Description
L’année 2005, année internationale de la Physique, a marqué le centième anniversaire des fameux articles d’Einstein de 1905 : la description du mouvement des corpuscules en suspension dans un liquide (le « mouvement brownien »), qui permit enfin de confirmer l’existence des atomes et qui formera sa thèse de doctorat ; l’article sur les quanta et l’effet photoélectrique qui, reprenant et élargissant l’hypothèse de Planck sur le rayonnement, fait d’Einstein l’un des pères de la mécanique quantique et lui vaudra le prix Nobel en 1921 ; enfin, les deux articles sur la relativité restreinte, comportant la célèbre formule E = mc2.
Elle a aussi marqué le cinquantenaire de la mort du savant (1879-1955).
Mais, au-delà du physicien, quel homme Einstein avons-nous célébré ?
« Un professeur doux et distrait »
Le magazine américain Time faisait du visage d’Einstein la couverture de son numéro du 31 décembre 1999, et le proclamait « la personnalité du siècle » :
« Un être se distingue comme le plus grand esprit et l’image même de notre époque : le professeur doux et distrait, auréolé d’une chevelure indomptée, au regard pénétrant, profondément humain et exceptionnellement brillant, dont le visage est devenu un symbole et dont le nom est le synonyme même de génie : Albert Einstein ».
C’est bien là l’image officielle d’Einstein : un « doux génie », un « humaniste séduisant », un anticonformiste qui ne portait pas de chaussettes et qui tirait la langue à la presse, un vieux professeur qui faisait les devoirs de mathématiques des petites filles en échange de bonbons au miel, une haute conscience, pour sûr, mais un idéaliste tellement, tellement éloigné des réalités… L’un de ses biographes, le physicien Philippe Frank relève : « L’enthousiasme manifesté par le grand public (lors de l’arrivée d’Einstein à New York en 1921) est un événement dans l’histoire de la culture au XXe siècle ».
En effet, Einstein était devenu d’un coup universellement célèbre, depuis que l’observation de la courbure des rayons lumineux lors de leur passage à proximité du soleil avait confirmé sa théorie de la relativité générale. Et dans une société qui avait perdu, avec la Grande Guerre, tellement de ses repères sur le plan philosophique, politique et moral, le mot est devenu un leitmotiv : « Comme le dit Einstein, tout est relatif ». Mais comme Philippe Frank le note encore quelques pages plus loin : « Tout comme l’enthousiasme général pour sa théorie est un phénomène surprenant dans l’histoire des sciences, de même la persécution d’un homme qui promouvait de si abstraites théories reste très énigmatique ». Et persécuté, Einstein le sera ! Toute sa vie, jusqu’à la fin, ainsi qu’en témoigne un livre récent qui retrace particulièrement la « guerre secrète » que lui mena le FBI de Edgar Hoover. Mais, contrairement à l’image convenue, Einstein fut aussi un combattant lucide, réaliste, courageux. Et ceci explique sans doute cela.
Pacifisme et internationalisme
En pleine hystérie guerrière, en octobre 1914, alors que les intellectuels allemands se rallient massivement à un Manifeste proclamant leur soutien à l’empire, il ose signer avec trois (!) collègues un Appel aux Européens, qui les invite à « s’unir ». Dès lors, il ne cessera d’affirmer des convictions pacifistes et socialistes qui, avec son origine juive, lui vaudront haine et insultes. À Berlin, il est harcelé par les bandes nazies, et reçoit des menaces de mort. Ayant dû renoncer à donner ses enseignements, il entreprend une tournée au Japon, en Palestine et en Espagne en 1922-1923. Mais Einstein n’est pas épargné non plus dans le camp opposé. Comme il le dit avec humour en 1919 : « On m’appelle aujourd’hui en Allemagne un homme de science allemand, tandis qu’en Angleterre je suis présenté comme un Juif suisse. Si je viens à être tenu pour une bête noire, les termes seront renversés : je deviendrai un Juif suisse pour les Allemands et un Allemand pour les Anglais ».
De fait, lorsqu’il est invité à Paris par Paul Langevin en 1922, il est conspué par les étudiants nationalistes français, et l’Académie des Sciences refuse de le recevoir. À Bruxelles même, on s’interroge pour savoir s’il convient de l’inviter au Conseil Solvay de 1921, sous prétexte qu’il est resté en Allemagne pendant la guerre. Et en 1924, comme les savants allemands restent interdits au Conseil Solvay, Einstein se solidarise avec eux et écrit au président du Comité scientifique : « Si je prenais part au Congrès, je deviendrais complice d’une action que je considère comme résolument injuste. (…) Je vous serais reconnaissant de veiller à ce que je ne reçoive plus d’invitation ».
Avec Marie Curie, il s’engage dans la « Commission internationale de collaboration intellectuelle » de la Société des Nations. Mais l’impuissance de la SDN le déçoit, et il radicalise ses positions. En 1931, il s’adresse à la foule depuis la plate-forme du train qui le ramène vers la côte Est des États-Unis : « L’évolution de ces dernières années a montré une fois de plus à quel point nous n’avons pas le droit d’abandonner aux gouvernements la lutte contre les armements et le bellicisme. (…) La meilleure voie est à mon avis la voie violente, le refus du service militaire, soutenue par des organisations qui assistent matériellement et moralement les courageux objecteurs des différents pays. (…) C’est une lutte illégale, mais une lutte pour le véritable droit des hommes, contre les gouvernements, dans la mesure où ceux-ci exigent de leurs citoyens des actes criminels ».
En 1932, il correspond avec Freud sur la façon de « soustraire l’homme à la fatalité de la guerre ». Il dénonce « la soif de pouvoir de la couche sociale dominante de chaque État » : « Les minorités dirigeantes détiennent avant tout l’école, la presse et la plupart du temps également les organisations religieuses. Par ces moyens, elles dominent et dirigent les sentiments de la grande masse, dont elles font un instrument docile. (…) Il y a, en l’homme, un besoin de haine et de destruction. En temps ordinaires, cette disposition existe à l’état latent et elle ne se manifeste que chez l’individu anormal. Mais il est relativement facile de la réveiller et de la pousser jusqu’à la psychose collective ».
Le judaïsme
Par ailleurs, comme il le déclarera en 1952, Einstein ressent de plus en plus fortement ses liens avec la communauté juive : « Ma relation avec le peuple juif est devenue le lien le plus puissant de mon existence depuis que j’ai pleinement pris conscience de la précarité de notre situation parmi les peuples ».
Son judaïsme est marqué d’universalisme, comme témoigne le message qu’il envoie en 1925 pour l’inauguration de l’Université hébraïque de Jérusalem : « Les universités européennes sont aujourd’hui pour la plupart des conservatoires du nationalisme le plus abject et d’une intolérance aveugle à l’égard de tout ce qui est étranger à leur peuple et à leur race, ou qui en est différent. (…) Je souhaite formuler le vœu que notre Université puisse rester toujours épargnée par ce mal, que les professeurs et les étudiants gardent toujours conscience qu’ils servent le mieux leur peuple quand ils le relient à l’humanité et aux valeurs humaines les plus élevées, qui n’ont plus rien de national ».
Il le redira en 1936 : « Ce qui est à l’origine de la communauté juive et ce qui la maintient unie, ce sont ses valeurs spirituelles et morales, ou plus exactement sa quête incessante de ces valeurs ».
Même après la prise du pouvoir par Hitler, il souligne en 1938 : « Au-delà de considérations pratiques, ma conception de la nature du judaïsme répugne à l’idée d’un État juif avec des frontières, une armée et un pouvoir temporel, si modeste soit-il ».
Par ailleurs, dans une lettre à Weizmann en 1929, il avait déclaré catégoriquement : « Si nous ne parvenons pas à trouver dans l’avenir la voie d’une coopération honnête et d’un accord honnête avec les Arabes, alors c’est que deux millénaires de martyre ne nous ont rien appris, et nous mériterons le sort qui sera le nôtre ».
L’exil d’un militant
À l’hiver 1932, alors qu’Einstein séjourne comme professeur invité en Californie, il apprend la prise du pouvoir par Hitler. La haine se déchaîne en Allemagne. Ses biens sont confisqués, sa tête est mise à prix. Ses travaux scientifiques sont attaqués par un Philipp Lenard, prix Nobel en 1905, qui deviendra l’un des chefs de file de la « science aryenne » : « Nous devons reconnaître qu’il est indigne d’un Allemand d’être le suiveur intellectuel d’un Juif. Les sciences de la nature proprement dites sont d’origine aryenne et les Allemands doivent aujourd’hui encore découvrir leur propre chemin à travers l’inconnu. Heil Hitler ! ».
Le savant séjourne alors quelque temps en Belgique, où il rencontre diverses personnalités. Les comptes rendus du Conseil Solvay de 1933 témoignent de cet épisode : ils portent, parmi les membres du Comité scientifique : « A. Einstein, Le Coq-sur-Mer, Belgique ». Du Coq, Einstein adresse divers messages qui marquent une nouvelle phase dans son engagement. À un jeune objecteur de conscience, il écrit : « Vous allez être fort étonné de ce que je vais vous dire. Nous vivions il y a peu de temps encore dans une époque où l’on pouvait espérer combattre efficacement le militarisme en Europe par une résistance individuelle. Mais aujourd’hui, nous nous trouvons en présence d’une situation tout à fait différente. Au centre de l’Europe, il y a une puissance (l’Allemagne) qui ouvertement, par tous les moyens, travaille à la guerre. (…) C’est pourquoi je vous le dis sans détour : dans les circonstances actuelles, citoyen belge, je ne refuserais pas le service militaire ; je l’accepterais de bon gré, avec le sentiment de contribuer à la sauvegarde de la ‘civilisation européenne’ ». Et avant même la réunion du Conseil Solvay, le 9 septembre 1933, Einstein part en exil aux États-Unis. Jamais il ne reviendra en Europe. Dans cet exil, son combat continue : appels à résister au nazisme, soutiens à l’Espagne républicaine et à la résistance chinoise face à l’invasion japonaise, efforts sans compter pour aider les réfugiés européens, leur procurer aux États-Unis des garants financiers, leur faire obtenir un passeport, leur fournir des fonds.
En 1937, il salue « le combat héroïque du peuple espagnol pour la liberté et la dignité humaine », tout en déplorant que les démocraties n’agissent pas « conformément aux lois de la morale et de l’instinct de conservation (…) Les peuples libres comprendront-ils à temps qu’ils doivent être aussi solidaires que le sont aujourd’hui les ennemis de l’humanité ? ».
Et en août 1939, très inquiet des informations selon lesquelles les nazis pourraient travailler à une bombe atomique, le pacifiste Einstein va jusqu’au bout de son engagement. Il adresse à Fr. Roosevelt la célèbre lettre, rédigée avec le physicien nucléaire L. Szilard, qui attire l’attention du président sur ce danger sans précédent et l’appelle à prendre les mesures appropriées : « Des travaux récents de physique nucléaire ont rendue probable la transformation de l’uranium en une importante source d’énergie nouvelle. (…) Cela ouvrirait la possibilité non négligeable, sinon la certitude, de fabriquer des bombes qui (…) explosant dans un port, serai(en)t sans doute tout à fait suffisantes pour faire exploser ce port et toute la région avoisinante. Pour autant que je sache, l’Allemagne a interdit l’exportation de minerai d’uranium (…). Les États-Unis ne disposent que de minerais d’uranium très pauvres, la principale source d’uranium est au Congo belge ».
En 1940, Einstein prête solennellement serment en tant que citoyen américain. À l’entrée en guerre des États-Unis, il sera recruté comme conseiller par la Navy.
Le combat pour la paix et le désarmement
Le soutien d’Einstein, comme celui de très nombreux scientifiques antifascistes, à la construction de la bombe atomique était motivé par l’urgence face au danger d’une bombe nazie. Mais, comme de nombreux scientifiques également, Einstein désapprouve l’utilisation de la bombe sans avertissement contre les civils d’Hiroshima et Nagasaki, alors qu’à son avis une démonstration dûment documentée aurait suffit à « prouver à l’ennemi son existence et sa puissance de destruction massive ». Comme il le déclare en 1945 : « Nous avons poussé à la construction de cette nouvelle arme pour empêcher les ennemis de l’humanité de nous devancer dans cette voie ; quand on songe à ce qu’était la mentalité des nazis, on peut imaginer quelles indescriptibles destructions, quel asservissement du monde en seraient résulté s’ils avaient pu construire la bombe avant nous.
(Mais) à ce jour, ni la paix, ni aucune des libertés promises dans la Charte de l’Atlantique ne sont assurées. La guerre est gagnée – mais pas la paix. (…)
On a promis au monde qu’il serait libéré de la peur. Mais, depuis la fin de la guerre, la peur qui règne entre les nations du monde a augmenté dans des proportions extraordinaires. On a promis au monde qu’il serait libéré du besoin. Mais, dans de grandes parties du monde, des hommes ont faim, pendant qu’ailleurs des peuples vivent dans le superflu. On a garanti aux nations du monde la liberté et la justice. Mais ces jours-ci précisément, nous avons sous les yeux le triste spectacle d’armées ‘de libération’ tirant sur des hommes qui réclament l’indépendance et la justice sociale ».
En fait, le bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki constituait la première action de la guerre froide, une mise en garde à l’Union soviétique. Et c’est en vain qu’Einstein plaida pour un « gouvernement mondial », rejeté aussi bien par les uns que par les autres. Dans un texte inachevé de 1955, il écrit encore : « Le problème majeur, aujourd’hui, prend la forme d’une division du monde entre deux camps adverses, le prétendu free world et le communist world. Comme je ne saisis pas bien ce que l’on veut dire ici par ‘libre’ et ‘communiste’, j’aime mieux parler d’une lutte pour le pouvoir entre l’Est et l’Ouest (…). Il ne s’agit au fond que d’une lutte pour le pouvoir d’un genre ancien qui, à l’instar de combats de même nature appartenant au passé, se présente aux hommes sous une apparence semi-religieuse. Mais, par suite du développement des armes atomiques, cette lutte a pris un tour effrayant ». Son dernier acte public sera la signature, quelques jours avant sa mort, de l’Appel rédigé avec Bertrand Russel en faveur de la paix et du désarmement, qui recueillit les signatures des plus grands savants.
La lutte pour les droits civiques et contre le maccarthysme
L’ouvrage cité plus haut de Fred Jerome fournit sur l’engagement d’Einstein après la guerre une masse impressionnante d’informations. Il est basé, outre une abondante documentation, sur le dossier rassemblé par le FBI dès l’arrivée du savant aux États-Unis, et qui devait viser, sous l’ère McCarthy, à le discréditer en le présentant comme un agent communiste, à monter à sa charge rien moins qu’un dossier d’espionnage au profit de l’URSS, et en fin de compte à le priver de sa nationalité américaine et à l’expulser.
Malgré sa médiocrité intellectuelle et morale, ce ramassis d’inepties et d’extravagances procure aussi quantité de renseignements sur les activités d’Einstein, ses affiliations, ses déclarations. On en retire l’image d’un homme profondément concerné par le danger de guerre atomique, mais aussi par les injustices et les atteintes à la démocratie et aux droits de l’homme qui affectent son pays d’adoption.
Particulièrement saisissant est l’engagement d’Einstein au service des droits des Noirs. Les témoignages abondent, depuis l’asile qu’il offre à des artistes interdits d’accès dans les hôtels « blancs » de Princeton, jusqu’aux campagnes auxquelles il s’associe très vigoureusement pour dénoncer les violences extrêmes et les lynchages dont des Noirs, notamment des anciens combattants, sont victimes depuis la fin de la guerre. Il dénonce la complicité des autorités locales et de la police. Il exige que justice soit rendue.
Bientôt, l’engagement d’Einstein se manifestera également dans la défense des victimes de la lutte contre le « péril rouge » – dont les premières victimes seront d’ailleurs de grands militants noirs comme l’historien Dubois ou le baryton Paul Robeson, à la défense desquels Einstein assurera tout le poids de son nom.
Dès 1947, Einstein avait mis en garde : « En Allemagne, j’ai pu voir à quel point un excès de nationalisme peut se propager comme une maladie, provoquant une tragédie pour des millions de gens. Actuellement, (…) je repère dans ce pays-ci des signes de la maladie ».
Interrogé à la radio en 1950 par Eleanor Roosevelt, la veuve de président, il avait lucidement souligné des conséquences détestables de la guerre froide et de la course aux armements : « La maxime à laquelle nous nous sommes liés ces cinq dernières années est : la sécurité par la supériorité des forces, coûte que coûte. (…) Toute la politique extérieure est dominée par une préoccupation unique : comment assurer la plus grande supériorité possible sur l’adversaire en cas de guerre ? Installation de bases militaires dans toutes les régions d’importance stratégique. Fourniture d’armes et d’une aide économique aux alliés potentiels. À l’intérieur, concentration de pouvoirs financiers exorbitants aux mains des militaires. Militarisation de la jeunesse ».
Durant ces années où des milliers de communistes et de progressistes perdent leur emploi, comparaissent devant les tribunaux, sont poussés à la dénonciation, au désespoir, à la prison ou même à la mort, comme les époux Rosenberg, Einstein se dépense très concrètement pour soutenir les accusés, les encourager, leur accorder son appui matériel, leur fournir un témoignage, une preuve d’amitié, alerter la presse en leur faveur. Il joue avec dextérité sur sa notoriété, tout en veillant à ne pas gaspiller son crédit. On est loin de l’image du « gentil professeur », du naïf « qui ne portait pas de chaussettes » !
Pour sa part, Einstein n’a jamais été communiste, même s’il ne craint pas d’exposer en 1949 ses convictions socialistes dans une revue de gauche. Mais il ne peut accepter le mal qui ronge la société américaine, et il dénonce dans les investigations du fameux Comité des activités antiaméricaines « un danger incomparablement plus grand pour notre société que ne pourrait jamais l’être la présence de ces quelques communistes dans le pays. Ces investigations ont déjà détruit en profondeur le caractère démocratique de notre société ». Et en juin 1953, il envoie au New York Times une lettre retentissante, qui sera publiée en première page, sous le titre : « ‘Refusez de témoigner’, conseille Einstein aux intellectuels convoqués par le Congrès » : « Des politiciens réactionnaires ont réussi à instiller dans le public le soupçon (…) en agitant un danger fantomatique. (…) Ils tentent maintenant de supprimer la liberté d’enseignement, de priver de leur emploi et d’affamer tous ceux qui ne se montrent pas soumis. Que doivent faire les intellectuels minoritaires contre ce démon ? Franchement, je ne vois que la voie révolutionnaire de non-coopération, dans l’esprit de Gandhi. Tout intellectuel appelé devant les commissions doit refuser de témoigner, et donc être prêt à la prison et à la ruine économique, en bref au sacrifice de son bien-être personnel dans l’intérêt du bien-être culturel de ce pays ».
Qu’il ait pris la responsabilité d’un tel appel est le meilleur témoignage de la rigueur et du courage intellectuel d’Einstein.
Pourquoi tant de haine ?
Rappelons-nous l’interrogation de Philippe Frank : « Pourquoi tant de haine à l’égard d’un homme qui promouvait de si abstraites théories ? ». Et pourquoi, cinquante ans après sa disparition, cette haine tenace continue-t-elle à poursuivre la mémoire d’Einstein ? Car il suffit de consulter Internet pour trouver les sites néo-nazis qui continuent à déverser sur Einstein insultes et mensonges.
On a vu les nazis tenter de rejeter sa « science juive ». Puis on a tenté de dresser face à Einstein des savants « aryens » dont il aurait accaparé les mérites. Et depuis quelques années, on tente d’utiliser pour le dénigrer diverses recherches d’histoire des sciences, parfois menées un peu légèrement. Ainsi, selon certains, sa première épouse, Mileva Maric, serait la véritable inspiratrice des fameux articles de 1905 (même si elle n’a jamais avancé la moindre prétention de cette nature). D’autres l’ont accusé d’avoir plagié Poincaré, – qui a en effet publié en 1905, simultanément, mais indépendamment d’Einstein, une théorie de la relativité mathématiquement équivalente. Pourtant, il est absurde de nier l’originalité de l’apport d’Einstein, que ce soit pour la relativité restreinte (où son approche est toute différente de celle de Poincaré), pour les quanta ou pour la relativité générale. Mais, encore une fois, pourquoi tant de haine ? Manifestement, parce qu’Einstein a toujours dérangé et continue à déranger, par son engagement et par son courage, par son idéalisme et par son réalisme, par ses hautes exigences et par son action concrète, pratique, organisée. C’est pour cela que les nazis et le FBI l’ont poursuivi. C’est pour cela que, ne pouvant le réduire au silence, on cherche aujourd’hui à affadir son véritable visage, en le ramenant à celui d’un génie excentrique : la sanctification n’est-elle pas la meilleure manière d’étouffer la voix des révoltés ?
Einstein dérange aussi, c’est évident, parce que, juif, il se trouve et se veut autre parmi les peuples, tenant d’un judaïsme « relié à l’humanité et aux valeurs humaines les plus élevées, qui n’ont plus rien de national ». Il dérange par son indépendance, par son originalité, par la liberté essentielle de sa pensée. Il dérange par l’idéal exigeant auquel il nous convie.
Informations complémentaires
Année | 2008 |
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Auteurs / Invités | Pierre Marage |
Thématiques | Albert Einstein, Guerres mondiales, Sciences, Utilisation des sciences |