Description
« Comment oublier les vieux mythes qui sont au commencement de tous les peuples, ces mythes qui nous parlent de dragons métamorphosés, à l’instant ultime, en princesses ?
Peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui n’attendent que le moment de nous voir beaux et courageux. » (RILKE, Lettres à un jeune poète, Paris, Flammarion, 2011, p.92)
Sous le pont Mirabeau, l’instruction, le labo. Un cadavre a été repêché des eaux troubles de la Seine. Rapport succinct du légiste : « De multiples lésions par instrument piquant et tranchant sont observables à la tête, sur le tronc, au ventre et sur tous les membres; le cadavre tire au vert ; plusieurs coupes laissent observer en région abdominale des césures compatibles avec un charcutage méthodique procédant de l’acharnement aveugle, même si les mécanismes psychopathologiques de cette violence accréditent l’hypothèse d’un auteur sachant lire et écrire ; les coups de pied sont d’autant moins explicables. En conclusion, le décès peut être considéré comme la conséquence de multiples coups de pied et coups de règle, coups portés avant que le batracien n’ait été jeté à l’eau. »
Coule dans mes veines l’intime conviction que quelque chose de grave vient de se passer.
La scène du crime : un quai de Paris, sous le pont immortalisé par Apollinaire. Je n’y installerai pas, Mesdames, Messieurs, ma table de bateleur, le périmètre de sécurité y fait obstacle. Je ne saurais toucher feu l’amphibien, la pièce à conviction est sous scellés. Mon ambition embrasse et veut sublimer la magie et la zoologie : je veux redonner vie à une grenouille défunte, la poésie.
Meurtre et dissection en classe de poésie
Et si nous faisions un voyage dans le temps à la recherche du meurtrier ? J’aimerais vous emmener au collège Saint-Michel, le collège des princes, celui où, autrefois, Sa Majesté le roi Philippe fit la moitié de ses humanités. J’y ai passé six ans de ma vie et n’en regrette que l’austérité architecturale et la constante incertitude toute jésuite. J’y ai eu quelques professeurs excellents, ils ont marqué mon parcours. J’y ai eu aussi de piètres enseignants, j’en saigne encore, le meurtrier se cache parmi eux.
Nos amours et nos haines prennent naissance et corps dans les années formatives de nos existences. Un Marivaux un peu lourd et prématuré, et vous voilà coupé du théâtre pour toujours. Un Sartre au mauvais moment, et son inexistence précédera toujours son essence. Et si quelqu’un vous fait détester Hugo trop tôt, Les Misérables seront une comédie musicale tout au plus et Notre-Dame de Paris se consumera plus vite que nos larmes sélectives.
Faut-il une simple erreur de craie pour faire tomber le premier domino d’un durable malentendu ? Le professeur de français avait écrit au tableau Appolinaire avec deux p et un l, alors qu’Apollinaire s’écrit comme le dieu Apollon. Cela n’allait pas faciliter la légitimité de la leçon à venir. J’étais en classe de poésie, nom naguère donnéà l’avant-dernière année avant l’Université.
Qu’il m’en souvienne, c’était un matin de l’an de disgrâce 2000. Je ne le savais pas à l’époque, mais c’était le début de la fin d’une histoire d’amour mort-née avec la poésie. Dans le bocal de dissection, un poème de Guillaume Apollinaire: Le Pont Mirabeau.
La joie d’abord d’entrapercevoir le beau, au-delà de la vitrine du programme scolaire. De frôler, mais du regard seulement, les monologues les plus exemplaires, où la lettre s’accorde en genre et en nombre avec l’esprit.
Venait ensuite la curieuse et gratuite attaque au vitriol défigurant les plus beaux vers…
« Veuillez noter l’effet de rupture dans le rythme avec le deuxième décasyllabe coupé, réparti en deux vers de quatre et six syllabes. » Je n’ai jamais compris pourquoi on nous a infligé cette leçon d’anatomie.
« L’assonance traduit la langueur du poète… l’absence de ponctuation et les enjambements imitent la fluidité de l’écoulement du fleuve… ». Je n’ai jamais compris : comme si la vérité de vers pouvait se découvrir dans l’analyse arithmétique des parties formant le tout.
« Cette double anaphore fait résonner le quatrain à la façon d’une litanie… » Je n’ai jamais compris.
Toujours cette dissection acharnée, pour ne pas dire cet aveugle charcutage du beau à la recherche du vrai, m’a été insupportable. Le professeur aurait simplement dû jeter à la mer une bouteille en laissant intact le poème qu’elle contient, puis nous apprendre à na(vi)g(u)er. Mais c’est au fond d’un puits que cette bouteille a été repêchée ; elle contenait une grenouille noyée.
Après la peine infligée à la suite d’une manifeste erreur de méthode et de jugement, après cet inutile et tragique naufrage de la poésie, je nourris trois ambitions : sonder les causes du naufrage, inviter aux voyages et tenter un sauvetage.
Les causes du naufrage
Vienne, Paris, Bruxelles, la capitale importe peu : en voulant disséquer un poème comme une grenouille morte, on a tué ce qu’on voulait comprendre. Je ne pense pas qu’il y ait forcément eu une intention homicide, batracide ou verbicide. Je veux même bien qu’on acquitte au bénéfice du doute les meurtriers de la poésie, mais je ne peux faire mon deuil de ce que nous avons perdu. Car qu’est-ce qui a bien pu se passer pour que personne, ou presque, ne soit aujourd’hui capable de citer un seul poète vivant ? Qu’est-ce qui explique que la poésie soit considérée comme une discipline austère d’un autre âge qui ne serait que de quelques-uns l’apanage ?
La nuit qui relie notre adolescence à l’âge adulte, quelque chose de très grave s’est passé. On nous avait déjà assez mal appris l’orthographe et la grammaire, en confondant l’habit et l’esprit. Mais la poésie a surtout été mortellement atteinte quand un professeur a exécuté sommairement son aveugle devoir de médecin légiste là où il aurait pu être, par exemple, le libraire idéaliste de nos bibliothèques en construction. Parce qu’on ne peut disséquer un cœur pour voir pourquoi il bat et espérer le sentir battre encore, alors qu’on en a charcuté chaque artère, coupé chaque veine, retourné chaque ventricule. S’interroger sur le champ lexical ou chercher à surligner les allitérations, telle est l’aberration qui signe le divorce entre le degré supérieur de la littérature et nous.
Sonne le glas d’un amour mort-né entre la poésie et nous. L’école et Baudelaire nous ont fait croire que nous évoluions en poésie comme dans une forêt de symboles. C’est peut-être vrai, mais l’erreur fondamentale est d’avoir, un jour, confondu symbole poétique et signal routier. Si l’on fait d’une rose le signal à sens unique de la beauté éphémère et de l’amour, on ne doit pas s’étonner de voir la rose faner, perdre fleur, pétales et feuilles, blanchir et devenir, au prochain carrefour, un nouveau signal à sens unique, jusqu’à l’impasse où il faudra bien soit faire marche arrière, soit dépérir à notre tour. Chaque fois qu’un professeur a essayé de tirer une correspondance définitive entre un mot et ce que ce mot « représente », il a fait de nous les agents disqualifiés d’une impossible circulation langagière, plutôt que les jardiniers heureux des roseraies de l’existence. Cela nous a réduits au silence poétique. Et plus personne ne lit de poésie. On aurait presque envie de fonder un cercle des poètes disparus…
L’heure n’est pas au règlement de comptes et aux reproches. Il me faut plutôt aller aux racines des fleurs du mal qui nous entravent, pour espérer cultiver d’autres floraisons. Pourquoi ? Pourquoi ce meurtre ? Pourquoi cette violence ? Mes lectures m’ont fait découvrir qu’au XIXe siècle, l’enseignement de la poésie était un véritable cours d’artisanat qui permettait, par imprégnation et imitation, l’acquisition d’un art d’écrire qui constituait pour ainsi dire l’antichambre du métier de poète. Puis, au tournant des années 1880, d’importants bouleversements survenus dans l’enseignement ont donné une autre orientation à l’étude de la poésie, la perspective historique et la glose des textes prenant le pas sur l’imitation. Désormais, on parlerait de la poésie plus qu’on n’en ferait. On passe du cours au discours. Il s’agit de rechercher les sources, comme si un poème était un fleuve, les causes comme si c’était de conséquence, la structure comme si tout procédait de quelque architecture.
Les jours et les nuits passés à méditer l’objet poétique, j’ai fini par mettre des mots sur ce travers pédagogique de notre éducation mortifère : le syndrome zoologique du bocal. Je veux parler de cette volonté maniaque de tout vouloir mettre dans un bocal, que nous avons hérité, je crois, de l’ambigu XIXe siècle. Siècle où l’on est passé de la ménagerie au jardin zoologique, du cabinet de curiosité privé au musée public. Il s’agissait de dorénavant tout soustraire au toucher pour l’exposer au regard, de tout disséquer publiquement, à l’abri des vitrines qui font miroiter autre chose de l’objet prétendument protégé. Cette démocratisation de l’examen à distance de toute chose s’est accompagnée d’un irrespect pour le mystère, qui est pourtant l’un des caractères fondamentaux de la vie et de l’univers. Les questions sans réponse nous perturbent, comme si un point d’interrogation ne pouvait pas être suivi d’un silence de mort. Les zoos et les musées me fascinent et m’ennuient. Ils me fascinent, car ils semblent contenir l’univers. Ils m’ennuient, car ils procèdent du cimetière, ayant ôté à l’objet présenté la vie qui le rend plausible et possible. Un chimpanzé et la Joconde ont trépassé le jour où on les a emprisonnés derrière des barreaux ou derrière une vitrine.
S’en vont et se défont depuis cette erreur de méthode les horizons d’une aventure que nous nous refusons : le voyage poétique. Cette banalisation des meurtres à portée de marqueur fluorescent a réduit en poudre la terre ferme poétique, qui finit par glisser entre nos doigts comme le sable de nos déserts imaginaires. Il ne nous reste bien souvent qu’à contempler les vagues et nous donnons alors raison à Paul Valéry quand il écrit que « la plupart des hommes ont de la poésie une idée si vague que le vague même de leur idée est pour eux la définition de la poésie ». Même un grand peintre, qui pourtant sait esquisser le beau, ne sait pas au juste de quoi est fait un poème. Degas disait ainsi à Mallarmé : « Votre métier est infernal, je n’arrive pas à faire ce que je veux, et pourtant, je suis plein d’idées… » Mallarmé de lui rétorquer : « Ce n’est point avec des idées, mon cher Degas, que l’on fait des vers, c’est avec des mots ».
Je pleure souvent la disparition de Jean d’Ormesson et de Stéphane Hessel. Ces messieurs partis, il ne reste plus, en francophonie, que Christiane Taubira et Fabrice Luchini pour réciter encore des poèmes de mémoire, pour le plaisir. Au creux de ce silence éloquent laissé par le meurtre prémédité de toutes les grenouilles poétiques dans les bocaux de nos impuissances collectives, il y a pourtant « des échos qu’on ne peut ni capturer ni oublier » (William S. Merwin). Le plus grand pessimisme s’est souvent emparé de moi pour décréter sans appel la mort de la poésie. J’ai longtemps pensé que l’on ne pouvait revenir du royaume des morts. La grenouille est morte, la fin du cours de biologie a sonné, place à la géographie ! Mes yeux se sont souvent promenés sur les planisphères jaunis au-dessus du tableau noir. Je me suis dit qu’il devait y avoir, dans la beauté luxuriante du monde, des fragments d’éternité qui peuvent réconcilier les pires ennemis, des formules magiques qui repoussent les limites du possible, des sortilèges linguistiques qui peuvent réveiller un mort.
Demeure la question de la définition du cadavre poétique. Un mois après mon élection comme orateur de rentrée, j’étais en Corée du Sud pour assister aux championnats du monde d’illusionnisme. Un soir de juillet 2018, alors que je flânais dans le quartier Gangnam de Séoul, m’est apparue, par une magie dont le cerveau humain a le secret, une définition de la poésie : « La poésie, c’est l’art d’être vague, mais avec une grande précision ». Mes hémisphères gauche et droit réconciliaient, à leur façon, la vague et l’horizon, l’intuition et la décantation, le souffle et le regard. Un mois plus tard, mon confrère, frère et associé Onur Yurt me rapportait des États-Unis ce qui allait s’avérer comme l’une des lectures les plus passionnantes qu’il m’ait été donné de savourer : Why Poetry (Pourquoi la poésie) de Matthew Zapruder, poète, éditeur, traducteur et professeur américain. Une intuition sud-coréenne et un cadeau nord-américain allaient ainsi m’inviter aux voyages.
L’invitation aux voyages
Les mains dans nos poches crevées, nous pouvons, pour reprendre la lumineuse formule du poète allemand Hölderlin, « habiter poétiquement le monde ». Il nous faut entreprendre, au-delà de notre éducation, un voyage dans le temps et l’espace, pour retrouver le corps et la parole perdus d’une grenouille assassinée sans raison.
Dans les mains, un recueil de poésie mondiale comme guide pour arpenter les quatre coins de notre terre bleue comme une orange. Sur nos têtes, un casque diffusant le meilleur de ce que la chanson peut offrir.
Restons confiants, les maîtres du passé savaient ce qu’ils faisaient. Ils sont passés par là et ont été témoins des mêmes meurtres. Prenons ainsi exemple sur Prévert, l’homme à la clope rougie, qui dit non avec la tête, mais qui dit oui avec le cœur. « Il dit oui à ce qu’il aime, il dit non au professeur. Il est debout, on le questionne et tous les problèmes sont posés. Soudain, le fou rire le prend et il efface tout : les chiffres et les mots, les dates et les noms, les phrases et les pièges. Et malgré les menaces du maître, sous les huées des enfants prodiges, avec les craies de toutes les couleurs, sur le tableau noir du malheur, il dessine le visage du Bonheur ».
Face à la richesse de la poésie mondiale, il y a en effet de quoi être éternellement heureux. Des fragments de l’antique poétesse grecque Sappho aux haïkus du poète japonais Basho, il y a de quoi préparer le terreau de toutes les renaissances. Les frontières de temps, d’espace, de culture et de langue ne comptent plus ; seule compte l’inépuisable énergie de cette volonté de dire l’indicible. Du slam enfiévré scandé à voix haute aux vers formidables d’un maestro en habit d’arlequin, il y a de quoi administrer des électrochocs aux grenouilles les plus charcutées.
Face à la sagesse intemporelle des vers enivrants du savant persan Omar Khayyam, on réalise que le vertige métaphysique n’empêche pas l’ivresse poétique. « Bien des gens, après nous, du Monde auront leur part ; De nous nulle part de souvenir plus tard ; Rien ne manquait sur terre avant notre arrivée ; Tout restera de même après notre départ ». Quelques siècles plus tard, c’est le magicien Prospero qui, au cœur d’une tempête toute shakespearienne, nous rappelle à sa façon que « les tours ennuagées, les palais somptueux, les temples solennels et ce grand globe même, avec tous ceux qui l’habitent, se dissoudront, s’évanouiront sans laisser derrière eux ne fût-ce qu’un brouillard. Nous sommes de la matière dont sont faits les rêves et notre vie infime est cernée de sommeil ».
Tandis que le XXe siècle nous offrira Nâzım Hikmet, le Neruda du Bosphore. Le grand poète turc, éternel exilé, se fera l’écho du poète persan et du barde anglais : « Ce monde refroidira, étoile parmi les étoiles, et même parmi les plus menues d’entre elles, une miette d’or sur du velours bleu en quelque sorte, notre monde immense donc, refroidira un jour, et pas même comme un tas de glace ou un nuage défunt, mais il roulera comme une coquille de noix vide dans les ténèbres épaisses sans fin ni fond ». Nous sommes peu de choses, mais l’art poétique est peut-être, pour paraphraser un auteur plein de spleen, « le meilleur témoignage que nous puissions donner de notre dignité ». Mais retournons un peu sur terre.
Sous le pont de la quotidienneté coule une poésie insoupçonnée, cachée au creux de tout instant. Il suffit, pour s’en convaincre, de prendre place en terrasse avec un Philippe Delerm, pour comprendre la beauté de la première gorgée de bière ou des eaux troubles du mojito. On apprend alors à méditer la poésie contenue dans les panneaux annonçant que la maison ne fait plus crédit ou sous les assiettes auxquelles il faut faire attention parce qu’elles sont très chaudes. L’instantané littéraire est une façon poétique d’habiter et de visiter le monde. Il permet de préférer le croquis au selfie, l’inventaire amoureux au commentaire envieux, le récit à la story.
De toute façon, je ne demande pas d’aller jusqu’au bouche-à-bouche avec une grenouille morte. Je nous demande simplement de regarder, au-delà de la laideur du corps sans vie du batracien de nos échecs, la beauté qui a jadis pu être celle de l’animal gratuitement assassiné. Et qui sait, peut-être la bête avait-elle auparavant une autre forme…
Nos bras pourraient suffire à embrasser le vaste monde, à condition de nous débarrasser des camisoles de notre éducation. Nos pieds pourraient élire domicile en tout point du globe, si nous parvenions à briser les chaînes des boulets des plus mauvaises de nos leçons.
Passe une vie fort agréable, nous suggère le poète John Keats, de la façon suivante : « Lis un certain jour une certaine page de pure poésie ou de prose distillée, erre avec elle, musarde dessus, réfléchis à partir d’elle, habite-la ». Il y a des paysages humains d’une profondeur à couper le souffle, il y a aussi des noirs désirs susurrés dans des micros d’argent. Chaussons les bottes de sept lieues, car multiples sont les routes que nos berceaux dévoilent. N’ayons pas peur de la route, prenons-les même toutes, parce qu’elles envoûtent. Des quatrains au creux des reins et tout ira bien. Nous ne sommes ni seuls ni pionniers.
Des éternels regards ont levé pour nous le voile qui cache la beauté du monde. Dans sa Défense de la poésie, le britannique Percy Bysshe Shelley plaide que « la poésie est à la fois le centre et la circonférence de la connaissance, la racine et la fleur. Que serait le spectacle de ce bel univers que nous habitons, que seraient nos consolations en deçà du tombeau, et nos aspirations au-delà, si la poésie ne s’envolait pas, pour en ramener un peu de lumière et de feu ? La poésie triomphe de la malédiction qui nous condamne à être soumis au hasard des impressions qui nous entourent. Elle débarrasse notre vue intérieure de la couche de familiarité qui nous empêche de nous émerveiller de ce que nous sommes ».
L’onde si lasse reprend force et vigueur et nous pousse toujours vers de nouveaux rivages, à la rencontre de nouveaux visages, sur cet océan des âges où seul le poète peut un jour jeter l’encre. Car ce rêveur sacré relève de cette caste de magiciens capables, en s’adressant à un lac, de suspendre du temps le vol et des heures propices le cours, pour nous permettre de savourer les rapides délices des plus beaux de nos jours.
Vienne la nuit éternelle qui emporte sans retour, peu importe : nous aurons bien des aubes premières, des midis d’incendie et des soirs où s’éteignent des voix. Aragon, puis d’Ormesson nous ont mis en garde : « C’est une chose étrange à la fin que le monde », un jour, nous nous en irons sans en avoir tout dit. Rien ne passe après tout, si ce n’est le passant. Mais n’est-ce pas assez merveilleux que le ciel un moment nous ait paru si tendre ?
Sonne l’heure des poètes. Des grands corps malades nous rappellent en effet qu’« à chaque saison, la césure a ses airs de fête, elle a raison, ça rassure, c’est bien l’heure des poètes ». La poésie ne se porte au fond pas plus mal aujourd’hui qu’hier. Mais il faut savoir la trouver au creux des chansons, recueillir « ces perles de pluie venues de pays où il ne pleut pas » ; il faut l’entendre dans le rire des enfants, s’émerveiller à pleins poumons de ce que peut soulever le vent ; déceler la poésie dans l’éclair d’un regard, se rappeler les incendies de nos instants les plus aboutis ; sentir la rime au hasard d’une odeur de terre brûlée, dont les effluves peuvent tutoyer jusqu’à la voûte étoilée. « La poésie est partout », rappelle Paul Claudel. « Elle est partout, excepté chez les mauvais poètes ».
Les jours s’en vont, mais si l’on apprend à relire un poème sans y chercher ce qu’il ne contient pas, il se peut que surgisse des abysses une grenouille qu’on tenait pour morte.
Je demeure confiant dans la possibilité d’une renaissance.
Le sauvetage sur l’océan des âges
L’amour s’en va, mais les contes qui ont grimé notre enfance restent. Sous chaque vers coule la possibilité d’un miracle.
Comme cette eau courante qui emporte tout avec elle, comme Héraclite a sans doute raison. On ne se baigne jamais deux fois dans le même rêve. Entre deux songes, le rêve a changé, le rêveur aussi.
L’amour s’en va, tout s’en va. Et l’on se sent floué par les années perdues. On veut alors battre à nouveau les lettres du pendu. Croire au pouvoir des lettres, à la magie des mots, multiplier les Scrabble à la recherche du beau.
Comme la vie est lente, comme sont incertaines nos attentes. Je veux écrire des odes pour « dire ma vie indicible, ma vie d’enfant qui ne veut rien savoir sinon espérer éternellement des choses vagues » (Valery Larbaud). Un vers n’aurait jamais dû être pris pour cible.
Et comme l’Espérance est violente. Il nous suffit de vaincre notre répulsion face à l’immonde amphibien dont nous avions fait le deuil sans verser pourtant aucune larme. La grenouille vient d’ouvrir un œil, puis l’autre. Le crime s’efface, car le cadavre n’est plus.
Vienne la nuit sonne l’heure de toutes les métamorphoses. Celle du lecteur, celle du rêveur, celle du fleuve et de toutes ces choses. Celle de la grenouille, qui a émergé du fond du puits pour s’inviter au palais et prétendre aux honneurs royaux, s’inviter à notre table, de nuit comme de jour, dans notre lit enfin, pour aspirer à notre amour.
Les jours s’en vont je demeure étranger au requiem résonnant depuis la classe de Poésie.
Passent les jours et passent les semaines, viendra l’heure où nous saisirons la bête pour la projeter sur le mur de nos lamentations virtuelles. C’est alors que la grenouille se transformera en prince des nuées qui hante la tempête et se rit de l’archer. Ce prince dira, à travers flames :
« Ni temps passé Ni les amours reviennent Sous le pont Mirabeau coule la Seine Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure »
J’ai souventes fois quitté la classe pour tenter de réécrire le poème dans les couloirs ou la bibliothèque du Collège.
« Sous le pont Mirabeau croule la scène La scène du crime Le coassement obscène Le morbide écho d’une leçon malsaine Nous reviendrons toujours bredouilles De la dissection de cette grenouille Nous aurions pu tant apprendre, qui sait Tandis que sous La cloche en verre pourrissaient Les lettres mortes qui jour après jour jaunissaient Vienne midi sonne l’heure De la magie celle du bateleur Le mort s’en va il saisit le vif La mort s’en va Étrange leitmotiv Un autre regard explosif L’amphibien a rouvert l’œil Et fait un bond du cercueil Pour demander qu’on allume Un feu de joie Pour le berger et pour le roi Sous Le Pont Mirabeau gît la plume Pour celui ou celle qui pourra sublimer la prose Surgira la plume de toutes les métamorphoses »
Ce discours a notamment été inspiré par la lecture des passionnantes sources suivantes :
- Guillaume Apollinaire, Alcools, Paris, Le Livre de Poche, 2014.
- Frédéric BRUN (dir.), Habiter poétiquement le monde, Paris, Poesis, 2016.
- Georges LEGROS, Karl CANVAT, « Enseigner la poésie modern ? », Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n° 93, 1997, pp.5-29.
- Omar KHAYAM, Rubayat, Paris, Gallimard, 1994.
- Rainer Maria RILKE, Lettres à un jeune poète et autres lettres, Paris, Flammarion, 1994.
- Wallace STEVENS, « Le noble cavalier et le son des mots », L’Ange nécessaire, Belval, Circé, 1995.
- Paul VALÉRY, Poésie et Pensée abstraite, Oxford, Clarendon Press, 1939.
- Matthew ZAPRUDER, Why Poetry, New York, HarperCollins Publishers, 2017.
Informations complémentaires
Auteurs / Invités | Cavit Yurt |
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Thématiques | Éducation à la culture, Français, Langue, langages et démocratie, Littérature |
Année | 2020 |