehors du seul usage de la raison.
C’est-à-dire, l’univers éblouissant de l’art, de l’amour vécu en profondeur, de l’engagement envers autrui, de la spéculation philosophique, de la dynamique de la science.
Ce qui amena la Sainte Inquisition à brûler Giordano Bruno à Rome pour avoir prolongé la théorie scientifique de Copernic sur la priorité du Soleil par rapport à la Terre tournant autour de lui, en affirmant que dès lors devenait évidente une pluralité des mondes dans l’univers.
Tour à tour chartreux, calviniste, puis luthérien, Bruno expliqua sa versatilité d’options en estimant que seule la philosophie pouvait envisager le destin humain, la théologie – considérée comme secondaire – ne concernant que la morale et l’organisation sociale !
Impardonnable pour Rome.
Et ceci démontre bien qu’un certain versant de pensées empreint de spiritualité laïque peut fort heureusement compromettre l’équilibre de l’autre versant, celui de la spiritualité transcendante ; celle que de nombreuses religions utilisent comme l’instrument d’une aliénation de l’esprit mené vers l’intolérance, vers l’intégrisme.
Giordano Bruno l’a excellemment prouvé : la déduction philosophique peut s’inscrire en aval de la déduction scientifique, dont elle amplifie le message. La philosophie n’est plus une errance éventuellement « divagante » d’esprits qui se complaisent dans le délire de labyrinthes souvent inextricables, mais une véritable construction du raisonnable. Et une arme redoutable contre l’emprise de structures dogmatiques.
Socrate et Sénèque parmi bien d’autres le payèrent aussi de leur vie.
Cet ensemble de réflexions posé, nous pouvons aller plus loin dans notre interrogation sur le sacré, cet « écho » de la spiritualité.
Je l’ai dit : à mes yeux, le sacré peut parfaitement être laïque, librement pensé, s’il est issu de la réflexion humaine, s’il naît de l’immanence. Un sacré dont le contenu est adogmatique, librement examiné et, partant, toujours révisable et individualisé.
Pour une telle laïcité, ce sacré-là n’obéit à aucun absolu qui ne soit tamisé au filtre vigilant de la raison.
Qu’elle est belle cette phrase de Malraux, athée s’il en est, dans son livre Les Voix du silence !
L’absolu n’a ni forme ni nom ; il se glisse dans les merveilles de l’art sacré.
Mais voilà que renaît notre questionnement, sous un autre angle : la raison et l’art sont-ils mariables ?
Pour certains, la raison et l’art sont un vieux couple divorcé.
Leur vie en commun leur semble incompatible.
Nietzsche était de ceux-là : il oppose « l’esprit actif » de l’art au « comportement réactif » lié à la recherche de la vérité, serait-elle métaphysique ou scientifique.
Ce qui est « action » artistique est péremptoire à ses yeux, irréfutable, puisque cette action est par essence le fait individuel le plus plénier. Et cette démarche ne réfute aucune autre manifestation humaine. Elle n’engendre aucune querelle, aucun doute. Elle « n’affaiblit » pas la vie par un conflit d’argumentation.
Si Nietzsche préfère l’art à la raison, combien d’autres, et tout particulièrement dans le monde laïque occidental, accordent au contraire à la raison, au déductif causal, une primauté sur l’intuitif, sur l’esthétique.
Nous insistons bien : le monde laïque occidental. Car en Extrême-Orient, la non-croyance palpite au contraire dans un univers d’intuitions et de méditations organisées cette fois sur le rejet du lien causal.
Le bouddhisme cultive la « momentanéisation » de la pensée, isolant chaque image du film de la vie plutôt de se laisser prendre au piège du déroulement habituel de la pellicule qui donne une fausse impression de continuité au jeu des acteurs, leur procure une « existence » qui ne relève que du monde des apparences.
La cérémonie du thé, le tir à l’arc zen « découpent » le temps en séquences.
Et le taoïsme fait de l’art l’essentiel de sa démarche, car le geste esthétique désobéit par principe aux règles cartésiennes de la raison. Il est ainsi à la source des œuvres superbes de la Chine et du Japon, où la spontanéité intuitive de l’esprit et du geste de l’artiste atteint la perfection.
Comte-Sponville, très inscrit dans la pensée du bouddhisme, déclare ainsi préférer vivre comme vit le vent, changeant, évoluant à l’instant, que vivre comme vit la montagne édifiée figée.
Il cite Montaigne :
Voilà pourquoi le vent use la montage, qui ne l’use pas.
Malraux est littéralement obsédé par ce qu’il dénomme « l’antidestin » de l’homme, voué à l’éphémère, à l’inconsistance face à l’univers géant, et éternel à l’échelle de la dimension et du temps accordés aux hommes.
Ceux-ci vivent comme les insectes. Qui naissent, s’embellissent pour de brèves noces, pondent et meurent après avoir veillé – au fil de leur déclin – à assurer le sort de leur progéniture. Dont l’instinct, chimiquement gouverné, alimentera les jeunes performances reproductrices insouciantes et éperdues.
Un déterminisme inexorable servant certes l’espèce, mais guère l’individu.
Que le genre humain connaisse des sentiments d’affection, d’amour, ne change rien à la donne de ce destin semblable, si ce n’est pour le rendre plus pénible que celui de l’insecte heureusement inconscient.
Malraux, dans L’Intemporel et Le Musée imaginaire, considère que l’art représente – avec la solution religieuse qu’il réfute, car il répugne à aliéner l’humain en l’assujettissant à un divin quelconque – une voie royale pour s’émanciper de l’écoulement du temps.
Et il ajoute que l’homme ne peut retrouver une dignité que dans l’action :
Il doit laisser sa griffe sur la trace du temps.
Il faut mourir le plus haut possible.
Je n’écris pas pour ceux qui la vie suffit, car nul ne peut se contenter de vivre.
En conclusion, je dirai que l’algue peut se contenter de vivre. Elle peut se satisfaire d’être bercée par le flux et le reflux de la vague.
En plante qu’elle est, il est vrai, elle n’a guère le choix, sinon de « profiter » du milieu.
L’homme, lui, possède la conscience. Cette conscience ouvre à l’humanité des portes superbes de la réflexion, arme de la pensée.
L’homme a le choix de se demander ce qui le meut, le nourrit, le berce ou le détruit.
Il peut dépasser la vague locale qui le submerge et apprendre qu’elle vient de loin, de très loin, et qu’elle ira mourir sur un rivage comme toutes ses sœurs.
L’homme peut « envisager » l’océan.
Et il peut refuser de se limiter à la conception mécanique, scientifique, du phénomène. Refuser aussi d’admettre comme cause du mouvement de la houle l’effet d’une volonté surnaturelle.
Il peut s’interroger librement, sans mécanismes ni dogmes, sur le sens de la naissance et de la mort des vagues, sur le sens de l’existence.
Habité par la flamme qui nourrit la lumière de la vérité plurielle, l’homme en quête du dépassement de son destin gagnera une dignité.
Choix exaltant que celui-là, ou la conscience accepte de quitter les terres rassurantes des théories de Descartes ou des postulats de la Foi.
Cette fabuleuse aventure a pour nom « spiritualité ».
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Informations complémentaires
Année | 2010 |
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Auteurs / Invités | Jacques Rifflet |
Thématiques | Laïcité, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses |