Ouvertures

Jean CORNIL

 

UGS : 2019027 Catégorie : Étiquette :

Description

« Il croit qu’il sait, il ne sait pas qu’il croit. »
Alain Besançon

« Si la mort n’existait pas, il y a longtemps que je me serais tué. »
Cioran

Une seule goutte d’eau peut-elle faire déborder l’océan ? Ultime interrogation de Bernard Werber. Dernier secret. Contre le ressac des carcans réducteurs et des gardiens du maintien d’un ordre univoque. Contre les maîtres mots et les maux du sens commun. Contre cette opinion publique, qui comme chacun le sait n’existe pas, mais qui en vient presque à faire des élections un sondage parmi d’autres. Aussi contre les rêves, fantasques ou généreux qui nous livrent des recettes immangeables où aucune incartade ne peut s’exprimer. Contre les programmes à l’acier trempé de la doctrine où le bout du tunnel retombe dans une épaisse obscurité. À rêver avec Rousseau et à gouverner avec Machiavel, le fantasme se fait heavy metal. Impérieuse nécessité de changer l’air du temps, d’entrebâiller les stores et de se trouver un petit mâchicoulis pour respirer une brise rafraîchissante. Ouvertures.

Ouvertures vertes

Raison universelle du siècle des Lumières. Que le XIXe siècle poursuit par l’évolutionnisme, le darwinisme et le marxisme. Et que le XXe, malgré les aberrations totalitaires et le servage fasciste, amplifiera par la confiance dans le progrès infini des forces productives grâce aux avancées saisissantes des sciences et des techniques. Raison, censée infaillible et contre laquelle se dressent les penseurs déracinés, exilés par le nazisme et songeurs sur le matérialisme historique. L’école de Francfort. Réflexion complexe sur la raison et sa dialectique. Leur thèse ? Les progrès scientifiques et le développement des savoirs techniques auraient pu, dans leur état d’avancement, à proprement parler, impensable dans la perspective de l’histoire, supprimer la faim, la misère, l’exploitation ou la guerre. Or, il n’en est rien. Comment le siècle des plus grandes victoires intellectuelles a-t-il pu engendrer, comme un revers de la providence, les plus grandes dominations ? Gigantesque théorie critique qui entend dépasser les philosophies positivistes et scientistes. Énorme entreprise de remise en question du projet prométhéen de l’homme à la conquête de sa propre terre.

« Buchenwald n’est situé qu’à quelques kilomètres de Weimar. L’optimisme des Lumières nous est donc interdit », préface Alain Finkielkraut.

« La réconciliation de l’homme avec l’homme ne passe plus par un changement de système, mais par une attitude radicalement différente vis-à-vis de la nature, du travail, de la répression. L’activité par laquelle l’homme transforme la nature est liée à la répression qu’il s’impose pour la vaincre. »

Hélène Védrine

Brèches dans cette raison nécessaire, mais insuffisante. Contestation violente de nos sociétés industrielles avancées. Post-industrielles. Post- avancées. Naissance de l’écologie politique, d’ailleurs, d’abord dans une vision conservatrice d’une nature primitive à sans cesse restaurer, bien avant les mouvements, les partis ou la gouvernance. Nouveaux rapports à la nature donc à l’homme. Volonté aussi de refonder le rapport aux autres, donc à la politique. Penser l’homme dans son environnement comme une alliance et non comme une conquête.

La superbe croissance du libéralisme où le développement continu des forces productives du marxisme doit engendrer un monde d’opulence et de satisfaction définitive de tous les besoins. La nature est une matière à maîtriser et à exploiter. De sa domination, dans cesse croissante, naîtra le progrès. Double versant d’un même fondement qui confie à l’homme le soin de transformer radicalement son milieu comme seule condition de sa prospérité. Conception d’un homme qui borne à extraire de l’énergie de la nature. Révélation écologique.

« La nature n’est plus désordre, passivité, milieu amorphe : elle est une totalité complexe. L’homme n’est pas une entité close par rapport à cette totalité complexe : il est un système ouvert, en relation d’autonomie, dépendance organisatrice au sein d’un écosystème. »

Edgar Morin

Mais l’économie de la modernité fonctionne toujours comme une machine d’asservissement de l’environnement. Machine qui brise l’équilibre des systèmes.

« Le capitalisme de croissance est mort. Le socialisme de croissance, qui lui ressemble comme un frère, nous reflète l’image déformée non pas de notre avenir, mais de notre passé (…). Le capitalisme est en crise non seulement parce qu’il est capitaliste, mais aussi parce qu’il est de croissance ».

André Gorz

Macroscope et paradigme perdus qui doivent nous conduire à une autre nationalité économique. Contre l’économie classique qui, pour venir à bout des raretés, engendre en fait, à un certain seuil, des raretés insurmontables. La production détruit alors plus qu’elle ne produit. Maladies iatrogènes d’une médecine ultra technicisée, énergie nucléaire, raréfaction de l’eau, déforestations, pollutions industrielles. Chlorofluocarbures, réchauffement du climat, trou dans la couche d’ozone. Trou dans la couche idéologique. Ambition d’un mode de production nouveau qui rompt avec la rationalité économique dominante et se fonde sur les ressources renouvelables et par une consommation décroissante de l’énergie et des matières premières. Développement durable d’une nouvelle vision de l’homme, donc de la politique. Refuser la mégalomanie du progrès rationnel et quantitatif.

Étrange renversement de perspective. Abondance de la rareté. Rareté de l’homme. Nouvelle anthropologie de celui qui dominant la nature se dominait lui-même. Nouvelle généalogie de l’oppression qui prend ses sources dans la transformation brutale de son environnement. Esclavagiser son milieu pour mieux s’asservir soi-même. Rareté du monde dont la transformation quantitative accélérée traduit son propre dépérissement. Rareté de la pensée quand celui qui a volé le feu à Dieu se brûle à sa propre rationalité.

Ouvertures civiles

Triple crise de l’État : celle de l’État nation, celle de l’État de droit et celle de l’État providence. Le dépassement de l’État bourgeois a sombré dans les monstrueuses bureaucraties tâtillonnes. Le moteur orwellien du changement social s’est enlisé dans des marais administratifs qui noyaient les citoyens. Le clivage entre démocratie réelle et démocratie formelle se conjugue au passé antérieur. Les droits du citoyen sont désormais non plus à condamner, mais à approfondir. Renversement du balancier. Moins d’État, mieux d’État. Retour à la sphère privée et refus des engagements collectifs. Les solidarités froides, les mécanismes de justice distributive de l’État providence, nous assurent contre les aléas de l’existence. Pour le reste, chacun chez soi.

« L’histoire moderne dans son ensemble offre le spectacle d’un étrange renversement. Tout commence au XVIIIe siècle (…) avec la volonté de la classe politique et intellectuelle de socialiser la société, d’arracher les populations féodales à leur mode de vie hétérogène et sauvage pour les acculturer au progrès technique et social (…). Par le suffrage universel, par la médecine, par l’école, par la pédagogie et la thérapie mentale ou physique, par le travail et le capital, tous les pouvoirs sans exception se sont donné pour tâche d’arracher les masses à leur mode de vie aléatoire pour les convertir à la forme protectrice et rationnelle du social (…). Aujourd’hui, les choses sont inversées. Voilà que la classe politique veut entraîner, toujours avec le même désir de faire le bien, les masses dans une direction diamétralement opposée : décentrer, déprotéger, délester les structures sociales, rendre chacun à ses responsabilités et à un monde de vie aléatoire, à la gestion propre de ses chances, etc. Et, cette fois, ce sont les masses qui ne veulent plus lâcher le morceau, qui s’accrochent aux conquêtes du social, qui résistent à ce désengagement libéral ou néo-libéral, à la révision de tout ce à quoi on les a durement acculturées ».

Jean Baudrillard

Bref, bonheur privé, rassurances publiques. Retour de l’individualisme narcissique face à l’État despote. Regain de la société civile et nouveaux civismes.

L’État social s’adapte à la croisée de ces chemins en se voulant actif. Comme si, par le passé, il était passif. État économique passif qui se désengage de la sphère marchande comme instrument de la production. Rêve d’un État économique actif. Et l’État politique ? Il est pressurisé entre les nouveaux mouvements sociaux et la méfiance croissante de ses administrés. Il toussote face à la société dite civile. Comment au fond réhabiliter le politique ? Libéralisme et marxisme ont dissous le social et le politique dans l’économique. Comment alors développer une société politique entre la société civile et l’État ? « Dans un monde écrasé par la bureaucratie de l’État et le règne de la marchandise qui défigurent les rapports sociaux », comme l’écrit Pierre Rosanvallon, comment reconstituer une société politique « comme lieu d’expression et de discussion des choix collectifs ? ». Espace post-social-démocrate face au refus du social- étatisme des libéraux ou des mouvements autogestionnaires. Nouvelles expérimentations sociales décentrées et cogérées ? Le militant comme un nouvel entrepreneur de l’expérimentation et non plus comme un fantassin d’avant-garde ?

Plus encore. Cet espace post-social-démocrate, constitué d’une constellation infinie de laboratoires sociaux pose, en son cœur, la question du pouvoir. La vague est à la privatisation des services publics. Des pans entiers de l’appareil d’État sont jetés sur les marchés et avalés par les oligopoles internationaux. Tragique impossibilité de l’État comme acteur économique. Pourtant si indispensable en regard des besoins non satisfaits. Nécessité un jour d’inverser le cours des choses. Imaginer une sociale démocratie mondiale ? Le pouvoir donc. Prenons les nationalisations. Outil de transition vers le socialisme. Égérie du courant social étatiste, il est le moteur central de la transformation sociale. Mais suffit-il de s’approprier collectivement les moyens de production pour évacuer le nœud du pouvoir ? L’émancipation hors de la propriété privée conduira-t-elle aux chemins de la liberté ? La substitution du privé par l’État modifie- t-elle les rapports dans l’organisation du travail ? La forme du patronat s’y est modifiée. Mais le mode de gestion a-t-il suivi ? L’exploitation salariale, la nature des produits ou la dépendance au marché international se sont-ils transformés ? La question est centrale. Même si elle se pose malheureusement de moins en moins par la privatisation généralisée des anciens appareils d’État. Mais, pour refonder, il faut ne rien éluder. Comment permettre le retour d’une forme de social-étatisme, dont l’immense majorité de la planète a grandement besoin, sans interroger les rapports de pouvoir entre les hommes ? Toute l’histoire des mutins de 1917 l’illustre. Quelle voie entre une planification, dont les dérives bureaucratiques asphyxient les idéaux et ces consolidations stratégiques qui dissimulent mal le début de la vente des biens communs ? Pas d’État régalien, béquille du capital. Ni de monstre froid qui paralyse les pulsions créatrices.

Ouvertures métisses

« Plus s’accélèrent le renouvellement technologique, le recouvrement des bases agraires par les révolutions industrielles successives, l’effacement des cadastres communautaires et des cadres de vie traditionnelle, la standardisation des produits et des outils, plus le retour se précipite aux critères fondateurs, aux sources et emblèmes de l’appartenance ethnique menacée. (…) La modernité sera archaïque ou ne sera pas. Et quand l’humanité ‘en marche’ se civilise par la main, elle s’ensauvage dans sa tête et son cœur », écrit Régis Debray. Mondialisation, mais du nationalisme d’abord. Là où la nation n’existe pas comme en Afrique noire. Même là où elle ne devrait pas exister comme dans l’oumma de l’islam. « Comme si chaque déséquilibre suscité par un progrès technique provoque un rééquilibrage ethnique ». Poussée d’unification supérieure et surgissement immédiat des localismes. Hégémonie constante de Mc World et prolifération des États. Comme si les nains étatiques devaient se démultiplier face aux géants économiques. Il existait une cinquantaine d’États en 1945. Près de quatre fois plus à l’aube du millénaire. Pulvérisation géopolitique et balkanisation généralisée ? Le regain du nationalisme face aux crises conjuguées du socialisme et du capitalisme ? Comme si l’uniformisation progressive du consommateur mondial s’accompagnait de la crispation sur le narcissisme identitaire. Bien évidemment, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. J’ai rencontré assez de combats aussi légitimes que courageux pour briser les chaînes des multiples tutelles.

Mais, la diversification par le bas peut-elle assurer l’unité par le haut ? Vertige de Babel et terre-patrie ? Quels liens pour briser l’insularité de l’homme ? Un gouvernement mondial fondé sur la Déclaration universelle des droits fondamentaux de l’homme, humains, sociaux, économiques, environnementaux. Et pour les générations futures. Une régulation permanente par une administration internationale durable ? Pour l’heure, l’incendie se propage dans les esprits et dans les cœurs. Les appartenances brutes prévalent sur celles, plus molles, mais si pacifiques et réconciliatrices, de la citoyenneté. Replis communautaires et quête de sources idéologiques ou religieuses fortes. Pourtant, pour la première fois dans la destinée humaine, nous devrons vivre avec l’autre. Le barbare. Mondialisation et interdépendance de tous les phénomènes aux interactions sans cesse plus complexes. Et ce processus s’amplifiera. Village planétaire. Villes et vies métisses et plurielles. Citoyenneté multiple. Quartier, ville, région, nation, continent, monde. Citoyen à tous les échelons. Notre survie même dépendra des liens de solidarité que nous aurons su tisser aux mille étages de nos appartenances les plus diversifiées. Hic et nunc, nous en sommes encore loin. Réification de l’homme, règne de la discrimination et souffrance de l’errance. Boabdil s’efface devant Isabelle de Castille. Dehors, Nubiens, Cathares ou Sarrasins, Maures ou Albigeois ?

Analyse remarquable de Abdelmalek Sayad sur la double peine. Penser l’immigration, c’est penser l’État et, il est dans la nature même de l’État de discriminer. « Pour les nationalistes fanatiques, l’immigration représente des gens qui n’ont pas à être là, car ils sont le symbole de la faille, de l’insuffisance de l’ordre national parfait. Les immigrés représentent un facteur de subversion, car ils révèlent au grand jour les soubassements les plus profonds de l’ordre social et politique. Réfléchir à l’immigration, c’est interroger les fondements de l’État ».

Prenons la délinquance et les immigrés. Sujet tabou s’il en est. « Dans le cas d’espèce, écrit Sayad, la délinquance n’est pas celle des délits dont la police a à connaître, des délits qu’enregistre la statistique de la criminalité, mais, une délinquance en cachant une autre, elle est une délinquance qu’on dirait de situation ou statutaire, quasiment ontologique, car elle se confond dans le plus profond de notre mode de pensée avec l’existence même de l’immigré et avec le fait même de l’immigration ». Inconsciemment, le fait d’être immigré n’est pas un élément neutre et constitue plutôt une circonstance qui aggrave l’infraction.

« Au fond, l’immigration est tout simplement coupable d’être, cela bien avant d’être coupable de délits, et indépendamment de ces délits ».

La discrimination est donc bien au cœur de l’appareil d’État et, ce, sans que l’on puisse parler de racisme ou de xénophobie. La distinction radicale entre étrangers pose un problème capital. Lors des débats sur le droit de vote des étrangers, la séparation entre les notions de citoyenneté et de nationalité a constitué une première brèche. La suppression progressive des différences de traitement et de l’octroi de droits subjectifs sur base de la nationalité a comme conséquence, aboutissement de la logique, la suppression même des catégories de nationaux et de non-nationaux, c’est- à-dire la suppression même de l’État nation. Entrons alors dans un vaste projet politique, radicalement neuf en Europe, qui conférerait des droits par la simple présence sur un territoire et non en regard de l’état de ses ascendants ou de la volonté, si subjective, d’intégration.

Meilleure compréhension des trajectoires et de la culture issue de l’immigration. Mieux comprendre le caractère fondamentalement bipolaire du phénomène migratoire. Cette culture de l’entre-deux. Cette troisième culture. Version optimiste : le migrant n’est pas soumis à une entité figée et surdéterminante. Il est l’acteur de sa vie et il développera, au sein d’une culture qui ne lui est pas familière, des stratégies pour résoudre les difficultés liées à sa condition d’immigré. Version pessimiste. Citons Tobie Nathan :

« Émigrer, c’est perdre l’enveloppe de lieux, de sons, d’odeurs, de sensations de toutes sortes qui constituent les premières empreintes sur lesquelles s’est établi le codage du fonctionnement psychique. (…) L’expérience montre que cette entreprise à laquelle se livre tout migrant est la plupart du temps vouée à l’échec. Immigrer, c’est reconstruire seul, en l’espace de quelques années ce que des générations ont lentement élaboré et transmis. Est-ce seulement possible ? » S’il est vrai que quitter son cadre culturel d’origine est une expérience fortement traumatisante, car culture et psychisme sont intimement liés, à quelles conditions alors, écrit Alain Moreau « la majorité d’entre eux parvient-elle à ne pas sombrer dans la folie ? » Parce que les immigrés ont toujours tendance à tenter de reconstituer un cadre culturel similaire à celui du pays d’origine pour aboutir à la production d’une culture spécifique, une culture de l’entre-deux. Non pas une vie entre deux cultures, celle du pays d’origine et celle du pays d’installation, mais une culture originale, même si paradoxale parce qu’elle résulte de la tentative impossible de recréer ici un environnement qui ne peut exister que là-bas. Culture qui dépassera au fil du temps les espaces privés et intimes pour déboucher sur les espaces publics et dont une des traces les plus marquantes est cette culture des banlieues que l’État cherche sans cesse à normaliser, à pacifier.

Question aussi sur la compatibilité entre la défense des particularismes culturels et l’universalisme proclamé des droits de l’homme. Comment en effet concrétiser une position politique qui serait médiane entre une reconnaissance massive du droit à la différence et une résistance au différentialisme au nom des valeurs universelles ? Serait-ce de l’ethnocentrisme au travers de l’imposition par l’Occident au reste du monde de sa définition des droits de l’homme et de la démocratie ? Et ne resterons nous-mêmes pas prisonniers d’une vision essentialiste de l’homme et des cultures qui figent ces dernières dans un donné naturel et permanent. Cette vision qui fait de l’islam un obstacle insurmontable à l’intégration des Maghrébins et des Turcs. Qui fait du confucianisme le moteur de la réussite économique en Asie. Qui rend incompatible culture africaine et multipartisme. Qui voit dans la révolution iranienne uniquement le poids des musulmans radicaux ? Bref, « les conflits qui font l’actualité », écrit Jean-François Bayart, les guerres de Yougoslavie – voyez l’opposition explicative fondamentale entre Kosovars/Albanais/ Turcs musulmans et Serbes/Russes orthodoxes – la guerre d’Algérie, les affrontements communautaires en Inde « tirent leur force meurtrière de la supposition qu’à une prétendue identité culturelle correspond une identité politique tout aussi illusoire. Il n’y a pas d’identité naturelle. Il n’y a que des stratégies identitaires ». Nous ne sommes pas condamnés à des rêves ou à des cauchemars identitaires qui nous enchantent ou qui nous terrorisent. À nous de briser tous ces tabous fondés sur les mots qui emprisonnent nos marges d’autonomie, sur des visions culturelles illusoires, ancrées au plus profond de nos psychismes et qui grignotent sans cesse notre irréductible part de liberté.

Emmanuel Kant, en 1784, évoquait, dans Vers la paix perpétuelle, un pacte social à l’échelle planétaire par la création d’un droit cosmopolitique – un droit de simple citoyen du monde – simplement parce que, la terre étant sphérique donc limitée, les hommes sont collectivement propriétaires de cette modeste surface et doivent donc tous être bénéficiaires des mêmes droits. Cette espérance, concrétisée, pour une part, dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, est cependant si éloignée de la réalité tout en ouvrant sur le plan de la philosophie politique de vertigineuses prospectives. Tel le droit à l’hospitalité pour les immigrants si éloignés du repli des États occidentaux sur leurs privilèges. Tel le droit de l’ingérence dans les affaires intérieures d’un autre État en cas de menace pour ses populations dont l’embryon est, plus que le devoir d’ingérence humanitaire, la création progressive d’un droit pénal international. L’homme comme un citoyen cosmopolitique. Une autre fin de l’histoire ?

Ouvertures égalitaires

Plongée dans l’univers gréco-romain. Pas de droits de l’homme dans l’Antiquité. L’inégalitarisme originel. Citoyens et esclaves. Hommes libres et barbares. Dans la controverse de Valladolid, du 16 avril 1550, sur la question de savoir si les sauvages avaient une âme, c’est sur Aristote, « les barbares n’ont de l’homme que les pieds », que se fonde le chanoine espagnol Sépulvéda pour leur dénier le statut d’êtres humains. « La véritable naissance du concept d’égalité est inséparable du monothéisme, qui va le rendre tout simplement pensable », analyse Jean-Claude Guillebaud dans La Refondation du monde. « C’est en référence à un Dieu unique que les humains peuplant la terre entière pourront être perçus comme les mêmes. » Équivalence des hommes face à un Dieu unique. Le monde hiérarchisé et différencié si cher à la République de Platon vacille. L’égalité, affirmation révolutionnaire, est bien oublieuse de l’ordre naturel. De Plotin à Nietzsche, l’hostilité ira grandissante face à cette incroyable vision égalitaire. Mais l’infidélité du catholicisme à cette promesse idéale surgira, lui qui se liera vite et pour bien des siècles avec les princes et les puissants. Et que pourront alors les millénaristes ou les théologiens de la libération ? La révélation biblique oubliera bien vite les pauvres.

Avançons dans l’histoire. Face au cléricalisme établi, les philosophes des lumières et de la Révolution française s’appuient sur le message évangélique pour renouer avec le concept d’égalité. Kant, Érasme, Spinoza, Bacon, Condorcet. Relais et passages de la pensée judéo-chrétienne vers la modernité. L’égalité devient une valeur laïcisée indiscutable, au moins dans son principe.

Les convulsions du XIXe siècle entre révolutions industrielles, restaurations impériales et injonctions inégalitaires traduiront ce ballet bien réel, bien tragique entre deux visions du monde radicalement opposées. D’un côté, Malthus, Spencer et son darwinisme social, Ricardo ou Jean- Baptiste Say. Climat général d’exploitation industrielle et de colonisation. Triomphe de l’esprit bourgeois. De la doxa inégalitariste selon les mots de Michel Foucault. Retour à droite du grand balancier idéologique. De l’autre, Proudhon et Marx qui se dresseront contre cette virulence inégalitaire. Urgence de la résistance. Ce sera toute l’histoire du XXe siècle. Le communisme comme dévoiement de l’espérance de l’égalisation des conditions socio-économiques. L’avenir d’une illusion ? Ne pas confondre marxisme et marxisme-léninisme dans les têtes. L’idéal égalitaire d’un homme réconcilié avec lui-même s’est brisé sur le socialisme dit réel, en fait un capitalisme bureaucratique d’État. Malgré les tentatives de Trotski, de Rosa Luxembourg, de Khrouchtchev ou de Gorbatchev. En 1989, le système soviétique finit par mourir de sa belle mort.

Vint alors John Rawls et sa théorie de la justice. Un Américain. Pas question donc de fantasmer sur une parfaite égalité socio-économique. Mais plutôt de déterminer les conditions d’une véritable justice distributive. Égalité des chances. Elles sont inégalement réparties à la naissance. « La justice doit alors consister à accorder plus à ceux qui ont moins ou moins à ceux qui ont plus afin de restaurer à l’arrivée l’égalité », écrit Christian Delacampagne. Mais comment ? En introduisant des doses d’inégalité. État providence. Sécurité sociale. Nouveau contrat social. La voie réformiste. Concilier au travers de différents principes, la plus grande liberté individuelle possible avec la plus grande égalité des chances possible. Une société peut-elle être à la fois juste et libre ? Doit-on en revenir au bon vieux programme de la social-démocratie européenne, à étendre à l’ensemble de la planète ? Seul équilibre possible face à tous les totalitarismes aussi généreux soient-ils, dans leurs rêves les plus fous ? Éloge de l’impureté face à l’histoire de l’utopie. Finalement conservatrice et à proprement parler inhumaine. « L’époque, écrit Guillebaud, est devenue plus exigeante qu’aucune autre sur l’égalité identitaire ». Jamais nous n’avons autant combattu et polémiqué au sujet de cette inégalité-là. Tant mieux. Une certaine inégalité immémoriale n’est plus admissible aujourd’hui : celle qui séparait le Blanc du Noir, le citoyen de souche de l’immigré, l’homme de la femme, le citoyen du sans-papiers, le bien portant du handicapé, l’hétérosexuel de l’homosexuel, l’enfant légitime de l’enfant naturel, le provincial du Parisien ou du Bruxellois. Révolution invisible, radicale, définitive, nécessaire.

Politiquement correct. Lois, directives, actions positives, incriminations pénales aux contrevenants, parité, révolution du vocabulaire. Tous contre les discriminations. De droite comme de gauche. Vive l’individualisme égalitaire où chacun peut exprimer et vivre sa différence face aux anciennes hiérarchies, aux pesanteurs racistes et sexistes. Mais comme le rappelle Hannah Arendt citée par Didier Eribon dans ses réflexions sur la question gay à propos des Noirs américains, il faut distinguer la discrimination juridique, il faut lutter pour les abolir, des discriminations elles-mêmes, dans la société, qu’il serait vain de combattre.

« Sans discrimination d’aucune sorte, écrit-elle, la société cesserait tout simplement d’exister ». Il faut éviter le danger du conformisme, c’est-à-dire une société qui ne reconnaîtrait pas en son sein la pluralité culturelle et l’existence de groupes différents. L’existence même de ces groupes produit de la discrimination. C’est le prix à payer pour la pluralité. Éternels débats, tensions, détours entre le cristal d’un monde uniformisé, égalisé, normalisé et le brouillard, la fumée d’une société discriminante, inégalitaire, plurielle. Qui pourra un jour m’indiquer le point d’équilibre ? Mais est-ce que cette formidable intransigeance égalitaire sur la question du statut et de l’identité ne s’accompagne pas d’une incroyable indifférence à l’égard des inégalités de condition ?

Toujours Jean-Claude Guillebaud et sa Refondation du monde. Écran de fumée masquant le retour des injustices quantitatives les plus criantes. Nouvelle sensibilité culturelle qui anesthésie l’ancienne sensibilité sociale. Le politiquement correct émancipe des discriminations culturelles, mais les livre à la mécanique du marché. L’hégémonie des valeurs individualistes accélère le recul de l’État, la dissolution de l’idéal de bien commun, ruine la capacité régulatrice du politique dans le monde économique et social. Pas de discrimination entre un homosexuel et un hétérosexuel ? Chacun va s’enflammer. Mais a-t-on oublié les inégalités entre deux homosexuels, cadre, chômeur ou vagabond ? Mieux accepté dans son identité, mais plus précarisé dans sa condition sociale ? Tel est le projet inégalitaire ? « Le triomphe de l’inégalité s’est donc produit sous le couvert d’un discours qui la dénonçait », écrit Paul Thibaud.

Ouvertures. Vertes devant la prise de conscience de la finitude et de la rareté. De l’épuisement, voire de l’agonie de notre planète. Et un asservissement en dissimulant un autre, la conquête de la nature se transforme en oppression de l’homme. Mythes de la croissance infinie ou du développement éternel des forces productives. Civiles avec la remise en cause intransigeante de la puissance publique au nom du caractère libérateur de l’ego. Impérative nécessité de mieux et plus d’État, premier outil de l’émancipation. Et nécessité de cet espace civil qui crée de la contradiction, du conflit, de la résistance. Question centrale du pouvoir qui par nature est diantrement fécond. Métisses. Car universalismes et tribalismes se confrontent sans cesse dans un tango incertain. L’autre, le barbare, le bouc émissaire, victime des stratégies identitaires, existera comme citoyen cosmopolitique. Un jour. Enfin égalitaires. Valeur première de la gauche. Mais gardons-nous de verser dans l’égalitarisme des droits sans rencontrer celui des conditions. Là, à l’échelle planétaire, la route commence à peine.

Informations complémentaires

Auteurs / Invités

Jean Cornil

Thématiques

Économie sociale, Environnement, Philosophie, Politique, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses

Année

2019