L’orthographe est-elle respectable ?
Description
Avant d’entrer dans le pourquoi de ce sujet qui me questionne et me passionne, entendons-nous bien sûr le quoi. Qu’est-ce que l’orthographe ?
L’orthographe, c’est l’écriture de la langue, c’est-à-dire le code graphique qui sert à retranscrire la langue. Ce n’est donc pas la langue elle-même. C’est un outil au service de la langue.
Notre analyse questionne donc uniquement ce code qu’est l’orthographe et notre rapport à ce code, tout spécifiquement pour nous, Francophones,… Car nous allons le voir, nous, Francophones, avons un rapport à ce code bien particulier, qui n’a rien d’universel, ni dans le temps, ni dans l’espace.
Il ne s’agit donc absolument pas de questionner la langue française, son vocabulaire, sa syntaxe, sa grammaire.
Cette langue, cette parole, si présente au cœur de notre travail de recherche maçonnique, cette parole que nous apprenons tous à manier avec prudence et rigueur, mais qui est aussi au cœur de la méthode symbolique.
Voilà donc pour le quoi.
Le pourquoi. J’imagine ne pas être la seule à avoir sué sang et eau sur certaines dictées, à avoir utilisé un mot pour un autre quand je n’étais pas sûre de l’orthographe, à avoir fait un « pâté » dans l’écriture d’un mot en espérant que l’enseignant y lirait la bonne orthographe.
J’imagine que je partage avec plusieurs d’entre vous des souvenirs douloureux liés à l’apprentissage de ce code si particulier… J’ai ainsi le souvenir cuisant de ma première dictée « surprise » à mon entrée dans le secondaire et d’avoir dû écrire le mot « candélabre »… mot qu’à douze ans je n’avais ni lu, ni entendu. J’ai évidemment récolté un zéro, accompagné d’un commentaire humiliant à souhait. J’intégrerai pour longtemps que l’orthographe a une haute valeur et permet de juger.
J’aborderai comment, dans mon rapport à l’orthographe comme dans mon lien à la franc-maçonnerie, j’observe que la rationalité pure a ses limites et est difficile à intégrer profondément.
Il faut bien dire que l’orthographe française est « truffée » de bizarreries et d’incohérences.
En français on écrit bruit, édit ou crédit avec t, car ces mots viennent des verbes bruiter, éditer ou créditer…, mais pas pour abri qui vient pourtant d’abriter.
On écrit dix avec un x qu’on prononce s, alors qu’on écrit une dizaine avec un z et un dixième, qu’on écrit x, mais qu’on prononce z.
On écrit contraindre avec ai, astreindre ou restreindre avec ei, alors qu’ils viennent tous les trois de stringere en latin.
On écrit poids avec un d alors qu’il vient de pensum en latin.
Le mot monsieur est le seul mot de la langue française où l’on écrit le son e avec on et le son eu avec eur.
En français, il y a aussi beaucoup de lettres qu’on ne prononce pas :
– Le c de tabac
– Le g de doigt
– Le l de gentil
– Le p de baptême
– Le z de nez
En français, il y a aussi les consonnes doubles :
– Alléger, mais alourdir
– Charrette, mais chariot
– Résonner, mais résonance
– Siffler, mais persifler
Et pourtant, si nous allons voir ailleurs, les choses se passent de manière très différente.
Un certain nombre de langues possèdent ce qu’on appelle un code « transparent » (une lettre un son). C’est le cas du turc, du croate, du finnois, du bulgare… alors que le français possède un code dit « obscure » : un même son peut s’écrire de nombreuses manières (le son s peut s’écrire de douze manières différentes) et un même graphème peut se prononcer de plusieurs manières également (la lettre s peut se prononcer de trois manières).
Le français et son code obscur produisent d’ailleurs le plus haut pourcentage de dyslexiques chez les apprentis lecteurs.
Ailleurs, toujours, conscients des enjeux liés à l’accès au langage écrit, d’autres langues ont fait le choix d’une simplification progressive, au fil de réformes, c’est le cas de l’espagnol.
Comme en toute chose, le voyage dans le temps est aussi particulièrement intéressant.
Jérôme Piron explique que « le fait d’avoir une orthographie, c’est-à-dire une graphie qui est jugée correcte selon une norme centralisée, est assez récent et date de la fin du XVIIe siècle. Richelieu décide alors de fixer et de centraliser des pratiques qui étaient jusque-là variées. Montaigne avait une orthographe à lui, Rabelais avait la sienne, les gens de cour en avaient encore une autre ». La graphie était envisagée de manière tout à fait « libre ». Sous Louis XIV, avec le « dictionnaire de l’Académie dédié au Roy » édité en 1694, « on instaure une seule orthographe dans le but explicite de pouvoir distinguer ceux qui l’ont de ceux qui ne l’ont pas. Et donc, pourvu qu’elle soit compliquée ! »
Au cours du XVIIIe siècle, pour concurrencer l’italien, langue au code très transparent, le français cherche à se rendre prestigieux. Et dans l’esprit de l’époque, ce qui est prestigieux, c’est l’Antiquité ! Le code graphique va être alourdi de formes hellénisantes et de traces d’étymologie qui avaient totalement disparu avec le temps. Qui plus est, cela s’est fait de manière totalement anarchique : on a imposé des ph, des th et des y à des mots qui n’avaient pas du tout d’étymologie grecque… nénuphar ou camphre par exemple qui sont des mots d’origine arabe.
Jérôme Piron poursuit : « Enfin, dernière étape importante, le XIXe siècle. C’est la période où l’orthographe devient ce qu’elle est aujourd’hui, c’est-à-dire un marqueur social ». Il y a plusieurs raisons à cela, mais nombre de linguistes pensent que l’une des principales est à chercher dans la laïcisation et la massification de l’école en France (la loi de Jules Ferry, par ailleurs franc-maçon, sur l’obligation scolaire date de 1882). « L’École de la République s’est appuyée sur les structures de l’enseignement de la religion catholique qui disparaissaient ». Les linguistes expliquent que l’orthographe est devenue la nouvelle religion, un dogme : une chose qu’on n’interroge pas, mais qui permet de classer, de juger.
Il suffit d’observer les débats passionnés dès qu’on ose évoquer une réforme de l’orthographe pour avoir la confirmation que plus rien n’est rationnel quand on évoque l’orthographe.
Je vous propose de lire ces quelques strophes de Pierre Perret qui en parle comme il sait si bien le faire, avec humour et tendresse.
Tous les cent ans les néographes
Font une réforme de l’orthographe
En rognant les tentacules
Des gardiens d’ nos virgules
On voit alors nos gens de lettres
Chacun proteste à sa fenêtre
Mes consonnes au nom du ciel
Touche pas à mes voyelles !La réforme de l’orthographe
M’eût pourtant évité des baffes
Quand je tombais dans le panneau
De charrette et chariotLe Roi pourtant fut bien le Roué
Le François devint le Français
Et Molière mit aussi
Un y à mercy
Le véritable sacrilège
Serait de suivre ce cortège
De vieilles lunes alambiquées
Éprises de compliquéLa réforme de l’orthographe
M’eût sans doute évité des baffes
Quand du tréfonds de ma détresse
J’oubliais toujours l’S
Croqu’monsieur et tirebouchon
N’ont plus besoin d’un trait d’union
Croquemadame et tapecul
N’en auront plus non plus
Contremaîtresse et contrefoutre
Eux-mêmes ne pourront passer outre
Entrecuisse et entrechat
N’ont pas non plus le choix
L’école et la société tout entière ont investi l’acquisition de l’orthographe de valeurs morales, parce que nous avons oublié que c’était juste un outil. Or, si l’orthographe est juste un outil, alors la manière dont il s’agit de l’aborder est tout autre: est-ce un bon outil ? Jérôme Piron explique encore : « Une bonne orthographe, c’est celle qui nous permet d’utiliser facilement la langue, pas celle qui nous éloigne de son utilisation. Parce qu’on ne sait pas s’il y a un ou deux p, alors que cela ne change rien au sens du mot, on est bridé. Si l’on est d’origine étrangère, ou dyslexique, ou venant d’un milieu moins favorisé, on va se retrouver empêtré dans la manipulation de l’outil avant même d’avoir pu essayer de construire quoi que ce soit ».
L’orthographe française est au service du déterminisme social : elle favorise ceux que le sociologue Pierre Bourdieu qualifie d’héritiers, laisse sur le bord de la route les non-héritiers. L’orthographe est bien au service de la reproduction des inégalités sociales et culturelles : elle a été politiquement conçue avec cette fonction et nous l’avons oublié. J’ai formé des futurs enseignants pendant plus de vingt-cinq ans et je dois remercier ici mes collègues romanistes et psychopédagogues qui m’ont ouvert les yeux sur cette dimension discriminante de l’orthographe française. Mon histoire m’a rendue très sensible à la question du déterminisme social, à tout ce que la société et l’État mettent en place pour empêcher l’émancipation sociale. Je suis née dans un milieu privilégié, mes parents issus de la petite bourgeoisie, se sont émancipés de leur milieu grâce aux études, à l’enseignement. Ayant l’un comme l’autre souffert de l’entre-soi (on est toujours le pauvre d’un mieux nanti : mon père était snobé par la petite noblesse, ma mère par les familles de professeurs d’université), ils ont été particulièrement attentifs à ce que leurs enfants évitent cet entre-soi dans leur scolarité. Alors que le catholicisme faisait partie de l’ADN de mes parents, mes frères et moi ne fréquentions pas l’école paroissiale où se retrouvaient les enfants des « gens bien », mais la petite école communale du village où nous partagions les bancs d’enfants issus de milieux très différents du nôtre. Le niveau d’enseignement n’y était pas exceptionnel, j’en suis sortie avec quelques lacunes (en orthographe certainement), mais j’y ai tout appris au niveau de mes aptitudes sociales, car nous étions tous égaux, la cour de récré appartenait autant aux filles et fils du réfugié roumain, qu’à ceux du journaliste, qu’à ceux de l’ouvrier. J’y ai surtout acquis le plaisir d’apprendre, car il n’y avait aucune pression : nous avions le droit de nous tromper.
À l’époque, je n’avais évidemment pas conscience qu’il s’agissait d’un choix engagé de la part de mes parents. Il a pourtant orienté et oriente toujours ma vision de la société et mes choix professionnels.
Des années plus tard, j’ai compris que mes instituteurs s’inspiraient d’un mouvement pédagogique « l’éducation nouvelle » fondé en 1921 sur les décombres de la première guerre mondiale. Les fondateurs avaient la conviction que, pour assurer au monde un avenir de paix, rien ne pouvait être plus efficace que de développer auprès des jeunes générations, le respect de la personne humaine par une éducation appropriée. Ainsi pourraient s›épanouir les sentiments de solidarité et de fraternité humaines qui sont aux antipodes de la guerre et de la violence. Parmi les fondateurs les plus connus : Célestin Freinet et Maria Montessori. Grâce à cette école, j’ai été baignée dans le concept de fraternité humaine dès ma plus petite enfance.
C’est la confrontation à l’iniquité de notre système éducatif belge qui m’a fait prendre conscience des enjeux du déterminisme social : notre enseignement est parmi les plus inéquitables des pays développés (avec la France !). Le niveau socio-économique des parents est la variable qui prédit le mieux le parcours scolaire de l’élève. La participation à des projets de lutte contre la précarité en milieu scolaire a aiguisé ma perception. J’enrage de voir cette école, qui m’a tant donné, être incapable de lutter contre les inégalités sociales et même, derrière un discours lénifiant, de savamment les entretenir. Je pense qu’éviter de se questionner sur cette orthographe française, rendue volontairement complexe pour en limiter l’accès aux classes supérieures, implique une certaine vision de la société et des rapports humains.
Dans une autre interview, Arnaud Hoedt synthétise tout ce que j’ai pu observer auprès de mes étudiants et dans les classes de l’enseignement obligatoire : « Une fois que l’enfant a compris que c’était trop difficile pour lui, parce qu’il est dyslexique ou qu’il n’arrive pas à comprendre la logique orthographique », il a tendance à jeter le bébé avec l’eau du bain et à se dire « le français, c’est pas pour moi ». Et du coup, à évacuer tout ce qui fait la richesse de la communication, la littérature, la lecture, la beauté de la langue, et peut-être même la culture francophone en général. De l’autre côté, on a les gagnants qui vont s’identifier à cette culture patrimoniale traditionnelle et devenir eux-mêmes les bourreaux, les nouveaux gardiens de l’église orthographique, en répétant que l’orthographe c’est la langue, que la langue c’est la culture et qu’il n’est donc pas question d’y toucher.
Le temps qu’on ne consacrerait plus à choux–hiboux–cailloux ou à des dictées, on pourrait le consacrer au non-verbal, à la syntaxe, à écouter l’autre, à argumenter, à apprendre les syllogismes, à détricoter les impostures intellectuelles et faire en sorte que nos enfants soient moins victimes des fake news. Bref : développer l’esprit critique et l’expression plutôt que de se farcir des listes d’exceptions. »
Mon histoire de vie personnelle et professionnelle est donc très marquée par le questionnement à propos de l’entre-soi sociologique : le regroupement de personnes aux caractéristiques communes sous-tendu par l’exclusion des autres de manière, plus ou moins active, plus ou moins consciente. Cette mise à distance d’autrui est revendiquée, parfois au nom de la supériorité d’un groupe (les blancs, les nobles, les hommes), parfois mot d’ordre des groupes opprimés (les femmes, les gays). Cette mise à distance a toujours pour but de se créer un espace protégé.
Vous l’aurez sans doute compris, souvent, je me suis posé la question de l’entre-soi en franc-maçonnerie. J’entends et comprends la nécessité de vérifier les aspirations des profanes qui frappent à la porte du temple. J’entends et je comprends que la démarche initiatique doit être réservée à celles et ceux qui la souhaitent. J’entends et comprends la nécessité de nous créer des espaces protégés où nous nous retrouvons entre vrais maçons.
Mais comment souhaiter le perfectionnement de l’humanité et l’unité dans la diversité si nous excluons consciemment ou inconsciemment celles et ceux qui n’ont pas acquis, par leur éducation et leur milieu d’origine, les caractéristiques que nous attendons ? Comment frapper à la porte du temple si l’on n’a pas eu la chance d’être un tant soit peu sensibilisé à une démarche spirituelle ou à la nécessité du questionnement ?
À ce point de mon cheminement, je ne peux que quitter la rationalité pour évoquer un indicible qui fait que je suis toujours là parmi vous, malgré mes doutes et mes questions. Cet indicible est ce qui m’attache profondément à ma loge : c’est l’énergie si particulière qui se développe une fois que les lumières éclairent notre temple, que nous quittons le monde profane et que nous ouvrons nos travaux.
Ces paroles et ces mouvements, chaque fois retrouvés, chaque fois répétés ouvrent un espace pour accueillir les énergies de la Sagesse, de la Force et de la Beauté de toute notre humanité. Un espace de progrès se déploie alors dans notre temple, mais aussi en chacun.e de nous. Je dois quitter la rationalité, car je suis bien incapable d’expliquer pourquoi, comment cette énergie me traverse, cet espace me transporte. Je suis bien incapable d’expliquer pourquoi je ressens la Chaîne d’Union qui nous rassemble comme une énergie tellement plus puissante que l’addition de nos énergies individuelles.
La lumière qui éclaire nos travaux continue souvent à briller en moi et l’œuvre commencée dans l’espace protégé de notre temple se poursuit toujours au-dehors : plus que jamais je me sens solide pour défendre, dans le monde profane, les valeurs humanistes, ces valeurs qui me font me battre pour un système éducatif équitable et émancipateur.
De l’orthographe au déterminisme social et à la franc-maçonnerie : l’épreuve de la rationalité a ses limites. En effet, si je confronte tout cet argumentaire à mon fonctionnement… c’est un peu le pétard mouillé. Quand je m’observe avec honnêteté, j’éprouve toujours un petit plaisir à relever l’une ou l’autre faute dans les mails de mes collègues. Malgré tous mes déboires d’enfant, j’y suis arrivée, moi, à maîtriser l’orthographe.
Pourquoi ? J’imagine qu’acquérir quelques chose dans la douleur nous pousse à intérioriser que cet acquis a une valeur importante.
Et je dois bien l’avouer, c’est sécurisant et valorisant d’avoir une bonne orthographe. Comme l’école et la société en général confèrent un fondement moral à l’orthographe – la faute, un mot qui vient du vocabulaire religieux – on se sent dans le bon, dans la droite ligne des choses si on la maîtrise et si on peut montrer qu’on la maîtrise mieux que les autres.
Malgré la rationalité, la croyance en la haute valeur de cette orthographe qui m’a été inculquée me poursuit… bien malgré moi.
Et c’est finalement un peu pareil pour la franc-maçonnerie : si je me regarde, je dois bien avouer avoir un sentiment de fierté, d’avoir été approchée, d’avoir été reconnue et acceptée, moi et pas d’autres.
C’est une chose de mettre ses croyances à l’épreuve de la rationalité, c’en est une autre d’intégrer profondément notre questionnement. D’où l’importance de revisiter sans cesse mes croyances, qui sont bien nombreuses, mais surtout de vérifier comment elles se traduisent dans mes pensées et mes actes. Ma pierre brute peut parfois me sembler un peu plus nette et taillée… alors qu’il n’en est finalement rien.
Et pour conclure, je ferai mienne cette phrase d’Alexis de Tocqueville : « il est important de faire des choix et d’adopter beaucoup de croyances sans les discuter, afin d’en mieux approfondir un petit nombre dont on s’est réservé l’examen ».
Informations complémentaires
Auteurs / Invités | Jeanne Laperche |
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Thématiques | Analphabétisme / Alphabétisation, École / Enseignement, Français, Langue, langages et démocratie, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses |
Année | 2020 |