L’histoire des sciences en Belgique

Jean C. Baudet

 

UGS : 2012002 Catégorie : Étiquette :

Description

L’histoire d’un pays, c’est-à-dire d’un sous-ensemble de l’humanité, est le récit des événements qui ont eu lieu sur le territoire concerné. Cette définition comporte quelques difficultés, comme toutes les définitions d’ailleurs, car il s’agit de rendre en quelques mots toute la complexité de l’objet à définir. Territoire ? Est-ce par ses limites territoriales que l’on détermine le mieux un pays ? Dans ce cas, des inventions comme celle du saxophone (Adolphe Sax, 1842), celle de la voiture automobile (Étienne Lenoir, 1863), celle de la dynamo électrique (Zénobe Gramme, 1869) échappent à l’histoire de la Belgique, puisque leurs inventeurs étaient belges, certes, mais ils résidaient à Paris au moment de leur travail innovant. On peut donc discuter : l’invention de l’automobile est-elle « française » ou « belge » ? À vrai dire, la première réalisation d’un véhicule terrestre « auto-mobile », c’est-à-dire mû par un moteur mécanique et non par la traction humaine ou animale, est bien due à un Français. C’est en effet en 1769, à Paris, que Nicolas-Joseph Cugnot (1725-1804) procède aux premiers essais de son « fardier ». Mais il s’agit d’un engin entraîné par une machine à vapeur, destiné au transport de lourdes charges, et non prévu pour le transport de personnes. C’est bien Lenoir (1822-1900) qui invente la voiture automobile, grâce à son invention du moteur à explosion (beaucoup plus léger et plus compact que la machine à vapeur), et à son idée de remplacer les chevaux d’une voiture « hippomobile » par un tel moteur.

Et André Vésale (né à Bruxelles en 1514), un des médecins les plus illustres de tous les temps ? Celui qui révolutionna l’anatomie humaine, et donc la médecine, en 1543, par son traité De humani corporis fabrica, va-t-on l’annexer à la série des savants belges – et donc à l’histoire des sciences en Belgique – alors qu’au temps de Charles Quint (dont Vésale deviendra le médecin particulier) la Belgique n’existait pas encore en tant qu’entité politique ?

Mais il y a pour le projet des historiens une difficulté bien plus profonde que celles liées aux fluctuations, au cours du temps, du territoire des États, et au caractère parfois arbitraire de la nationalité de certains acteurs historiques.

Au fait, le « plus grand historien des sciences du XXe siècle », fut-il belge ou américain ?

Il s’appelait George Sarton, était né à Gand en 1884, et avait commencé à s’intéresser à l’histoire des sciences dès 1913, quand il fonde la revue Isis entièrement consacrée à cette discipline. Mais au début de la guerre de 1914, il s’expatrie aux États-Unis, où il accomplira toute son œuvre, et notamment une monumentale Introduction to the History of Science. George Sarton, ayant acquis la nationalité américaine, est décédé en 1956. Son œuvre est considérable, c’est vraiment un de ceux qui ont le plus fait pour attirer l’attention de l’intelligentsia sur la discipline « histoire des sciences », mais il a enseigné à Harvard, et l’essentiel de son œuvre est publiée en anglais. Il appartient bien, malgré ses origines, à l’histoire des USA.

Il y a donc une difficulté bien plus profonde, plus grave, pour les historiens que celle de l’attribution des faits « historiques » à tel ou tel peuple. C’est la difficulté même du choix des événements à retenir. Car faire le récit de tous les événements du passé, même si l’on se limite à un petit territoire, à un petit pays (comme la Belgique, par exemple), est évidemment impossible : on ne peut pas tout dire, même dans une chronique qui aurait l’ambition – surhumaine – de reconstruire tout le passé ! Il faut donc se limiter aux événements importants, et comment définir l’importance ?

On ne peut pas raisonnablement rédiger une « histoire de la Belgique » sans signaler les règnes d’Albert Ier ou de Léopold III, et l’on n’imagine pas un historien des Belges qui oublierait Léopold II et le Congo, mais faut-il mentionner les fils et les filles de chacun des rois ? On n’imagine pas un historien des Belges oubliant la Muette de Portici ou la « question royale », mais faut-il signaler les événements relatifs à des Belges comme Georges Simenon, Henri Vieuxtemps, René Magritte ? Et jusque dans quels détails faut-il faire le récit des émeutes, des grèves, des débats dans la presse, des péripéties parlementaires, des ouvrages polémiques concernant les innombrables objets de passion qui ont préoccupé le peuple belge, les intellectuels belges, les dirigeants politiques belges, de 1830 à nos jours ?

On voit immédiatement jusqu’où peut nous mener cette question de l’importance. Le cardinal Joseph van Roey fut-il plus important que Léon Degrelle ? La reine Élisabeth fut-elle plus importante que John Cockerill, ou qu’Ernest Solvay, ou que Jules Bordet ? Hergé et Tintin et Milou font-ils partie d’un noyau plus dur de l’histoire des Belges que Jacqmotte (société fondée en 1828 pour le commerce de café à la rue Haute), qu’Artois (la société anonyme Brasserie Artois est fondée en 1901 et la bière Stella est lancée en 1926), que Martougin (une chocolaterie est fondée par Alfred Martougin à Anvers en 1880), que la SABENA (la Société anonyme belge d’exploitation de la navigation aérienne est fondée en 1923) ?

Pour le dire simplement, en Belgique ou ailleurs, qu’est-ce qui est plus important : l’histoire politique (les trois Léopold et les deux Albert), l’histoire économique et sociale (les banques et les syndicats), l’histoire de la littérature (du prince de Ligne à Amélie Nothomb), l’histoire de l’art (Eugène Ysaye, Victor Horta et quelques autres), ou l’histoire de la science ?

La réponse engage ! Décider de l’importance d’un événement, c’est avoir « une certaine vision de l’histoire », et donc une Weltanschauung, une position philosophique à propos des valeurs. Or, que voit-on ? Que dans les universités, que dans l’enseignement, et que dans l’intérêt du public (voir les sujets abordés par les médias), l’histoire politique, l’histoire économique et sociale, l’histoire de l’art sont, et de loin, plus « pratiquées » que l’histoire de la science ! Quelle est donc la vision sur elle-même de la société belge et de ses élites, qui fait que l’intérêt est plus vif pour Émile Verhaeren ou pour Jules Destrée que pour Georges Lemaître ou Ilya Prigogine ? Car c’est l’évidence : dans les universités belges, on enseigne de manière très approfondie l’histoire politique, économique et sociale, on enseigne aussi de manière très poussée l’histoire des littératures et l’histoire de l’art, mais l’on y enseigne très peu, voire pas du tout, l’histoire de la science.

Mais précisons d’abord ce que nous entendons (après le Belgo-Américain George Sarton !) par « histoire de la science ».

Nous pensons qu’il est possible de séparer les productions culturelles de l’humanité en deux groupes assez fermement distincts, voire opposés. D’un côté, nous plaçons ce que nous appelons parfois la « STI », c’est-à-dire la science, la technique et l’industrie. De l’autre, se trouvent alors les productions « non scientifiques », c’est-à-dire la littérature, peut-être les « sciences humaines », les discours religieux et politiques, les idéologies, les activités artistiques. Il y a une profonde coupure « épistémologique » entre le biologiste, qui analyse des enzymes ou l’astronome qui compte les étoiles d’une galaxie, d’une part, et le poète qui décrit les villes tentaculaires ou le peintre qui dessine une pipe et qui écrit « Ceci n’est pas une pipe ». Il y a une tout aussi profonde coupure entre le mathématicien, l’ingénieur ou le comptable, qui pensent quantitativement, et le romancier, le juriste ou le sociologue, qui ignorent le nombre, ou qui se méfient des quantifications. Il y a une profonde coupure entre la science et la non-science, même si les déterminations fines de cette coupure sont délicates. Au XXe siècle, des philosophes comme Karl Popper ou Gaston Bachelard ont tenté de définir ce qui distingue le scientifique du non-scientifique. Sans entrer dans les arcanes de l’épistémologie, disons que cela tourne autour du « vérifiable ». Il me semble qu’il faut en convenir : les assertions des physiciens, des chimistes, des biologistes, des ingénieurs sont vérifiables – et dans les laboratoires du monde entier, pas seulement en Belgique, on vérifie tous les jours les lois de Newton, de Lavoisier, de Maxwell, d’Einstein…

Cette vérifiabilité de la STI a des conséquences philosophiques considérables. Elle départage les discours, ceux que l’on pourra vérifier, ceux qui restent au-delà des possibilités cognitives de l’esprit humain.

Pour moi, l’histoire de la science ou l’histoire des sciences, c’est bien entendu l’histoire de ces savoirs particuliers que l’on appelle astronomie, géologie, zoologie, mais c’est tout autant l’histoire de la technique (et donc des ingénieurs) et l’histoire de l’industrie (et donc des chefs d’entreprises). C’est donc l’histoire de la science, de la technique et de l’industrie qui me semble, en Belgique, faire l’objet d’un déficit d’attention de la part des intellectuels, qu’ils appartiennent au monde universitaire ou au monde médiatique.

Car la science – et la technologie et l’industrie qui en découlent – constitue bien le socle sur lequel s’est bâtie la Belgique, et d’ailleurs plus globalement la civilisation contemporaine. Rien que ça ! La Belgique n’aurait guère été différente s’il n’y avait pas eu Magritte chez les Wallons et Permeke chez les Flamands. Elle aurait été tout autre si la métallurgie du fer n’avait permis à Cockerill de développer un immense complexe sidérurgique, si la chimie du charbon n’avait permis à de nombreux entrepreneurs d’exploiter les mines wallonnes, puis limbourgeoises, et de fonder des entreprises comme la société Carbochimique à Tertre en 1928, si les propriétés de la chaleur n’avaient permis à Lenoir de construire ses moteurs à gaz, si les propriétés de l’électricité et du magnétisme n’avaient permis à Gramme de construire sa dynamo, si les avancées de la biochimie n’avaient permis à Alphonse Cappuyns de fonder la société La Citrique belge en 1929…

Réalisations purement « matérielles », dira-t-on ! Bien sûr. C’est-à-dire réalisations qui ont permis à des patrons de s’enrichir par leurs bénéfices, à l’État belge d’entreprendre de grands travaux financés par l’impôt sur les sociétés, au peuple belge de se nourrir grâce aux revenus de son travail. Car c’est une leçon de l’histoire de la science, de la technique et de l’industrie : on ne produit que quand c’est possible, limité par les lois de la chimie (Lavoisier nous a prévenu : on ne peut pas créer de la matière) et de la physique (Clausius nous a prévenu : l’énergie se dégrade). Au cours des XIXe et XXe siècles, parce qu’ils connaissaient les lois de la physique et de la chimie – et aussi parce qu’ils avaient du charbon dans leur sous-sol – les Belges ont su devenir des champions de la production, et des noms comme Cockerill, Solvay, ACEC, Franki, Union Minière, MBLE furent connus jusqu’au bout du monde.

Il ne s’agit pas de le savoir pour s’en enorgueillir, ou d’y penser dans les douceurs troubles de la nostalgie. Il s’agit de le comprendre. De comprendre que la vie d’un peuple sur un territoire donné – en Belgique ou ailleurs – est la conjonction d’innombrables faits et événements infiniment divers, mais que parmi ceux-ci certains sont importants, et même tout à fait déterminants. Il s’agit de comprendre que ce que le développement de son excellence scientifique (par exemple avoir, à Gand et à Liège, de bonnes écoles d’ingénieurs dès les débuts de l’indépendance) a permis à la Belgique, ne peut se reproduire qu’en maintenant cette excellence scientifique – plus difficile à conserver, aujourd’hui, dans un monde bien plus « compétitif ».

Il me semble que cela ne concerne pas que les universités et les écoles d’ingénieurs. Il me semble que c’est l’ensemble de la population qui doit avoir l’occasion (peut-être par un enseignement approprié dans le secondaire) non pas bien sûr de connaître les détails de la vie de Vésale, de Solvay, de Lemaître ou de Prigogine, mais de comprendre en quoi l’histoire de la science est d’une tout autre nature que l’histoire de la politique ou que l’histoire de la musique. Comprendre que la science est vérifiable, et même que, de tous les discours que l’on propose aux peuples, seuls les discours scientifiques sont vérifiables. Je n’ai pas dit qu’ils sont « vrais », et il faudrait aussi réfléchir sur la différence entre certitude et vérifiabilité. Car des discours, pourtant évidemment non vérifiables, nous menacent, sans doute plus dangereusement que les discours du même ordre que la laïcité a dû combattre au temps de Prigogine, ou au temps de Lenoir et de Gramme.

Combattre ces discours de haine et de certitude fanatique, c’est le sens profond de l’étude de l’histoire de la science, de la technique et de l’industrie. C’est en tout cas ce à quoi mes modestes travaux dans ce domaine m’ont conduit. J’ai étudié l’histoire de la science en général, et de la science chez les Belges en particulier. Certes, je m’étonne que ce petit pays ait su mettre en équation l’origine des étoiles (Lemaître et la théorie du Big Bang) et l’origine de la vie (Prigogine). Mais je m’inquiète surtout que le solide savoir scientifique soit rejeté par certains (au profit de quels savoirs ?), oublié par d’autres. Des prophètes nous ont annoncé le « retour du spirituel », et en effet notre horizon s’obscurcit de terribles noirceurs. L’étude sereine de ce que les hommes ont pu comprendre de l’univers dont ils font partie, l’étude de ces lents progrès de Thalès de Milet à Aristote, d’Aristote à Galilée, de Galilée à Newton, de Newton à Einstein (et à Lemaître et Prigogine) peut nous sauver des savoirs qui se prétendent « sacrés ». Car la science n’est pas sacrée, elle n’est qu’humaine. Elle n’est évidemment pas « belge », ou « wallonne », ou « flamande », elle est universelle, partageable par tous les hommes de bonne volonté.

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Informations complémentaires

Année

2012

Auteurs / Invités

Jean C. Baudet

Thématiques

Belgique, Histoire, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Sciences