Description
Problème actuel avec les jeunes dans l’enseignement et dans la société
Des jeunes d’origine musulmane, en général d’Afrique du Nord, posent souvent des problèmes au sein de l’école et en dehors de celle-ci. Nombreux sont ceux qui, dans l’enseignement, ne veulent plus suivre les cours sur la théorie de l’évolution et d’autres informations sur la biologie, car ces enseignements seraient en contradiction avec le Coran. Lors des cours de géographie, d’interminables discussions sont tenues sur des sujets tels que les plaques tectoniques, car, selon le Coran, les montagnes sont profondément ancrées comme des piquets dans la terre. S’appuyant sur le Coran, ces jeunes musulmans combattent d’autres informations et d’autres données scientifiques en classe. Certains enseignants ont même acheté un Coran et commencent à le lire afin de pouvoir réagir préemptivement contre de pareilles actions, souvent inculquées à ces jeunes par des imams, extrémistes ou non.
Pourquoi les imams ont-ils une telle influence sur ces jeunes ?
La discrimination perçue et effective dont les jeunes sont victimes forme un obstacle pour la réussite aux examens ; ils sont témoins des difficultés que rencontrent leurs grands frères pour trouver un emploi, etc. Des problèmes de tout temps, mais lorsque nous disposions d’une armée, celle-ci, dans bien des cas, prenait soin d’apprendre un métier à ceux qui avaient échoué dans l’enseignement. Nonobstant le fait que le chômage ne touche pas seulement les jeunes d’origine musulmane, ce problème leur apparaît exclusivement comme le résultat de la discrimination dont ils font l’objet. Ils deviennent alors des proies faciles pour les imams extrémistes qui les conforteront toujours dans l’idée que c’est de la faute des autres, des dhimmis et qu’en fait les dhimmis doivent être subordonnés aux « vrais croyants ». Tout cela repose sur une interprétation stricte des versets du Coran et est assimilée avec empressement par ces jeunes désœuvrés : ils ne sont pas responsables de leurs échecs.
Il y a également une frustration générale dans le monde musulman qui a raté le développement technologique, tandis que d’autres civilisations, la Chine, le Japon, l’Inde, etc. ont bel et bien rattrapé leur retard ou sont en voie de le rattraper. De nombreux musulmans semblent toujours vouloir revenir à la période des origines de l’islam, sous Mohammed (s’il a vraiment existé ?), et aux époques glorieuses ultérieures où ils occupaient une place sur l’échiquier mondial. La colonisation qui s’ensuivit leur est restée en travers de la gorge, alors qu’elle n’a pas empêché les Chinois ou les Indiens de prendre le train du développement en marche.
Beaucoup de jeunes issus de familles défavorisées ou de jeunes influençables du fait d’une frustration locale et générale deviennent ainsi des proies faciles pour les extrémistes, les trafiquants de drogue, etc. Ils entrent ainsi dans un cercle vicieux de frustration, d’extrémisme islamique, de discrimination, de drogue, de petite criminalité, etc.
Ce n’est bien évidemment pas un phénomène général pour l’ensemble de la jeunesse musulmane, car il existe de nombreux exemples de jeunes qui réussissent, qui s’intègrent bien et qui commencent même à occuper des postes importants, mais il y a tout de même un sérieux problème avec une partie relativement importante de cette jeunesse.
Comment pouvons-nous, en parallèle avec d’autres moyens, tels que les travailleurs de rue, les clubs de jeunes, etc. – qui se révèlent finalement insuffisants pour contrer les influences néfastes – aider un tant soit peu à briser ce cercle vicieux ?
Le chaînon manquant
Afin de mieux saisir le concept, penchons-nous d’abord sur un chapitre moins connu de l’histoire de l’islam. Dans une version plutôt simplifiée, mais historiquement correcte, cela se résume essentiellement à ceci :
1. Le Mu’tazila
Au milieu du VIIIe siècle (+/- 750 après Jésus-Christ), s’est développée, dans la région de Bassorah (aujourd’hui l’Irak), une nouvelle philosophie islamique, ou une doctrine qui se répandit ensuite jusqu’à Bagdad dont les Abbassides avaient fait leur capitale. Leur nom signifie « ceux qui se séparent », ce qui, selon certains, revient, face au dogmatisme, à choisir la neutralité vis-à-vis du sunnisme, du chiisme et du kharidjisme, tandis que d’autres l’interprètent comme une neutralité dans le combat physique (ni pour ni contre Ali). Leur doctrine, qui peut être considérée comme une théologie rationaliste, a été influencée principalement par la philosophie grecque, dont les textes furent traduits en arabe en passant par le syriaque et a infiltré le monde musulman au cours de cette période. Les trois aspects les plus importants de leur doctrine qui nous intéressent dans le présent « exercice » sont :
– La « raison » : bien qu’ils furent évidemment croyants, ils reconnurent priorité de la raison sur la foi. Ils attachaient donc en fait de l’importance à l’approche rationaliste grecque qui ne fut adoptée au sein de l’Église chrétienne que par Thomas d’Aquin (1225-1274). L’avant-dernière phrase du discours du pape Benoît XVI à Ratisbonne, « In diesen großen Logos, in diese Weite der Vernunft laden wir beim Dialog der Kulturen unsere Gesprächspartner ein », était selon moi et aussi selon toute une série de philosophes et de savants de l’islam une référence indirecte à la raison des Mu’tazilites. Ils n’étaient pas, au sens actuel du terme, de vrais rationalistes ou adeptes des Lumières, mais rationalistes dans l’approche de leur foi et de l’exégèse.
– Le Coran « incréé » et « créé » : qu’est-ce que cela signifie ? Pratiquement tous les musulmans croyants acceptent l’idée du Coran « incréé », que le Coran a toujours existé et est et restera valide pour toujours. Dès lors, il n’y a en fait aucune adaptation ou interprétation possible de ce qu’il contient. Le deuxième verset de la sourate 2 dit par ailleurs : « C’est le livre au sujet duquel il n’y a aucun doute, c’est un guide pour les pieux. » Et donc tout est cadenassé. Cela autorise dès lors la guerre sainte, tout comme le traitement méprisant des autres monothéistes, etc. Lorsqu’un chercheur musulman soutient que tous ces versets doivent être considérés dans le contexte du temps de Mahomet, il est en fait alors déjà un mécréant ou un hypocrite puisque le texte est éternel.
Les mu’tazilites avaient un problème avec le Coran « incréé ». Selon eux, comme pour tous les musulmans et aussi les autres monothéistes, Allah est « un » et à l’origine de tout. Après réflexion, ils en ont conclu que le Coran ne pouvait pas être « incréé » parce qu’alors le Coran aurait le même statut qu’Allah, ce qui ne pouvait pas être le cas ! Par conséquent, ils ont décidé que le Coran avait été « créé » par Allah, et que la révélation du Coran, ou une partie de celui-ci, par l’ange Gabriel, était contextuelle. De cette manière, les sourates du Coran revêtent une dimension temporaire, ne sont pas éternellement valables et peuvent être interprétées librement, etc. Ceci pouvait avoir pour effet une certaine flexibilité dans la foi, comme ce fut plus tard le cas au sein du christianisme et de la foi juive. De nos jours, pratiquement plus personne ne comprend la Genèse selon laquelle le monde fut créé en six jours de manière littérale, tout cela est à présent interprété de façon symbolique. L’idée de « jour » n’existait d’ailleurs pas avant que la terre ne soit créée.
Le libre arbitre : le dernier aspect important qui nous intéresse ici est le libre arbitre, qui faisait également partie de la doctrine des Mu’tazilites. Pour la grande partie de l’islam, tout a déjà été prédestiné par Allah. Ce qui signifie également que, quoi que l’on fasse, tout a déjà été décidé « en haut » ; un des effets secondaires de ce principe est qu’un bon musulman qui commet de mauvaises actions reste un bon musulman, etc. Et, poursuivant leur réflexion logique, les mu’tazilites affirmèrent qu’Allah en soi ne pouvait pas décider du mal parce que cela revenait à dire qu’Allah lui-même serait mauvais tandis qu’Allah n’est pas en mesure de créer l’injustice. Est-ce là la raison pour laquelle certains musulmans, y compris les extrémistes, prétendent que les musulmans n’ont jamais tort et que c’est toujours de la faute des autres ?
2. Kalief Al-Ma’mun (786–833)
On peut plus ou moins le considérer comme un despote éclairé avant la lettre. Il devint un disciple de la doctrine des mu’tazilistes et en fit la doctrine de l’État.
Le lien entre cette rationalisation de l’islam au niveau de l’État et l’énorme développement scientifique dans la Bagdad d’alors n’est pas à sous-estimer. Certains prétendent que ce lien n’est pas aussi solide, alors qu’il l’est pour d’autres. Mais lorsqu’on compare l’extinction de la doctrine des mu’tazilistes et celle du développement scientifique, il ne fait aucun doute qu’il existe bien un rapport. Par la suite, les éclaircissements scientifiques dans le monde islamique ont toujours été de courte durée et, généralement, très localisés. Finalement, ils n’ont eu que très peu d’influence.
Assez rapidement, sous l’impulsion du calife Al-Ma’mun, fut fondée la « Maison de la Sagesse » (Bayt al-Hikma), qui se développa jusqu’à devenir le centre névralgique de traduction de textes scientifiques et philosophiques grecs, perses et même hindous à une échelle industrielle. Ces tâches étaient exécutées principalement par des Perses, des Syriens et des Juifs, et dans de nombreux cas, l’araméen syriaque était la langue intermédiaire.
Des manuscrits étaient achetés ou même préférés par l’empire byzantin comme butin de guerre. Il y avait une soif de connaissances dans tous les domaines, ce qui ne devint possible que grâce à l’influence de la doctrine des mu’tazilites.
Notons parmi les quelques scientifiques et philosophes importants associés à la « Maison de la Sagesse » : Mohammed ibn Musa al-Khwarizmi (780-850), qui selon certains aurait inventé l’algèbre (ce n’est pas vraiment le cas, mais il a joué un rôle important), les trois frères Bana Musa et al- Kindi (801-873), un scientifique et une personne importante.
3. Fin de la période de gloire
Puisque les ulémas avaient perdu une grande partie de leur pouvoir du fait de la doctrine d’État des mu’tazilites, et du fait de l’inquisition instituée par Al-Ma’mûn au sujet du Coran « créé », ils tentèrent d’inciter le peuple à prendre parti contre cette doctrine. Les deux califes et successeurs d’al-Ma’mûn, Almotasim (règne 833-842) et al-Wathiq (règne : 842-847) suivirent pleinement la doctrine des mu’tazilites et campèrent sur leur position contre les ulémas. Du reste, ils maintinrent la « Maison de la Sagesse ». Vers 848-849, le calife al-Mutawakkil (règne : 847-861) céda face aux ulémas, et sous la pression populaire, la situation changea complètement. Il suivait l’islam orthodoxe et mit fin à la diffusion de la philosophie grecque ainsi qu’au fonctionnement de la « Maison de la Sagesse ». Depuis lors, la théorie du Coran « créé » dans l’islam appartient au passé. Seuls quelques philosophes musulmans ont donné une place importante à la raison. Ce fut le cas d’Avicenne (980-1037) et d’Averroës (1126-1198), qui ont finalement exercé plus d’influence sur notre civilisation européenne qu’auprès de leurs propres coreligionnaires. La civilisation en terre d’islam régressa et n’a, depuis lors, jamais vraiment pu avancer.
De nos jours, des soi-disant philosophes néo-mu’tazilites œuvrent afin que, entre autres choses, soient reconsidérés les trois éléments décrits ci-dessus de la doctrine mu’tazilites dans l’islam et que soit combattu l’intégrisme dans l’islam orthodoxe. Parmi eux, il y a notamment Nasr Abu Zayd, actif aux Pays-Bas, Mohammed Arkoun en France, etc. Les questions que se posent les mu’tazilaites sont, d’après eux, plus pertinentes que jamais. Après le discours du pape à Ratisbonne, d’autres philosophes musulmans ont brandi la carte mu’tazilite : Abdelwahab Meddeb, Malek Chebel, etc. Dans les débats sur l’islam et sur l’extrémisme musulman, le terme mu’tazila est de plus en plus souvent mentionné afin de donner une image différente et positive de cette religion. Cette période est toutefois méconnue par la grande majorité de la population musulmane ainsi que le reste du monde. La question n’est étudiée qu’à l’université et les intégristes considèrent toujours les mu’tazilites comme les pires hérétiques de l’islam. Ainsi vit-on lors d’un débat sur RTL-TVI les poils d’un enseignant de religion islamique prétendument modéré se redresser lorsque Meddeb osa évoquer le mot mu’tazila.
Quelle est la proposition et pourquoi ?
Il s’agit d’informer, de manière structurée, la jeunesse de culture musulmane, croyante ou non, sur l’« âge d’or » de l’islam à Bagdad et de mettre ceci en corrélation avec l’impact positif des mu’tazilites sur la civilisation et le développement scientifique, technique et philosophique en terre d’islam et dans le reste du monde. Et aussi que l’échec de la culture musulmane est à imputer principalement à la vision intégriste et par trop orthodoxe de l’islam. Ceci pourrait avoir pour effet de susciter un intérêt accru de ces jeunes pour des cours dont ils sont habituellement exclus et, plus généralement, de mieux les impliquer dans l’expérience scolaire.
Pro : – apporter de la fierté aux jeunes concernant leur histoire, mais celle d’un moment approprié de ce passé ; – leur apprendre que la raison joue un rôle plus important que la foi (comme pour Thomas d’Aquin et du temps des Lumières) et que les pays de l’islam ont, à un moment précis, été aux avant-postes de ce mouvement ; – couper l’herbe sous les pieds des imams radicaux, qui cherchent à les mener vers l’intégrisme et vers ce qu’ils considèrent être le seul vrai islam des origines.
Contra : – La période des mu’tazilites était relativement courte : seulement un siècle ; – le terme mu’tazila est identifié par les intégristes comme étant de l’hérésie.
Comment est-ce possible ?
Rédiger un dossier pour les professeurs d’histoire du secondaire duquel ils pourront sélectionner les parties à enseigner aux élèves. Ceci peut être intégré dans une leçon ou une série de leçons sur les Lumières ainsi que sur le progrès technologique et scientifique au sein de l’islam et le rôle majeur joué par les mu’tazilites en la matière. Ce qui importe, c’est de trouver un système afin de toucher non seulement les dernières années des humanités, mais également d’informer sur le sujet les jeunes du réseau d’enseignement technique.
Un certain nombre d’universitaires et d’enseignants avec qui j’en ai discuté sont absolument d’accord avec moi que cela vaut la peine d’essayer de résoudre certains des problèmes actuels de la société et sont prêts à collaborer.
Il serait judicieux de lancer un projet pilote avec un certain nombre d’enseignants d’histoire motivés dans des écoles avec plus ou moins trente pour cent d’élèves musulmans suivi d’une évaluation adaptée de l’impact sur ces jeunes. Ceci est relativement rapidement et facilement réalisable et peut, ensuite, servir à constituer une leçon ou un programme de leçons.
Postface (octobre 2017)
– Après une discussion en mai 2007 avec Mieke Van Hecke, qui s’est montrée très intéressée, cette proposition fut rejetée par un « expert », un membre du personnel de la VVKSO, Dominiek Desmet, à la fin de l’année 2007. C’est donc là une occasion manquée. Lors de la première édition de « La Foire du musulman » à Bruxelles en 2012, j’ai pu tester l’idée auprès d’une dizaine de jeunes, rencontrés par hasard et qui se trouvaient à proximité d’un imam. L’imam était clairement un intégriste et avait une certaine influence sur les jeunes. À partir de mon bagage mathématique et de l’hypothèse du continuum, que l’un d’entre eux a incorrectement repris après m’avoir interrogé sur mes antécédents, je suis passé au sujet de la foi et de la rationalisation. J’ai mentionné les idées mu’tazilites sans les nommer, mais l’imam a immédiatement parlé d’hérésie et après avoir constaté qu’il perdait le contrôle sur « sa » jeunesse, il a quitté abruptement la table. Après un court moment, les jeunes ont tous commencé à penser de manière indépendante au sujet de la raison et du libre arbitre et y souscrivirent complètement, alors qu’ils n’avaient certainement rien d’intellectuel.
– L’exposition qui s’est ouverte à Bruxelles en septembre 2017 : « L’islam, c’est aussi notre histoire ! » est également une occasion manquée. Outre le fait qu’il y avait de nombreuses inexactitudes historiques, des erreurs dans la documentation ou sur les panneaux et qu’un livre d’un auteur nazi y a été proposé à la vente, il n’y avait aucune information sur le mu’tazila. Je l’ai clairement indiqué dans la conclusion de mon rapport : https://www.academia.edu/34735304/Islam_its_also_our_history
(Un grand merci à La Pensée et les Hommes pour la traduction.)
Informations complémentaires
Année | 2017 |
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Auteurs / Invités | Rudi Roth |
Thématiques | École / Enseignement, Éducation, Islam, Lutte contre les intégrismes, radicalisation, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses |