Multiculturalisme ou interculturalité. Tour de Babel ou cathédrale des Lumières ?

Georges Verzin

 

UGS : 2010033 Catégorie : Étiquette :

Description

Introduction

Nous vivons dans une société multiculturelle, c’est une évidence. En Belgique, depuis la nuit des temps, francophones, néerlandophones et germanophones vivent ensemble.

Plus récemment se sont joints à eux : Polonais, Italiens, Espagnols et, plus récemment encore, Marocains et Turcs. Aujourd’hui ce sont des populations issues de l’élargissement de l’Union européenne qui rejoignent nos villes. Au sein de notre pays, coexistent désormais plusieurs langues, plusieurs cultures, plusieurs religions.

Comment dès lors assurer encore le «  vivre ensemble », alors que de cette diversité émergent de plus en plus des phénomènes de radicalisation identitaire qui le menacent directement ?

Sur un autre plan, la mondialisation, la généralisation des nouvelles technologies et celle des réseaux sociaux sur Internet ne cesse de permettre à l’homme de repousser les frontières et de se connecter aux autres, mais elle permet aussi la mondialisation des peurs et des passions. D’autant plus que les temps sont durs, pour faire émerger la construction de grands ensembles politiques qui structurent ces nouveaux espaces : la construction européenne progresse, mais trop lentement. Partout en Europe les replis menacent : régionaux, communautaires, religieux.

Dans un tel contexte, l’universalisme de la Déclaration des droits de l’homme semble submergé par l’émergence de ceux qui invoquent le respect des religions pour limiter la liberté d’expression. Au nom de la tolérance, on permet à l’intolérance de s’affirmer sans s’apercevoir que nos libertés reculent.

En Belgique, comme au Canada, aux Pays-Bas, où le discours dominant est celui du respect des minorités et de celui de la diversité, on se déchire comme l’écrit Caroline Fourest :

« Pour savoir comment concilier le respect des différences avec le maintien des valeurs communes. Le défi est moins celui du multiculturel que celui de sa gestion philosophique et politique : le multiculturalisme… C’est-à-dire la volonté de respecter la diversité… Qui revient à tolérer – sans trier – ce qui relève de l’enrichissement culturel et ce qui relève de la régression en termes de valeurs communes. C’est cette confusion qui menace d’étouffer l’ambition de la déclaration universelle… »

Le multiculturalisme ou l’illusion du vivre ensemble

Le début du XXIe siècle est marqué par l’exacerbation des phénomènes religieux : à l’émergence de l’islam fondamentaliste correspond le retour du conservatisme catholique ; la contestation de la démarche scientifique et de l’évolution débouche sur l’affirmation des thèses créationnistes ; la séparation de la foi et du droit, de l’Église et de l’État se fragilise sous les coups de boutoir des courants religieux conservateurs qui prônent de plus en plus ouvertement le différentialisme et contestent notamment le droit des femmes à disposer d’elles-mêmes. Comment dès lors maintenir un minimum de valeurs communes tout en répondant aux demandes de dérogations formulées au nom de la religion et de la tradition !

Entendons-nous bien : la multiculturalité ne menace pas l’universalisme des valeurs communes à l’humanité. Le multiculturalisme le menace directement quand il est utilisé par des mouvements fondamentalistes pour faire progresser les inégalités entre les êtres humains au nom du droit à la différence. Comment l’exprime fort justement Nadia Geerts quand elle précise : « quand au droit à la différence, se substitue la différenciation des droits ».

Ainsi, comme l’écrit Caroline Fourest

« Le problème ne se pose pas lorsqu’un croyant accepte de considérer la loi d’un pays où il vit comme supérieure à ses convictions personnelles. Il apparaît si un croyant opte pour une vision intransigeante de sa foi et prétend placer ses convictions religieuses au-dessus des lois communes… »

Il faut donc faire la part des choses entre les demandes de nature culturelle inoffensives et celles porteuses d’un message politique régressif.

Le multiculturalisme, tel qu’il est prôné tant en Grande-Bretagne qu’au Canada, est incapable de faire la part des choses parce qu’il envisage sur un plan uniquement culturel des demandes de traitement différencié pour des raisons religieuses qui relèvent en réalité de la revendication politique. Sous couvert du droit à l’expression de convictions religieuses régressives, le multiculturalisme donne en réalité du grain à moudre à ceux qui s’appuient sur la tolérance pour mieux faire progresser des demandes politiques de plus en plus intolérantes et inégalitaires entre les êtres humains.

Ainsi le multiculturalisme donne à ceux qui le prônent l’illusion de favoriser le vivre ensemble alors qu’il ne fait que renforcer le contraire en satisfaisant des demandes qui détricotent chaque jour un peu plus les valeurs universelles.

L’interculturalité ou la diversité culturelle appréhendée à l’aune des valeurs universelles

Pour faire le tri entre les partisans du multiculturalisme qui veulent nous faire croire que toute demande religieuse est simplement culturelle et ceux qui auraient une vision étroite de la laïcité et qui considéreraient toute expression religieuse comme politique, il convient de se poser la question de savoir si les demandes qui sont formulées sont émancipatrices ou véritablement régressives, égalitaires ou inégalitaires.

Mais au regard de quelles valeurs opposables à tous ?

La réponse est évidente : ce sont celles qui sont inscrites dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui constitue en définitive le socle commun dégagé de toute conviction religieuse. Et c’est là tout le sens de l’interculturalité que de construire un socle qui reconnaîtrait tout l’apport positif de la diversité culturelle, dès lors que cette diversité s’appuie sur ces valeurs universelles au lieu de les mettre en cause en les relativisant.

Au modèle multiculturaliste qui oblige les individus à n’être définis qu’à travers le groupe et par l’appartenance à l’une ou l’autre religion, l’interculturalité replace l’individu au centre de la société, en lui rendant son libre arbitre plein et entier, et ce indépendamment de la communauté culturelle ou religieuse de laquelle il est issu.

Cette approche résolument progressiste est aussi la seule à préserver les droits fondamentaux et à assurer l’émancipation de chacun.

C’est bien là le rôle de l’État de reconnaître et promouvoir cette diversité, hors de toute volonté d’assimilation, dès lors que celle-ci s’appuie sur ces valeurs universelles fondamentales.

C’est là aussi que le terme d’intégration prend tout son sens et son acception émancipatrice en ce qu’elle relie l’ensemble des individus, au-delà de leurs convictions personnelles, aux valeurs humaines et à l’égalité en droits et en devoirs qui s’impose à tous d’une manière absolue. Ainsi, la non-discrimination et l’égalité entre hommes et femmes ne peuvent faire l’objet du moindre accommodement.

Ainsi aussi, le droit de chacun de décider de son propre projet de vie et du principe de la séparation des Églises et de l’État. C’est à ce dernier qu’il revient de garantir totalement la traduction effective de ces principes dans l’organisation de la vie commune en société et c’est à l’école qu’il revient au premier chef d’inscrire dans son projet éducatif, beaucoup plus qu’aujourd’hui, ces valeurs émancipatrices. C’est bien cela l’interculturalité : organiser un système qui permet à tous de réaliser le « vivre ensemble » en rassemblant individus et communautés autour du respect intégral de ces valeurs communes et en veillant à la stricte égalité des citoyens, qu’ils soient croyants, agnostiques ou athées, qu’ils soient de sexe féminin ou masculin.

Conclusion : tour de Babel ou cathédrale des Lumières ?

L’humanité est à la croisée des chemins. Tout aujourd’hui pourrait basculer si l’on n’y prend garde.

L’intolérance progresse contre la libre expression des opinions ; le droit à la critique est menacé dès lors qu’il concerne la contestation des prescrits religieux, ceux-là mêmes qui sont utilisés par des conservateurs fanatiques pour imposer leur loi à celles que les hommes ont façonné depuis les Lumières de la Révolution française, dans le cadre des institutions démocratiques dont ils se sont dotés. Si l’on n’y prend garde, l’humanité risque de plus en plus de prendre la forme d’une tour de Babel où, plus personne ne reconnaissant des principes fédérateurs à l’action de tous, chacun construirait autour de lui un mur tellement épais qu’il reviendrait à empêcher l’humanité tout entière de penser, de parler, de construire ensemble.

Laisser faire cela, c’est nous condamner tous aux ténèbres de l’obscurantisme, et par là, condamner l’humanité à la perte de son sens, et donc à sa perte, c’est-à-dire à sa disparition. Face aux dangers, n’y a-t-il pas urgence pour penser, pour agir et pour construire ensemble cette cathédrale citoyenne tant rêvée par l’humanité en l’établissant sur le socle des Lumières, partagées par tous au-delà des spécificités de chacun ?

Une cathédrale où chaque pierre posée librement par chacun viendrait s’insérer harmonieusement dans l’ensemble, parce que posée dans le respect de la différence de l’autre, assurée qu’elle serait de l’être à l’aune de l’égalité en droits et en devoirs de tous et de toutes.

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Informations complémentaires

Année

2010

Auteurs / Invités

Georges Verzin

Thématiques

Diversité culturelle, Interculturalité, Multiculturalité, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses