Description
Nous discernons sans peine aujourd’hui les frontières qui séparent le vivant du non-vivant. L’incertitude à cet égard est un peu près nulle, si ce n’est pour le spécialiste des virus. Mais les virus sont étrangers au monde du profane et celui-ci, qui ignore cette hésitation marginale, se flatte de reconnaître aisément ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas.
Est-ce à dire que cette sûreté de jugement résulte de la clarté de la notion de vie elle-même ? Est-ce à dire en d’autres termes que cette notion se dégage comme spontanément de l’inventaire un peu attentif des objets qui nous entourent ?
On peut en douter : le nombre des définitions de la vie proposées depuis une centaine d’années convainc plutôt du contraire.
Mais, dira-t-on, si la vie résiste à l’intelligence qui s’obstine à en épuiser l’essence dans quelque formule décisive et lapidaire, du moins semble-t-elle se livrer de bonne grâce à l’intuition directe…
Rien de plus faux ; pendant longtemps, l’homme a mal distingué le vivant du non-vivant ; une intuition un peu précise de la vie est relativement récente : des équivoques qui nous semblent insensées ont subsisté, nous le verrons, jusqu’au XVIIIe siècle, et cela même dans le monde savant.
Pour affermir le diagnostic de la vie, si simple à nos yeux, il a donc fallu, en fait, un long mûrissement de l’esprit ; il a fallu que la rigueur de la pensée scientifique contraignît à la démission les conclusions hâtives tirées d’expériences fallacieuses ou d’observations illusoires. Il est inexact de penser que la vie se découvre d’elle-même, sans ambiguïté, à des signes spécifiques, immédiatement, saisissables.
Si l’on examine l’évolution de la notion de vie, on s’aperçoit bientôt qu’elle est tout d’abord extrêmement extensive, appliquée aux secteurs les plus disparates de la réalité. Ce n’est que peu à peu que cette notion se resserre dans son domaine propre, qu’elle se précise en rétrécissant son champ d’application jusqu’à n’avoir, en fin de compte, d’autre objet que la faune et la flore.
Voyons d’abord une pensée dont nous avons le privilège de saisir la naissance et les premiers balbutiements : celle de l’enfant.
Jean Piaget a bien montré comment la notion de vie est, chez l’enfant, tout d’abord aussi floue qu’étendue et comment elle se concentre progressivement sur son objet.
Dans un premier temps, l’enfant appelle vivant tout ce qui se meut, sans différencier ce qui se meut de soi-même ou par l’effet d’une force étrangère ; il appelle encore vivant ce qui lui paraît doué de volonté, c’est-à-dire, dans sa perspective, ce qui est cause d’événements marquants.
On peut à ce sujet citer quelques dialogues entre le psychologue et l’enfant extraits d’ouvrages de Jean Piaget et de Henri Wallon.
– Une bougie est vivante ?
– Elle est vivante quand elle éclaire ; elle n’est pas vivante quand elle éclaire pas.
– Une bicyclette est vivante ?
– Non ; quand elle ne marche pas , elle n’est pas vivante ; quand elle marche, elle est vivante.
– Non ; elle ne fait rien.
– La montre est vivante ?
– Oui.
– Pourquoi ?
– Parce qu’elle marche.
– Un banc est vivant ?
– Non ; il ne sert qu’à s’asseoir.
Un canon est vivant, parce qu’il tire ; la cloche, parce qu’elle sonne ; le soleil, parce qu’il fait le jour. La vie est d’intensité variable : ainsi le lézard est plus vivant que le caillou, parce qu’il se déplace sans avoir besoin de coups de pied ; ainsi encore :
La pluie est plus vivante que le feu, parce qu’elle peut éteindre le feu et que le feu, lui, il ne peut pas allumer la pluie.
Plus tard l’enfant n’accorde la vie qu’à ce qui lui paraît animé d’une force propre : une bicyclette, vivante au premier stade, est rejetée dans le monde non-vivant ; mais le soleil, les nuages, le vent restent encore bien vivants.
– Tu sais ce que c’est être vivant ?
– Oui, c’est quand on peut bouger.
– Le lac est vivant ?
– Des fois, il fait des vagues ; des fois, il n’en fait pas.
– Les nuages, c’est vivant ?
– Oui, parce qu’ils marchent.
– Une bicyclette, c’est vivant ?
– Non ; quand on va dessus, on la fait aller.
Mais l’enfant découvre que le vent pousse les nuages, comme lui-même sa bicyclette :
– Les nuages, c’est vivant ?
– Non, parce que ça ne bouge pas : c’est le vent qui les pousse.
L’enfant paraît ensuite se concentrer sur une expérience privilégiée de la vie : la sienne propre. Il est « en chair » ; ce qui vit est donc « en chair », « en viande ».
– Une table, c’est vivant ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Parce que c’est en bois.
– La vache, c’est vivant ?
– Oui.
– Pourquoi ?
– Parce que c’est de la chair.
– Et moi, je suis vivant ?
– Oui.
– Et toi ?
– Oui, parce qu’on est en viande.
– Il n’y a que ce qui est en viande qui est vivant ?
– Oui… il y a les bœufs.
– Et encore ?
– Les messieurs.
– Qu’est-ce que tu as encore vu ?
– Des ânes.
– Tu n’as pas vu des arbres, des fleurs ?
– Si.
– Est-ce que c’est vivant ?
– Non, parce que c’est en fleurs.
– Pourquoi ce qui est en viande, est-ce vivant ?
– Parce que c’est le bon dieu qui les a faits.
– Il est vivant le bon dieu ?
– Oui.
– En quoi est-il ?
– En viande.
En fin de compte, de rétrécissement en rétrécissement, l’enfant parvient à notre conception propre : le vivant, c’est l’animal, c’est le végétal.
Si l’on passe à présent de la pensée enfantine à celle de ces hommes qu’on nomme primitifs, on ne peut manquer d’être frappé d’une similitude conceptuelle évidente.
L’homme des cultures primitives ne possède ni cette armature rationnelle ni ce souci de référence à l’expérience qui sont le propre de notre pensée scientifique ; c’est pourquoi il conçoit la vie avec autant d’imprécision que l’enfant. La distinction entre monde vivant et monde non vivant est chez lui des plus incertaines et c’est peu dire encore puisqu’en fait il nourrit une vision véritablement panvitaliste de l’univers ; tout est susceptible de vie ; l’univers entier est implicitement regardé comme un vaste organisme vivant. Il n’est donc pas surprenant que les mythes de la création distinguent à peine le vivant du non-vivant : la terre, la montagne, le lac sont créés au même titre et de la même façon que le cheval, l’arbre ou l’homme. Exister et vivre sont à peu près synonymes.
Or, il est clair que la notion de vie ne s’éclaircit, ne se précise que dans la mesure où elle s’oppose à celle de non-vie ; c’est précisément une opposition que le primitif ignore ou voit fort confusément ; il ne répartit nullement les objets dans nos traditionnels règnes minéral et vivant. On ne peut donc être surpris que le problème de l’origine de la vie ne se pose guère pour lui.
Que l’univers soit un organisme vivant, que tout soit susceptible d’être vivant, voilà qui nous étonne, voilà une conception fort étrangère, semble-t-il, à la nôtre. Or, la nôtre nous paraît si naturelle, douée d’un tel degré d’évidence, qu’on comprend mal qu’elle ne s’impose à tout esprit.
Force nous est cependant de reconnaître qu’elle n’est ni si ancienne, ni si solidement assise. Peu avant la guerre, Gaston Bachelard consacrait un ouvrage passionnant à la formation de l’esprit scientifique, il y montrait notamment qu’au XVIIIe siècle encore, l’intuition de la vie présentait un caractère envahissant : au lieu que ce soit la physique et la chimie qui donne sa base à la biologie – comme ce sera le cas au XIXe siècle – c’est tout au contraire la biologie naissante qui, à la faveur d’assimilations hâtives et de généralisations abusives, impose à la physique et à la chimie son animisme fondamental. La vie devient une force magique, comparable en plus d’un point au « mana » des primitifs. Pour certains auteurs du XVIIIe siècle, tous les phénomènes de la nature ne sont que péripéties du conflit où la matière vive s’oppose à la matière morte. On ne doute pas que l’électricité s’apparente étroitement à la vie ; la vie dynamise et organise l’univers.
La notion de vie s’applique sans réticence à l’inorganique. Glauber, chimiste fameux, écrit par exemple :
Le métal tiré de la terre de laquelle il ne reçoit plus sa nourriture peut fort bien être comparé en cet état à l’homme vieux et décrépit… La nature garde la même circulation de naissance et de mort dans les métaux comme dans les végétaux et les animaux.
Un autre auteur estime que :
Les minéraux croissent et renaissent à la manière des plantes, car si les boutures de celles-ci prennent racine, les débris de pierre ou de diamant qu’on a taillés, étant enfouis en terre, reproduisent d’autres pierres et d’autres diamants au bout de quelques années.
D’autres encore prétendent qu’en certains pays on sème de la limaille de fer dans les mines épuisées ; au bout de quinze ans, le fer s’est abondamment reproduit. On parle de la mort des métaux et de la semence de l’argent.
En 1760, Robinet écrit ces lignes surprenantes :
Les minéraux ont tous les organes et toutes les facultés nécessaires à la conservation de leur être, c’est-à-dire à leur nutrition. Ils n’ont pas la faculté locomotrice, non plus que les plantes : c’est qu’ils n’en ont pas besoin pour aller chercher leur nourriture qui vient les trouver. Cette faculté locomotrice, loin d’être essentielle à l’animalité, n’est dans les animaux qui la possèdent qu’un moyen de pourvoir à leur conservation… de façon qu’on peut regarder ceux qui en sont privés comme des êtres privilégiés, puisqu’avec un moyen de moins, ils remplissent la même fin. Si la nourriture manque aux minéraux, ils souffrent et languissent et l’on ne peut douter qu’ils n’éprouvent le sentiment douloureux de la faim et le plaisir de la satisfaire ; si la nourriture est mélangée, ils savent en extraire ce qui leur convient et rejeter les parties viciées ; autrement, il ne se formerait jamais ou presque jamais d’or parfait, ni de diamant de belle eau…
On voit donc à quel point la notion de vie est encore imprécise au XVIIIe siècle et comment elle est appliquée à des secteurs qui lui sont radicalement étrangers.
Nous avons dit tantôt que notre conception de la vie n’était ni si ancienne – on vient de le voir – ni si solidement assise. Nous voulons dire par là que, dès que se détend notre attention, dès que notre pensée se libère du contrôle de notre raison et de notre acquis positif, nous inclinons vers le panvitalisme du primitif, de l’enfant, de l’alchimiste ou du mystique. La notion de vie est si lourde d’affectivité qu’elle tend en quelque sorte spontanément à envahir l’univers tout entier et nous persistons, dans notre pensée relâchée, à nourrir des représentations que C.G. Jung nommerait sans doute des « archétypes ».
Les métaphores du langage familier sont, à cet égard, significatives. Le mot « vivant » exprime tout d’abord l’idée de mouvement, d’agitation : Paris, disons-nous, est une ville plus vivante que Bruxelles ; nous parlons des eaux vives du torrent, des eaux mortes de l’étang et de « Bruges-la-morte ». Vivant encore ce qui se refuse à l’immobilité, ce qui évolue et se transforme ; nous opposons l’art vivant à l’académisme, la foi vivante à la foi figée dans un ritualisme sans âme. Tout un courant philosophique qui s’insurge contre les lois de la raison se réclame expressément de la vie. Le feu de bois, avec des crépitements capricieux et ses flammes mouvantes, évoque irrésistiblement l’idée de vie ; nous utilisons sans cesse la flamme comme symbole de vie ; dans tout discours officiel brille l’un ou l’autre flambeau qui, bien entendu, passe de génération en génération. Nous disons d’un mort qu’il s’est éteint, assimilant ainsi la vie à un feu intérieur.
On pourrait sans grand profit multiplier les exemples. Mais l’ancienne généralisation de la notion de vie ne survit pas seulement dans le langage ; elle subsiste encore dans maints préjugés. Souvent nous attribuons une vertu « vitalisante » à ce que nous nommons vaguement les « produits naturels », assimilant comme Aristote, l’idée de vie à celle de nature ou d’âme. Un produit « naturel » est plus « vivant » qu’un produit de synthèse ; le premier participe à cette entité mystérieuse qu’est la vie ; le second, issu des cornues du chimiste, reste une matière morte. Les fabricants de poudre de perlimpinpin et d’élixir de longue vie connaissent fort bien la vivacité de cette croyance ; ils sont sûrs de frapper l’imagination et d’obtenir l’acquiescement du client en lui offrant de soi-disant extraits de plante, voire d’animaux, où ne peut manquer de se conserver quelque mystérieux souffle de vie. Ce qui vient du vivant participe à la vie : nous voici en pleine pensée primitive.
Il n’est pas rare d’entendre dire que la cuisson « tue » les vitamines ; obscurément, les vitamines sont regardées comme du concentré de principe vital. Au XVIe siècle, Paracelse écrivait :
Rien ne prouve que les métaux soient morts et privés de vie. En effet, leurs huiles, sels et quintessences ont la très grande vertu d’activer et d’entretenir la vie humaine et s’ils étaient dénués de vie, comment, dites-moi, pourraient-ils, au seuil même de la mort, restituer une force fraîche et pleine de vie à des membres, à des corps humains malades et presque moribond…
C’est une pensée à peu près semblable que certains nourrissent aujourd’hui à propos des vitamines ; celles-ci guérissent, revigorent, entretiennent la vie, elles sont nécessaires à la vie : il faut donc qu’elles soient porteuses de vie. Il y a là, on le voit, une conception d’archaïsme évident : la vie est « quelque chose » d’indépendant du corps vivant ; du dehors où elle préexiste on ne sait ni où ni comment, elle se glisse tout à coup dans la matière inerte et l’anime. Bref, on surajoute la vie au corps vivant, comme le primitif surajoute l’esprit du fleuve au fleuve. De là une expression parfaitement claire pourvu qu’on la replace dans son contexte originel : ne dit-on pas « la vie s’est retirée de lui », en parlant d’une personne qui vient de mourir, ce qui implique bien que la vie flotte en quelque sorte dans l’espace, s’y propageant comme la chaleur ou le son…
Cette idée du « souffle vital » est des plus anciennes : selon la Genèse, Dieu anima l’homme en « soufflant dans ses narines un souffle de vie » ; ainsi la vie passe de Dieu à l’homme ; au XVIIIe siècle encore, certains pensaient que la vie passait du père à l’enfant ; le père s’affaiblit et maigrit à mesure que le fœtus se forme. Dans un de ses contes, Edgard Poe raconte l’histoire d’un peintre qui, dans sa tour solitaire, exécute le portrait de sa femme. L’œuvre est prodigieuse de vérité et la magie s’opère : lentement la vie s’écoule du modèle pour animer le portrait.
Mais à la longue, comme la besogne approchait de sa fin, personne ne fut plus admis dans la tour, car le peintre était devenu fou par l’ardeur de son travail, même pour regarder la figure de sa femme. Il ne voulait pas voir que les couleurs qu’il étalait sur la toile étaient tirées des joues de celle qui était assise auprès de lui. Et, quand bien des semaines furent passées, et qu’il ne restait plus que peu de choses à faire, rien qu’une touche sur la bouche et un glacis sur l’œil, l’esprit de la dame palpita encore comme la flamme dans le bec d’une lampe. Et alors la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé et pendant un moment, le peintre se tint en extase devant le travail qu’il avait exécuté ; mais une minute après, comme il contemplait encore, il trembla et il fut frappé d’effroi ; et criant d’une voix éclatante : « en vérité, c’est la vie elle-même », il se retourna brusquement pour regarder sa bien-aimée : elle était morte…
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Informations complémentaires
Année | 2010 |
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Auteurs / Invités | Omer Piron |
Thématiques | Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Vie |