L’imaginaire dans le judaïsme
Description
Les religions proposent des visions du monde. Ces visions du monde ont évidemment une certaine influence sur les écrits, sur la littérature.
Il y a une différence dans la mesure où, durant les vingt siècles de diaspora, la communauté juive a vécu différemment de la communauté chrétienne ambiante. Et, effectivement, sa manière de voir, de lire le monde était marquée par cette situation de paria, d’êtres, à l’extérieur, discriminés et oppressés.
Si on voulait caractériser cet imaginaire, on pourrait dire qu’il y a un équilibre entre deux pôles totalement différents et opposés. Autrement dit, d’un côté, au vu de l’oppression, il y a un désir de s’envoler aussi haut que possible dans les sphères intellectuelles, de manière à pouvoir échapper à une réalité ambiante particulièrement difficile à travers les siècles, que l’on retrouve en partie dans le christianisme. Cette envolée vers l’intellect est toujours contrebalancée par le sentiment et la connaissance du fait qu’à chaque moment ils risquent de se faire bousculer par un pogrom, par des soldats qui envahissent et de se retrouver sur le chemin de l’exil.
Il y a donc bien une double tension qui articule l’imaginaire.
Un terme relativement nouveau, surtout utilisé depuis 1945, c’est la notion « judéo-chrétienne ». Or, cela implique, foncièrement, que le christianisme a hérité du judaïsme, l’a développé et même dénaturé. Une sorte de limite a été instaurée, comme si le judaïsme n’avait pas évolué durant les vingt siècles de diaspora et n’avait pas vécu de changements.
Le christianisme procède du judaïsme, c’est un fait largement connu. En ce sens, on aurait pu penser que l’un procédant de l’autre, il y aurait, au moins, une continuité. Mais, au contraire, le christianisme en a fait une interprétation qui, très souvent, marque davantage des différences qu’un lien de filiation.
Dans une perspective chrétienne, au début du Moyen Âge, il est développé tout un argumentaire extrêmement misogyne à l’égard des femmes et répressif à l’égard des hommes. Ils considéraient que ce qui est la faiblesse dans la nature humaine, c’est la chair, et ce qui est la force, c’est l’esprit. C’est pourquoi l’esprit était mis en avant, alors que tout ce qui relevait de l’existence corporelle des êtres, que ce soit la sexualité, la mort, ect., est plutôt vue de façon négative. Dans la perspective judaïque, la chair est vue comme participant de la nature, participant de la création divine.
Par exemple, le judaïsme insiste sur le fait que les relations charnelles entre époux sont quelque chose d’extrêmement profond et divin. La Torah dit que : « Quand un couple fait l’amour, Shekhina, la ‘présence divine’, est là ». Le but de l’action sexuelle peut être la procréation, mais n’est pas uniquement cela, c’est également un témoignage nécessaire de l’affection et de l’amour que les époux se portent. En conséquence de quoi, les rabbins, dès le IIIe-IVe siècle, ont établi une sorte de règle de comportement : un homme doit honorer sa femme deux fois par semaine ; s’il part en voyage, il doit l’honorer juste avant de partir et aussitôt rentré de son voyage. La notion même de corps de vie est profondément intégrée à l’existence de tous les jours. Il n’y a pas de rejet comme dans une certaine tradition chrétienne.
Le contraste existe entre des règles alimentaires extrêmement strictes, qui se sont perpétuées jusqu’aujourd’hui, et, sur le plan philosophique, une attitude extrêmement libérale. Le rabbin est investi d’une sorte de « charge sacerdotale », mais il n’a pas le droit d’imposer aux autres : chaque fidèle étant appelé à réfléchir sur sa conception de Dieu, sur sa conception de la nature humaine, sur le devenir de la nature humaine après la mort. Il y a, dans le judaïsme, un corpus très strict sur le fait de pouvoir ou de ne pas pouvoir manger tel ou tel aliment et, à côté de cela, il y a une très grande liberté de pensée.
Un élément qui provient directement du fait de la diaspora, c’est que le judaïsme, pendant vingt siècles, n’a jamais eu d’autorité centrale telle que la papauté. Les communautés sont très petites et, souvent, il n’y a pas de rabbin. Le rabbin, quant à lui, est une sorte de spécialiste en prières. Pour avoir une synagogue, dans la tradition, il suffit d’avoir dix hommes qui se réunissent. Il faut simplement qu’ils soient juifs. Il n’y a donc pas besoin de rabbin, car dès qu’il y a dix hommes, il y a une synagogue et cela quelles que soient les origines géographiques. Le judaïsme comprend des personnes d’origines plutôt hispaniques, que l’on appelle les « séfarades » et les personnes d’origines plutôt alémaniques, que l’on appelle les « ashkénazes ».
Ce qui est intéressant, c’est la notion que le groupe possède sa propre énergie et il est dit, très clairement, dans un proverbe yiddish : « Neuf rabbins ne font pas un minian, dix cordonniers font un minian ». Autrement dit, dix cordonniers ont un rôle plus grand ou une autorité théologique plus grande, alors que les neuf rabbins, parce qu’ils sont neuf, sont mis au rencart. Il y a donc cette notion que chaque Juif porte en lui, individuellement, sa part de responsabilité dans le sacerdoce, dans le transfert de la pensée et aussi, ce qui est d’autant plus important, sa capacité d’interpréter les textes.
C’est assez paradoxal, car d’un côté il y a des contraintes de l’ordre de la vie quotidienne assez strictes, et de l’autre, sur le plan proprement philosophique, il y a une grande liberté d’appréhension du phénomène religieux, de compréhension de la divinité. Beaucoup de discussions et de partage ont été réalisés sur les textes sacrés juifs. Il s’agit d’un principe qui a été un mobile, un élément moteur pour dire que « le texte saint doit rester un texte ouvert ». Il reste un texte ouvert même si le plus grand savant, le plus grand talmudiste cabaliste a parlé. Même après lui, il y a encore des ouvertures. Une personne lambda qui n’a pas étudié peut encore ajouter quelque chose à ce qu’un grand cabaliste aurait dit.
Les textes sont toujours ouverts, ce qui donne une lecture ouverte et ce qui conclut que –, et c’est très important à travers les siècles –, les jeunes Juifs doivent apprendre à lire, car ils ne reçoivent pas les textes de manière orale, ils doivent apprendre à les lire. À travers tout le Moyen Âge jusqu’à nos jours, tous les enfants apprennent à lire. C’est un élément extraordinaire, non seulement on les amène à lire la Torah, mais aussi à la commenter. Lorsqu’un jeune homme fait sa Bar Mitzvah – ou une jeune fille, sa Bat Mitzvah –, il est invité à faire un commentaire et on lui indique que c’est la voie qu’il devra suivre à travers toute son existence. Autrement dit, il devra rester éveillé et prêt à commenter, et ne devra pas être passif à la voix d’un rabbin ou d’un chercheur.
L’écrivain juif et la langue
Être Juif, ce n’est pas croire ou adhérer à la religion enseignée par les rabbins, c’est participer à l’esprit d’une communauté.
Depuis le XVIIIe siècle, et surtout durant les XIXe et XXe siècles, l’auteur juif, l’écrivain juif, participe de plusieurs cultures et, généralement, participe de plusieurs langues. C’est-à-dire qu’il est déjà une « courroie de transmission » entre différentes manières de voir le monde : la manière juive et la manière du monde ambiant. Il est un interprète entre les diverses communautés auquel il appartient. C’est, par ailleurs, un choix crucial d’être un écrivain juif, car il peut être de tradition ashkénaze ou de tradition séfarade, donc il parle espagnol ou il parle allemand. Et puis il écrit, par exemple, en français, il écrit en anglais. Cela démontre une appartenance ou un lien à une autre culture que celle qui est donnée par la famille, par la naissance.
C’est un des drames de tous les auteurs juifs. C’est-à-dire que c’est un drame intérieur, c’est un drame d’écriture aussi : « Si j’écris en yiddish, je limite très étroitement mon public, alors que si j’écris en allemand, mon public sera plus large, mais les Allemands ont d’autres critères de référence ». Il y a, là, tout un travail pour l’écrivain juif, alors que ce travail est totalement absent pour un écrivain français ou allemand. Il y a déjà le choix de la langue en fonction de l’audience que l’écrivain espère recueillir. Il y a de grands écrivains et même des Prix Nobel qui ont écrit en yiddish, mais ils sont limités à la communauté yiddish qui se réduit de décennie en décennie.
Il est certain que le yiddish est en voie de disparition, puisqu’aucun groupe, si ce n’est les hyper religieux de New York, ne l’utilise encore. Israël ne l’a pas adopté, puisqu’il a choisi l’hébreu. C’est une langue qui va disparaître de la même manière que le ladino, la langue des séfarades, va disparaître.
Il y a là tout un fond d’imaginaire, de traditions, d’histoires qui ne sera plus connu qu’en traduction avec tout ce que cela implique de trahisons de la pensée profonde.
L’écrivain juif et la pensée religieuse
On observe le cas de Spinoza que l’on a accusé d’être un athée, puisqu’il essaye de rationaliser le système divin ou la pensée de Dieu, d’une part. Il y a également le cas de Simone Weil qui, elle, en pleine guerre, alors les nazis font la chasse aux Juifs, se tourne vers le catholicisme.
Spinoza est un cas fascinant sous tout ses aspects et il existe, d’ailleurs, un texte qui le place en tant que marrane. Spinoza, ayant des connaissances du monde chrétien, a puisé l’élément rationaliste et cartésien pour essayer de reconstruire un système dans la pensée occidentale et notamment dans la pensée de Descartes. Toute analyse précise des textes de Spinoza verrait qu’il n’y a rien qui soit en contravention, ou qui mériterait l’anathèse et le rejet des autorités locales, mais il s’agissait d’une autre époque. Alain disait : « Tout philosophe a deux philosophies ; la sienne et celle de Spinoza ». Spinoza est à la base de la pensée laïque qui se poursuit encore aujourd’hui.
Spinoza a été, justement, un de ces signes de mélanges, de raccords, de rapprochements dans la pensée occidentale des courants judaïque et chrétien.
L’image donnée par Simone Weil a été façonnée en grande partie par Gustave Thibon, juste après la Seconde guerre mondiale et ne correspond pas véritablement à la réalité de sa vie. Simone Weil est née dans un milieu tout à fait athée et s’est toujours considérée comme athée, ce qui n’est absolument pas difficile dans le milieu juif. Elle connaissait très mal le judaïsme, elle n’a jamais participé de près ou de loin à la moindre activité à caractère religieux. Sa seule vision du judaïsme était la lecture de l’Ancien Testament, et c’est ainsi qu’elle a entrepris un parcours de quête religieuse. Elle a commencé par le polythéisme grec, elle est allée en Égypte où elle s’est concentrée sur Osiris, elle est passée au christianisme et ensuite elle est allée vers les religions orientales.
Il se fait qu’elle a écrit un ou deux textes, dont sa lettre à un religieux qui marquait un attrait profond et sincère vis-à-vis du christianisme, mais avec des barrières. Elle expliquait qu’elle ne pouvait accepter certaines choses et ce n’était pas de petits obstacles.
Gustave Thibon, en toute sincérité, mais dans l’erreur, a dit que Simone Weil était au seuil du christianisme. En 1945, 1946, 1947, avoir une Juive qui venait vers le christianisme, avec ce que l’on sait de l’attitude de l’Église notamment pendant la guerre, était un élément bienvenu. En conséquence de quoi, tout ce qui était éloignant, tel le fait qu’elle s’est intéressée aux écrits tibétains, a été un peu mis dans l’ombre.
Autrement dit, Simone Weil n’est jamais devenue chrétienne et elle n’a jamais renoncé à son judaïsme. Elle a dit, quand les lois de Xavier Vallat ont été appliquées et l’excluaient de l’Université : « Je ne me sens pas juive, mais je revendique cette appartenance et je subirai les conséquences de cette appartenance ».
Chaque famille juive a été touchée de manière proche ou lointaine, par la guerre, mais toute famille juive a été touchée, et tout Juif, des années 1950 à aujourd’hui, a dû réfléchir et prendre une position par rapport à la Shoah et les écrivains d’autant plus. Personne dans la communauté juive ne peut éviter le sujet. C’est, malheureusement, inévitable.
Informations complémentaires
Auteurs / Invités | Libres propos d'Alain Goldschläger |
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Thématiques | Diaspora, Histoire des religions, Identités culturelles, Judaïsme, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Religions |
Année | 2020 |