L’éthique de la sollicitude et la protection des personnes vulnérables

Charles Coutel

 

UGS : 2010026 Catégorie : Étiquette :

Description

Un paradoxe et une hypothèse

Le philosophe Axel Honneth, dans son ouvrage La lutte pour la reconnaissance, suggère que tout homme a besoin de trois modes de relation aux autres pour exister pleinement : appartenir à une sphère affective (aimer et être aimé), s’inscrire dans un milieu juridico-politique, faisant de lui un sujet universel porteur de droits et de devoirs (condition même du respect de soi), enfin se situer dans une sphère sociale pour harmoniser l’estime de soi et l’estime sociale. Or, la montée actuelle de la précarité et des inégalités socio-économiques, la déliaison sociale inhérente à l’individualisme démocratique moderne, le relâchement des solidarités entre les générations, enfin, les accidents, blessures et souffrances plus individuels, constituent autant de causes possibles de dérégulation et de déstabilisation de ces modes de relation et d’épanouissement. De plus en plus de personnes seraient atteintes dans leur puissance de dire, de faire, de se raconter et de s’estimer. La précarité des situations aggrave la vulnérabilité des personnes. Nous faisons nôtre la remarque de Didier Sicard :

L’attention qu’une société porte aux plus faibles et aux plus vulnérables trahit son degré de civilisation.

Dans un discours du 13 novembre 2007, le ministre en charge de la famille, signale qu’en dix ans, le nombre des enfants en danger aurait augmenté de dix-sept pour cent ; c’est dans ce contexte général que fut promulguée la loi du 5 mars 2007. Avec un certain recul, cette loi révèle donc son audace et son utilité, mais cette portée innovante s’atténuerait si certains de ses présupposés pédagogiques, voire éthiques, n’étaient pas davantage et régulièrement problématisés et explicités.

Tout se passe comme si cette loi passait sous silence certains présupposés éthiques généraux qui nous permettraient d’échapper, pourtant, au dilemme qui peut se poser entre l’autonomie de la personne protégée et la nécessité de la protéger. La loi de 2007 entend bien et paradoxalement développer l’autonomie de la personne protégée à travers la nécessité même de la protéger. Mais, dès lors, se pose la question du dispositif de protection capable de respecter la dignité de l’être de la personne protégée à travers la gestion même de ses biens et de son avoir.

Pour dépasser ce paradoxe, il convient, en un premier temps, de repérer les défis et les questions laissés ouverts par la loi de mars 2007 ; puis, en un second temps, d’opérer un détour par l’éthique médicale qui, prise dans l’urgence, assume la vulnérabilité de la personne qui souffre et sait en même temps s’appuyer sur le patient pour l’aider à se guérir. C’est dans ce contexte critique qu’intervient l’expérience de la sollicitude, dont l’analyse pourrait bien nous aider à sortir du paradoxe précédemment repéré. En effet, la sollicitude oriente l’autonomie vers la protection, mais aussi la protection vers l’autonomie, en considérant le patient comme acteur de sa propre guérison. Ce qui vaut pour le patient ne vaut-il pas pour la personne protégée ; telle est l’hypothèse, ici défendue. Une éthique de la sollicitude ne permettrait-elle pas de sortir de l’éventuel dilemme entre autonomie et protection ?

Les défis et les questions laissés ouverts par la loi de mars 2007

La loi de 2007 opère une révolution juridique et anthropologique en considérant la personne à protéger non comme un irresponsable, mais comme une personne à respecter dans sa souffrance, dans son incapacité et dans sa vulnérabilité même. Sa faiblesse présente est implicitement présentée comme sa force future, si la société l’aide et le protège. La protection devient même l’occasion de l’accès à l’autonomie. Cette espérance, confirmée par la fin possible de la période de tutelle ou de curatelle, se double d’un respect scrupuleux de la sphère intime présente et passée de la personne protégée. Ainsi les articles 426 et 456 de la loi évoquent la nécessité de respecter le logement, les souvenirs personnels et les souhaits exprimés par la personne protégée. Il s’agit bien de prendre en compte l’univers symbolique de la personne autant que sa citoyenneté (article 471-6). Le respect de la dignité de la personne protégée est réaffirmé à l’article 415, dans un souci constant d’assurer un continuum juridique, mais aussi éthique entre les divers tuteurs (titulaires, subrogés ou ad hoc) ou encore avec le juge des tutelles. Il s’agit d’éviter à tout prix un « conflit des protecteurs ». Appelons symbolisation ces processus par lesquels l’être de la personne est au cœur de la gestion des biens et de son avoir (ses biens). Mais on sent bien la grande fragilité de cette continuité juridique si elle devait ne pas s’accompagner d’une continuité relationnelle et éthique entre les protecteurs, sa famille et la personne protégée. Cette personne protégée est vulnérable, mais cela ne signifie pas incapable ou mineure sur les plans éthique et civique. Cependant, la loi suppose une convergence nécessaire entre continuité juridique et continuité éthique, mais elle ne nous dit pas comment la construire ni sur quelles valeurs l’instituer. Elle laisse donc ouverte la question suivante : comment assurer l’unité entre la continuité éthique et la continuité juridique dans la protection de la personne majeure vulnérable ? Le document rédigé à l’époque par la Direction de l’Action sociale nous laisse sur notre faim en se contentant de décrire cette nécessité « d’équilibrer la protection et […] l’autorité », mais ne nous indique pas comment y parvenir. Précisons encore le problème à résoudre : quelle valeur (ou démarche) éthique nous permettrait d’articuler la protection présente de la personne vulnérable avec son autonomie future, cette valeur éthique devant accompagner la continuité juridique de la protection voulue par la loi ? Une première réponse : les professionnels de la protection, aidés par les juristes, se doivent d’opérer une prise de conscience visant à autolimiter leur propre pouvoir tout en l’exerçant, car ainsi l’autonomie de la personne protégée dans le présent pourrait se (re)construire dans le futur, mais aussi dès à présent. Mais, pour y parvenir, une nouvelle difficulté théorique, pédagogique et pratique doit être surmontée : comment protéger la personne majeure vulnérable tout en faisant signe vers son autonomie future et sa dignité présente ? Comment faire signe en permanence vers son être dans la gestion de son avoir? Pour répondre plus précisément, il peut être fort instructif de se tourner vers le vaste champ de l’éthique médicale et de sa pratique de la sollicitude.

L’épreuve de la sollicitude dans l’éthique médicale

Un détour s’impose par l’éthique médicale, car la proximité avec la souffrance force les praticiens de la santé à se questionner sans cesse sur eux-mêmes et à se demander ce que ressent le patient tout en sachant bien qu’il ne doit, ni ne peut, se « mettre à sa place » (chaque patient est un cas particulier). Il doit faire preuve de sollicitude.

Cette vertu mérite une rapide définition. Ce terme d’origine latine, renvoie à la volonté de mettre en mouvement, de faire venir (cio-cire) ; citus ajouté l’idée de se mobiliser rapidement ; sollicitus signifie donc être remué, bouleversé, inquiet. Dans la sollicitude, nous allons au-devant ce qui nous inquiète au risque même d’être parfois envahissants sans le vouloir ou nous en rendre compte et d’en « faire trop » ; une déconcertante contradiction peut nous traverser : nous sommes en mouvement vers autrui qui semble souffrir, mais nous ne savons pas au juste sur quoi appliquer notre inquiétude ni comment l’exprimer. La sollicitude met notre bonne volonté en mouvement vers celui qui souffre ; attentifs nous voudrions aussi être attentionnés. Mais comment savoir si nous y parvenons ?

Cette épreuve de la sollicitude est au cœur de l’éthique médicale où il faut intervenir vite, mais sans nuire ni envahir (primum non nocere). Il y a au cœur de la sollicitude une nécessaire autolimitation au sein même de l’action et ce paradoxe est bien constitutif de la pratique thérapeutique (car c’est bien le patient qui se guérit avec l’actif concours du praticien). Cette autolimitation fait bien signe vers l’autonomie future du patient (sa guérison), au moment même où il est sous la dépendance technique du médecin. Et nous sommes bien déroutés quand seule la guérison future du malade est visée sans aucun respect présent, comme nous le constatons dans le comportement cynique du Docteur House devant son patient, réduit à un ensemble de symptômes et de graphiques et non pas considéré comme une personne autonome et digne de respect. Le Docteur House est totalement dépourvu de sollicitude : il est plus un détective qui semble résoudre une énigme qu’un médecin. Il répare, mais guérit-il ?

En revanche, l’éthique médicale de la sollicitude nous prépare à accueillir autrui à la fois sur le mode de la protection (présente) et sur le mode de l’autonomie (future) et sans chercher à lui imposer une vision du monde dogmatique. La sollicitude ne cherche pas à se mettre à la place d’autrui, car… il y est. Il s’agit plutôt de repérer ce que l’on peut faire pour immédiatement soulager, mais sans chercher à envahir. La sollicitude aide autrui à s’aider lui-même dans la (re)conquête de l’estime de soi, voire de l’intégrité de sa santé, lésée par le traumatisme et la souffrance. Le praticien sera dans l’analogie, et non dans l’identification avec la souffrance d’autrui. Pour saisir la spécificité de la sollicitude, il convient sans doute de ne pas la confondre avec la compassion qui va trop vite en besogne, entretient l’illusion que l’on pourrait « se mettre à la place d’autrui » et prétendrait saisir le patient par une « approche globale ». Ce risque nous fait même glisser du compatissant vers le compassionnel, comme le remarque finement Myriam Revault d’Allonnes. Or, la compassion n’est-elle pas fondamentalement et paradoxalement une « autocompassion » ; ne sommes-nous pas toujours un peu en train de nous regarder en train de compatir ? Un théologien catholique, Henry Nouwen, ne va-t-il pas jusqu’à dire que seul Dieu serait capable de compassion, il écrit en 2003 :

Nous découvrons que nous sommes incapables d’être compatissants ou de fonder notre vie sur le désir de nous identifier à ceux qui souffrent […] La compassion ne peut être attribuée qu’à Dieu.

Confondre compassion et sollicitude, c’est prendre le risque de mélanger la sphère laïque et la sphère cléricale. La compassion est redoutable, car elle est tentée d’oublier la nécessaire « autolimitation » qui fait la spécificité de la sollicitude et la nécessité de respecter les trois relations qui nous constituent d’après Honneth. L’éthique médicale est, elle, cette épreuve consentie des limites et sait se montrer attentive au détail qui exprime la souffrance du patient, en dehors d’une bien confuse « approche globale ».

Le 6 juin 1953, Karl Jaspers dans une conférence intitulée L’idée médicale remarque :

En exerçant, le médecin s’instruit. Il découvre les limites de l’homme, son impuissance, ses souffrances infinies […] L’activité médicale repose sur deux piliers : d’une part la technique médicale et, d’autre part, la morale humaniste.

Si le médecin arrive à concilier autonomie et protection, c’est qu’il accepte par avance, modestement, ses propres limites et qu’il requiert la coopération présente et future de son patient. Lorsqu’il ne cède pas à la tentation hypertechniciste (le Docteur House) ou à la dérive compassionnelle (qui prétend convertir, voire « sauver », au lieu de guérir), le médecin est acteur de sollicitude en promouvant l’autonomie future du patient au cœur de son intervention thérapeutique présente. Ann Van Sevenant dans sa Philosophie de la sollicitude :

La sollicitude fait preuve d’un mouvement qui tire l’homme en avant, qui le propulse vers celui qu’il est en train de devenir.

L’éthique médicale, enrichie par la pratique de la sollicitude, concilie en permanence protection, responsabilité et autonomie du patient au sein d’un processus qui ne se veut jamais invasif. Le patient est invité à essayer de se tenir au-devant de soi et à se tourner vers son propre avenir (à aller mieux).

Conclusion : la sollicitude, matrice éthique de la loi de 2007 ?

Nous pouvons revenir à nos questions initiales à la lumière de la sollicitude. Ne trouve-t-on pas dans la pratique de cette vertu le moyen épistémologique d’unir continuité juridique et continuité éthique dans la compréhension et l’application de la loi de 2007 ? Il s’agissait en effet d’articuler autonomie et protection, et d’articuler vulnérabilité dans le présent et responsabilité dans le futur. Le processus d’autolimitation voulue et consciente à l’œuvre dans la sollicitude permet à l’autonomie d’être là dès le début de la protection, un peu comme la guérison est là au cœur de toute souffrance. Protéger n’est donc pas minorer ou léser. Il ne s’agit pas d’intervenir sur la globalité de la personne à protéger, mais sur les détails symboliques qui respecteront son intégrité.

Mais cette analyse théorique serait bien vaine si tout n’est fait pour former les professionnels de la protection (dont les élus politiques et les associations) qui, avec ceux du lien et du soin, veillent à préserver la santé et la dignité de la population à risque. Le grand danger qui plane sur les personnes vulnérables est bien d’être exploitées et abusées. Pour prévenir ces maux, une continuité déontologique et éthique doit unir tous ces acteurs au sein d’une philosophie humaniste d’ensemble qui trouverait dans l’exigence de sollicitude son véritable ciment. Le récent et nouveau programme de formation des IFSI (Écoles d’infirmiers) va dans ce sens (voir la compétence 9 et l’unité 3.3 S3). Le « cœur de métier » s’y organise autour d’une éthique relationnelle prenant en compte l’exigence de sollicitude.

Une « pédagogie de la sollicitude » est donc requise pour assurer un air de famille entre les formations des personnels de la protection, du lien et du soin. Une telle pédagogie de la sollicitude est donc la condition théorique et pratique qui pourrait accompagner l’étude critique, l’amélioration, voire l’application concrète de la loi de 2007.

Mais une éthique de la sollicitude, assurant le lien entre la continuité juridique et la continuité éthique des acteurs de la protection, n’est possible et pensable que si elle est bien comprise et théorisée.

Résumons, sur un mode programmatique, les conditions de possibilité d’une élaboration de cette pédagogie de la sollicitude.

La sollicitude, processus unissant autonomie et protection des personnes vulnérables, requiert une attention aux détails qui dans telle ou telle situation indiquent une souffrance, un appel, sinon une urgence. Appelons déclencheur de sollicitude, le ou les détails précis qui orientent notre intervention prudente, mais déterminée. Le repérage de ces déclencheurs suppose une critique radicale de la prétendue « approche globale » de la personne vulnérable. Cette pédagogie suppose aussi une acceptation de la réciprocité (même asymétrique) avec la personne vulnérable et une remise en cause de la logique contractuelle au profit d’une logique du don.

La sollicitude et sa manifestation n’est pas prévisible ou réitérable ; elle suppose une pratique de l’autolimitation volontaire de son pouvoir chez celui qui est, provisoirement, « le plus fort ». Le protecteur doit accepter d’être présent (symboliquement) dans son absence et absent (non envahissant) dans sa présence même. Cette dernière condition est la plus difficile à penser, car elle suppose une méditation continue sur les trois figures complexes de l’hospitalité (être reçu par une personne, être reçu par un tiers absent, s’accepter comme son propre hôte).

Toutes ces conditions de possibilité d’une éthique de la sollicitude donnent un cadre humaniste à la loi de 2007, car la sollicitude permet bien de penser ensemble autonomie et protection.

La personne protégée aide, par sa vulnérabilité, sa faiblesse, voire sa dépendance, celui qui protège à se protéger contre lui-même. Faiblesse de la force, force de la faiblesse.

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Informations complémentaires

Année

2010

Auteurs / Invités

Charles Coutel

Thématiques

Lutte contre les exclusions / Solidarité, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Questions éthiques