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L’esclavage sexuel des filles yézidies est-il halal ?
On ne parle que de cela : les djihadistes de Daech (EI), venus de Molenbeek, de Vilvorde ou d’ailleurs, achètent de jeunes esclaves sexuelles yézidies, alternent prières, grandes ablutions et viols, et soutiennent mordicus que cela est clairement licite (halal) au regard du Coran et de la Sunna.
Interrogé là-dessus (entretien avec Saphir News du vendredi 4 septembre 2015), Rachid Benzine souligne que le Coran et a fortiori la Sunna sont des textes historiques qui reflètent l’état des mœurs tribales arabes au début du VIIe siècle, et qu’ils seront compris comme islam de paix ou de guerre selon les lecteurs. Cependant, malgré l’insistance de l’intervieweur, il ne répond pas à la question de savoir s’il y a des arguments scripturaires pour soutenir la licéité ou l’illicéité de l’esclavage sexuel.
Allons-y voir. Beaucoup de versets portent sur l’esclavage, sans le condamner, mais en tentant de le réguler. 2:221 indique que le concubinage avec « une esclave croyante vaut mieux qu’une femme libre et polythéiste ». 4:3 autorise le concubinage avec les captives de guerre (préférable à l’iniquité envers les épouses). 4:24 interdit les relations sexuelles avec des femmes mariées de bonne condition « à moins qu’elles ne soient vos captives de guerre ». 4.25 précise : « Celui qui, parmi vous, n’a pas les moyens d’épouser des femmes croyantes et de bonne condition, prendra des captives de guerre croyantes ». 23:1-6 indique « Heureux les croyants […] qui se contentent de leurs rapports avec leurs épouses et leurs captives – on ne peut donc les blâmer ». 24-33 recommande la continence aux célibataires, incite à affranchir les esclaves qui le désirent et qui ont des qualités, et interdit de prostituer les femmes esclaves quand « elles voudraient rester honnêtes » (et Dieu pardonne à celles qui y ont été contraintes). 33:50-55 liste les privilèges sexuels accordés au prophète, commençant par les droits dont bénéficient tous les croyants (les épouses et les captives) et se poursuivant par ceux réservés au prophète (comme les nièces maternelles et paternelles). 70:29-30 fait échapper au brasier « les hommes chastes qui n’ont de rapports qu’avec leurs épouses et avec leurs captives de guerre – ils ne sont donc pas blâmables ».
Les ulémas de Daech ont décrété halal l’esclavage des non-musulmans. Mais une lecture littérale comme la leur des versets 2:221 et 4.25 impose de dire que celui des musulmans – ou au moins des musulmanes – l’est également puisqu’ils mentionnent « les captives de guerre croyantes ».
Le contexte de la révélation, indispensable pour la comprendre, jette un éclairage particulier sur la sourate 66 dite « l’Interdiction », dont le sens est sous-tendu par cette question. Si l’on en croit la Sira du prophète, celui-ci a usé du droit de posséder une esclave et d’avoir des relations sexuelles fréquentes avec elle, sur la personne de la belle Mâriyah, la jeune esclave copte que lui a offerte le gouverneur d’Égypte. Ses femmes – Hafsah et Aïcha en particulier –, jalouses, ont fait pression sur lui pour qu’il cesse ces relations sexuelles, et ont obtenu qu’il fasse serment de désormais s’en abstenir. Mais le Seigneur l’en a réprimandé par la révélation de 66:1 : « Ô Prophète, pourquoi jettes-tu l’interdit, pour gagner l’agrément de tes épouses, sur ce que Dieu t’a rendu licite ? ». 66:2 le libère de son serment et l’engage donc à reprendre ces relations. Au cas où les deux femmes ne se repentiraient pas de leurs pressions abusives sur le prophète, d’autres versets de cette sourate les comparent aux femmes mécréantes des prophètes Noé et Loth. (Voir Le Prophète Muhammad. Sa vie selon les sources les plus anciennes par Martin Lings, pages 329-330 de l’édition de 1986 ; pour trouver la référence dans les autres éditions, voir « Mâriyah » dans l’index).
L’esclavage sexuel des petites filles yézidies par les djihadistes de Daech est donc, à première vue, parfaitement légitimé par le Coran, l’exemple du prophète et la Sunna : rien dans le fiqh (jurisprudence) d’aucune des quatre écoles sunnites ne permet de le contester (sauf d’autres versets et d’autres hadiths dans le même cadre de référence). Ceci pour dire qu’une lecture anhistorique du Coran, de la Sunna et de la Sira du prophète, ou le fait de prendre le prophète comme exemple « éternel » de bon comportement à imiter sans le situer dans le contexte des mœurs de son temps, amène à des aberrations morales.
Mais peut-on se contenter de soutenir que le Coran reflète simplement les usages tribaux des Arabes du VIIe siècle, pour lesquels la propriété d’esclaves et les relations sexuelles avec leur maitre sont admis ? Pour les musulmans selon lesquels le Coran est la parole de Dieu et une guidance, il devient difficile dans ce cas de comprendre pourquoi Dieu se serait contenté d’entériner un état de fait (qui par ailleurs semble scandaleux aujourd’hui). Entre une lecture purement littéraliste et anhistorique (hors contexte) comme celle de Daech (et des salafistes en général) et une lecture strictement culturaliste et historique (mise en contexte) comme celle de Rachid Benzine, n’y a-t-il pas à chercher des interstices par où filtrerait le « sens » et les « finalités » de la révélation ? La sourate 66 et les circonstances de sa révélation nous y invitent…
Permettez-moi d’en ébaucher une hypothèse de signification et de guidance qui pourraient avoir une validité dans notre contexte contemporain. Le seigneur y réprimande le prophète qui a accepté la demande de ses femmes de renoncer à un droit reconnu par les mœurs de sa société (même si cela nous choque au regard des droits humains). Il l’a accepté pour apaiser leur jalousie, bien qu’étant « amoureux » ou pour le moins « en désir » de la belle Mâryah. Un sens déjà commence à poindre : il s’agit de ne pas interdire l’exercice de l’amour, quand il est reconnu par les mœurs du lieu et du temps, uniquement pour éviter de susciter la jalousie. Par une sorte de démonstration par l’absurde, voilà que cela devient logique : tout amour charnel étant susceptible de provoquer des jalousies, s’il fallait éviter à tout prix de provoquer la jalousie, tout amour charnel devrait être interdit… Il est à la fois vicieux et dangereux de provoquer sciemment la jalousie (vicieux, car c’est susciter un vilain sentiment, et dangereux à cause du « mal de l’envieux quand il envie » – 113:5 –, ce autour de quoi tourne toute la logique du mauvais œil). Mais s’abstenir de toute jouissance pour éviter de faire des jaloux est un autre extrême : il s’agit de trouver l’équilibre de la balance, le juste milieu entre les deux, entre la sacralisation des normes de vie de l’époque du prophète et le relativisme culturel. Selon cette hypothèse, si guidance il y a, la sourate 66 contiendrait un avertissement contre les dangers du puritanisme… On retrouve cette sagesse dans les versets 4:3 qui portent sur l’obligation d’équité à l’égard des épouses : la polygamie étant admise par les mœurs, le seul moyen de limiter les risques de jalousie entre co-épouses est d’être le plus équitable possible envers elles. Et voilà peut-être pourquoi dans la sourate 66, selon mon effort de compréhension, le Seigneur reproche au prophète de s’être interdit les relations sexuelles avec son esclave, interdiction qui nous semblerait pourtant légitime dans notre contexte actuel. Dans l’exercice de ce droit, le prophète procédait avec douceur et bonté, conformément à 4:36 qui impose la bienveillance à l’égard des proches comme des lointains, notamment les esclaves. Selon Martin Lings, « le Coran lui-même avait expressément permis au maître de prendre son esclave pour concubine à condition qu’elle y consente librement » (s’appuie-t-il sur une interprétation de 24:33 pour avancer cette condition ?), ce qui avait été le cas de Mâriyah (qui aurait pu tomber beaucoup plus mal…).
Or, les djihadistes qui achètent des jeunes filles yézidies, dont le père et les frères ont été tués par eux-mêmes ou par leurs compagnons (en application littérale du verset 2:191 « Tuez-les partout où vous les trouvez : la sédition est pire que le meurtre »), et les violent à répétition, ne sont soucieux ni de douceur ni de respect ni de consentement, au contraire de ce qu’exigerait une réelle imitation. Par ailleurs, comme le remarque Rachid Benzine, les normes des mœurs à l’époque du prophète s’inscrivaient dans un contexte de rapports de force tribaux. Si l’esprit de tribu est bien vivace aujourd’hui, il s’est agencé avec d’autres logiques de pensée partagées par beaucoup de musulmans, comme les droits humains et la citoyenneté, qui sortent complètement l’esclavage sexuel des normes acceptables. Le rétablissement de ces normes par Daech relève donc d’une « utopie rétrospective » (selon la formule de Felice Dassetto) qui révulse l’intelligence du cœur de la grande majorité des musulmans de la planète. Le respect de la sharia et l’imitation du prophète dont se revendiquent les djihadistes restent donc purement extérieurs et formels, mais s’opposent aux finalités et à l’esprit tant de la charia que de la vie du prophète – le mot sharia n’apparaissant qu’une seule fois dans le Coran, dans le sens de « chemin vers un point d’eau ».
S’il y a matière à imitation du prophète, c’est dans sa façon – douce, respectueuse et soucieuse du consentement – de s’inscrire dans les mœurs de son temps (tels qu’entérinés par le Coran), et non dans cette inscription en tant que telle, où était licite le droit de propriété et de cuissage sur des êtres humains.
Transposé à notre époque où l’esclavage n’est pas admis, cela signifie que la première norme qui doit présider aux relations sexuelles est le plein accord des partenaires, en âge de le donner (ce qui finalement ne s’éloigne pas beaucoup de la loi positive dans les pays occidentaux qui reconnaissent le concubinage, plus proche de l’esprit de l’islam que son application littérale).
Il s’agissait ici d’un essai d’exégèse « spiritualiste » sans être à proprement parler ésotérique, tendant plutôt à extraire un « esprit » (étymologiquement « souffle ») entre le littéralisme anhistorique (purement barbare et criminel) et le culturalisme historicisé (où il est difficile de retrouver une portée de guidance actuelle au Coran, à la Sunna et à la Sira du prophète), entre l’universalisation du mode de vie en Arabie au VIIe siècle et le pur relativisme culturel.
S’il y a une portée « transhistorique » ou « universelle » (au sens de valable pour tous et en tout temps) du Coran, c’est dans la façon dont il aborde des « données anthropologiques » comme ici, dans la sourate 66, l’amour charnel et la jalousie, deux potentiels humains transculturels. Le récit coranique du premier meurtre dans la sourate 5, fait, plus que celui de la Bible, de la jalousie une donnée inévitable, car constituant le revers du sentiment de justice : « Raconte en toute vérité l’histoire des deux fils d’Adam : ils offrirent chacun un sacrifice, celui du premier fut agréé, celui de l’autre ne fut pas accepté ; il dit alors ‘Oui ! Je vais te tuer !’ » (5:27). Dans la Bible, Abel le pasteur offre un agneau en offrande, alors que Caïn le cultivateur offre du blé, et l’on peut se dire (sauf le respect que l’on lui doit) que le seigneur préfère le méchoui aux galettes… Mais dans le Coran, la nature des sacrifices n’est pas précisée, et l’on pourrait comprendre un cri de révolte de Caïn : « Pourquoi le seigneur a-t-il agréé le sacrifice de mon frère et pas le mien ? »… La dernière phrase de ce récit (fin de 5:31) dit de Caïn « Il se trouva alors au nombre de ceux qui se repentent », laissant penser que son repentir pourrait l’ouvrir au pardon. La sourate 66 articule la question de la jalousie à celle de l’amour charnel (ce qui est également plus que probablement une donnée anthropologique…), et, selon mon hypothèse d’interprétation, elle donne une orientation de comportement face à la jalousie : il ne faut ni la provoquer volontairement ni s’abstenir de ce qui peut la susciter.
Informations complémentaires
Année | 2015 |
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Auteurs / Invités | Olivier Abdessalam Ralet |
Thématiques | Coran, Islam, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Viol, Violence de genre |