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Islam et démocratie : je t’aime, moi non plus !
La démocratie et ses institutions politiques, basées sur un socle de valeurs, constituent l’essence de la « civilisation occidentale » depuis quelques siècles à peine. Pour autant, on ne peut pas dire qu’elles fonctionnent partout à la satisfaction de tous. À peine nées, elles sont en butte à la « particratie », à la « sociale-bureaucratie » (qui se caractérise par l’hypertrophie des fonctions intermédiaires telles que syndicats, mutuelles,… au détriment de l’intérêt général), à des formes de capitalisme sauvage. Quoi qu’il en soit, il est de bon ton de reconnaître que jusqu’ici l’humanité « n’a rien inventé de mieux ». (Pour éviter tout abus sémantique, nous laisserons de côté la démocratie des cités de la Grèce antique).
Au contraire du monde occidental, où la démocratie et ses valeurs apparaissent comme étant un « héritage des Lumières », le monde musulman dont on a coutume de dire « qu’il a connu son âge d’or et ses Lumières bien avant l’Occident », n’a rien inventé de semblable. Tandis que les théologiens musulmans conservateurs considèrent la démocratie, son postulat de base qu’est le « peuple souverain » et son instrument politique de prédilection que sont les élections au suffrage universel, comme étant des « inventions du diable », nos démocrates sont encore à se demander si l’islam est compatible avec la démocratie. S’ils en sont toujours à se poser la question, c’est parce que, vraisemblablement, ils ont peur de la réponse et, surtout, de ses implications. En effet, que faire des millions de musulmans qui vivent dans nos pays si on devait conclure que non, franchement, l’islam n’est pas compatible avec la démocratie ? Que faire de ces prédicateurs (qui sont parfois payés par les pouvoirs publics) qui prêchent la haine de l’Occident, de ses mœurs dissolues, de son postulat de base qui oppose la « souveraineté du peuple » à « la souveraineté de Dieu » ?
Quelle hérésie ? Quel blasphème ?
Il faut être hommes politiques, soucieux de réussite électorale, ou académiques « compassionnels » ou bobos islamophiles, pour affirmer que l’islam est compatible avec la démocratie, tandis que les Frères Musulmans ou autres champions de la taquiyya, du double discours, affirment que la démocratie et son corollaire, la laïcité, seraient parfaitement acceptables « au regard du Coran ». Nous sommes donc clairement en présence d’un double déni, les uns par trouille, les autres par calcul et arrière-pensée, en attendant que la démographie (islamique) règle le problème de la démocratie occidentale décadente.
Il n’y a pas « un » islam, mais « des » islams
Des questions telles que l’islam est-il compatible avec la démocratie perdent tout leur sens si on ne perd pas de vue une évidence : l’islam est pluriel.
« L’islam est pluriel, il y a autant d’islams que de musulmans ». Toutes conférences ou débats sur l’islam devraient commencer par cette citation qui est de Rachid Benzine, professeur d’université, auteur, entre autres, des Nouveaux penseurs de l’islam, co-directeur de la collection « Islam des Lumières » (chez Albin Michel). L’islam n’est jamais que ce que les musulmans en font. L’islam apaisé, mystique, spirituel des Soufis, qui répugnent à écraser une fourmi « parce que c’est une créature de Dieu », est une « déclinaison » parmi d’autres de l’islam, l’islam barbare des djihadistes violeurs en est une autre.
Il ne faut pas perdre de vue que l’islam n’a pas l’équivalent d’un Vatican. L’islam n’a pas de papes (les califes ne sont pas des papes). L’islam ne connaît pas de magistère, pas de directeur de conscience, pas de sacrements. L’hypersacralisation de traditions archaïques n’a rien à voir avec les sacrements tels qu’ils sont définis par l’Église catholique. Tout cela n’a pas empêché certains, au cours de l’histoire, de s’autoproclamer porte-parole de Dieu, de dire l’« orthodoxie ». Pour d’autres, ceux-là sont dans l’imposture, car le Coran ne proclame-t-il pas : « Il n’y a pas de contrainte en matière de foi » ?
Si l’islam est à ce point pluriel, deux questions viennent à l’esprit. Si l’islam est à ce point pluriel, comment se fait-il que cela ne saute pas aux yeux, d’où vient cette impression d’un islam « monolithique », imperméable à tout changement, à tout progrès, y compris scientifique et technologique, sous prétexte que « tout ce qui vient de l’Occident est invention du diable » ? D’où vient ce discours radical en termes de « nous musulmans », « vous mécréants », les musulmans qui ne pensent pas comme les obscurantistes étant considérés, eux aussi, comme des mécréants, voire des hérétiques, voire des traîtres, des apostats ?
La deuxième question est plus embarrassante : si l’islam est à ce point pluriel, toutes les déclinaisons possibles et imaginables de l’islam ont-elles leur place dans notre démocratie, dans nos sociétés sécularisées, dans notre État de droit ? La réponse est évidemment « non ». Mais alors, que fait-on de toutes ces déclinaisons qui, manifestement, sont un danger pour la cohésion sociale, voire pour la survie de nos démocraties ? Disons-le clairement, si la question de la compatibilité de l’islam, en tant que religion monothéiste, avec la démocratie a priori ouverte à toutes les religions dignes de ce nom, ne se pose pas, que faire quand il s’agit de dérives sectaires, sous prétexte de liberté de religion ? Le problème est que quand les dirigeants démocrates sont dans le déni, généralement par trouille, ce sont des partis qualifiés d’extrémistes qui deviennent seuls défenseurs des valeurs de l’Occident. Une chose est, enfin, de s’attaquer au radicalisme, quand il est déjà trop tard, une autre chose est de s’attaquer au substrat de fanatisme qui mène au djihadisme.
Consciemment ou non, certains de nos dirigeants ont semé l’islamisme ; en tant qu’idéologie politique totalitaire, nous récoltons tous le djihadisme et, peut-être bientôt, la guerre.
Le pétrole, la malédiction de l’islam
D’où vient cette impression d’islam monolithique, ultraconservateur, pour ne pas dire franchement obscurantiste, qui semble être la version dominante de cette religion à travers la planète ?
Au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, le président Roosevelt et le roi Saoud d’Arabie ont signé un pacte (le Pacte de Quincy, du nom du navire américain à bord duquel l’affaire a été conclue). Selon ce pacte, pour faire bref, les États-Unis garantissaient la sécurité de la dynastie des Saouds, en échange d’énormes avantages pour eux dans le domaine de l’exploitation des gisements de pétrole.
L’affaire ne s’arrête pas là. Nous sommes en plein dans la guerre froide. Les pays qui cherchent à se débarrasser de la colonisation, voire de l’impérialisme américain, se tournent vers l’Union soviétique. Aux yeux des dirigeants occidentaux, des Américains en particulier, l’islam apparait comme un « excellent rempart contre le communisme ». L’Arabie saoudite, gardienne des lieux saints de l’islam, est appelée à jouer un rôle de leadership auprès des États musulmans, voire de propager l’islam vers les pays pauvres de l’Afrique. C’est dans ce contexte que l’Arabie crée, en 1961, la Ligue islamique mondiale qui, en quelques décennies, grâce à des milliards de pétrodollars, inonde la planète entière de la doctrine « wahhabite ». C’est de cette doctrine que s’inspirent non seulement l’Arabie et certains Émirats du Golfe, mais aussi, plus près de nous, le Califat islamique du Levant pour justifier sa barbarie sans borne, au nom de lois dites « islamiques » qui remontent à plusieurs siècles d’ici.
Partout ailleurs où, dans le monde musulman, on a trouvé du gaz et du pétrole, des régimes autoritaires ce sont installés pour confisquer cette manne, au détriment des peuples. Les dictatures « impies » ont succédé aux dictatures « religieuses », quand ce n’était pas l’inverse, laissant ces pays croupir dans l’ignorance et la misère. Oui, on peut dire que le pétrole a été la malédiction de l’islam contemporain, mais surtout des peuples musulmans.
Impossible réforme, nécessaire aggiornamento de l’islam
En dépit d’un certain discours « réformiste », émanant notamment des Frères Musulmans, nous devons nous incliner devant l’évidence : en l’absence d’autorité unanimement reconnue, aucun État, aucun homme politique ne peut prétendre réformer l’islam, en espérant susciter le consensus. En revanche, des réformes particulières peuvent être entreprises à l’échelle d’un pays. On peut citer des exemples très divers, comme la Turquie de Mustafa Kémal, la Tunisie de Habib Bourguiba, l’Égypte de Nasser…
Si nous préférons le terme aggiornamento, c’est parce qu’il est le fait des musulmans eux-mêmes, individuellement ou en famille, ou le fait de certaines classes d’érudits, d’intellectuels. Pas besoin de l’autorisation d’un mollah ou d’un ayatollah.
Cet aggiornamento demande à la fois de l’érudition et du courage. De l’érudition car, tout compte fait, on n’invente rien. Des exemples de « penseurs libres en islam » sont multiples, tout au long de l’histoire. Il suffit d’étudier leurs parcours, leurs prises de position, leur rhétorique et argumentation. Mais il faut aussi du courage, car beaucoup de penseurs ont payé de leur vie leur liberté de pensée et de conscience. Même dans nos démocraties – ce qui est un comble – un intellectuel musulman qui s’aviserait de sortir des sentiers balisés par les théologiens de la sharia, risque très vite de faire l’objet d’une fatwa, d’une condamnation sans jugement, voire du bannissement et de l’exil.
Il est clair qu’en choisissant de traiter exclusivement avec des représentants « officiels » d’un islam sous le contrôle des Salafistes et autres Frères Musulmans, nos autorités politiques occidentales ne facilitent pas la vie des vrais musulmans réformateurs, ceux qui cherchent à « concilier leur islamité avec la citoyenneté dans une démocratie ».
Penser l’islam dans la démocratie, c’est promouvoir la « démocratie musulmane »
Après plus d’un siècle de présence musulmane en Europe, qui a vu naître, il y a près d’un siècle et demi, la « démocratie chrétienne », on est en droit de s’étonner (s’inquiéter !) de ne voir apparaître aucun signe avant-coureur d’un mouvement politique, citoyen, que l’on puisse qualifier de « démocratie musulmane ». Au vu de l’évolution historique des pays musulmans, on peut comprendre qu’un mouvement organisé, structuré, avec une doctrine politique clairement définie, tel que l’on puisse parler d’une « démocratie musulmane » n’ait pas vu le jour. On comprendra aussi que, dans la mesure où des « islams en Europe » sont encore et toujours sous l’influence étroite de l’étranger, la démocratie musulmane, et avec elle, un « islam d’Europe compatible avec les valeurs de la démocratie » n’aient pas encore vu le jour dans nos démocraties non plus. On peut comprendre, mais on est aussi en droit de s’indigner, de s’inquiéter, de s’insurger.
On ne peut donc, certes, parler nulle part d’une démocratie musulmane, pas même en Europe. Mais on peut se réjouir de constater que beaucoup de nos concitoyens de culture ou de confession musulmane sont de parfaits démocrates. C’est grâce à eux, et eux seulement, que nous pouvons espérer voir l’émergence d’un « islam d’Europe », soustrait aux influences des théologiens de la sharia et du djihad venus d’ailleurs et soutenus de l’étranger par des gens qui ne nous veulent pas forcément du bien.
Qu’est-ce qu’un démocrate musulman ? C’est généralement quelqu’un qui est « né » musulman, par le hasard des naissances, mais qui considère aussi qu’en tant qu’être adulte et réfléchi, son « islamité » doit avoir en plus un sens d’engagement. C’est la raison pour laquelle pour qualifier son islamité, il parle « de culture ou de confession musulmanes », considérant que cet aspect des choses relève de l’intimité de tout un chacun, de son évolution personnelle.
Un musulman démocrate considère que, malgré ses imperfections, la société démocratique est une chance et qu’il faut s’employer à l’améliorer davantage, plutôt que chercher à la supplanter, sous l’influence de prescrits religieux quels qu’ils soient. Du reste, un démocrate musulman affirmera que dans un État de droit, les lois civiles doivent primer les prescrits religieux, au risque, pour un musulman, d’être accusé d’apostasie par des fanatiques.
La conception de l’islam chez les démocrates musulmans s’oppose résolument à l’islam dit « englobant », cher aux Salafistes et aux Frères Musulmans, allant jusqu’à affirmer que l’islam dit englobant, avec sa sharia et son djihad, n’a pas sa place dans une démocratie, voire qu’il est la négation même de la démocratie et de ses valeurs. Selon eux, l’islam d’Europe doit être « éthique et spirituel », « libéral et humaniste », « débarrassé des théologiens de la sharia et du djihad. »
Penser l’islam dans la démocratie, c’est aussi penser l’islam dans la laïcité. Des pays musulmans, tels que la Turquie, la Tunisie… ont adopté la voie de la laïcité comme préliminaire à la démocratie. Selon divers auteurs, la laïcité en terre d’islam ne peut être, pour commencer, qu’autoritaire. C’est ce que nous ne manquons pas d’observer. Mais, ce qui caractérise précisément un « islam laïque », c’est dans la séparation très nette du domaine spirituel de la « foi » des croyants, du domaine du « droit » qui est celui de tous les citoyens, de l’État. C’est bien dans ce sens-là que l’islam européen doit bannir toute référence à la sharia, au sens de « catalogue de permis et d’interdits », pour retrouver son sens originel de « chemin spirituel qui mène à Dieu ».
De l’urgente et nécessaire solidarité avec les démocrates musulmans
Dans la mesure où nos dirigeants politiques, des simples élus aux décideurs de haut niveau, s’aplatissent devant des islamistes qui monopolisent la parole des musulmans, dans la mesure où le mercantilisme à l’égard de l’Arabie et des Émirats poussent certains dirigeants, sensibles aux prébendes, à faire la part belle à l’islam wahhabite des obscurantistes, dans la mesure où même dans les milieux académiques, on ne jure que par des « accommodements » qui ne sont jamais que des concessions unilatérales à des traditions archaïques, sacralisées, il ne faut pas s’étonner de voir que nos concitoyens musulmans se sentent doublement « orphelins ». Ils sont orphelins de l’islam, car, dépendant de l’étranger, il est plus proche d’une « idéologie politique totalitaire qui instrumentalise la religion » que d’une religion spirituelle respectable, et orphelins de la démocratie, car elle apparaît lâche et laxiste devant les menaces à l’égard de ses propres valeurs.
Menacés par les fanatiques et les obscurantistes musulmans, abandonnés à leur sort par les dirigeants politiques, de gauche comme de droite, nos concitoyens démocrates musulmans ne peuvent compter que sur l’ensemble des autres citoyens, quelles que soient leurs religions et leurs convictions.
Manifester une solidarité citoyenne à l’égard des démocrates musulmans, pour les soutenir dans l’émergence d’un islam européen compatible avec nos valeurs est non seulement un acte exemplaire de « démocratie directe », relève surtout d’un enjeu de civilisation, de la défense de l’héritage des Lumières face à l’obscurantisme et à la barbarie, contre l’esprit de capitulation qui anime des pseudos dirigeants politiques et des pseudos intellectuels, un acte de patriotisme par excellence.
Informations complémentaires
Année | 2015 |
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Auteurs / Invités | Chemsi Chéref-Khan |
Thématiques | Islam, Islamisme, Participation citoyenne / Démocratie, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Religions |