Les francs-maçons à la naissance de l’enseignement universitaire des sciences

Jacques Ch. LEMAIRE

 

UGS : 2006022 Catégorie : Étiquette :

Description

Comme on le sait, l’enseignement supérieur des matières scientifiques, qui avait reçu tant de faveur à l’époque de la Renaissance, tombe en déliquescence à l’époque de Louis XIV. Sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI, les universités françaises se consacrent en ordre principal à la diffusion du savoir théologique (la Sorbonne), au droit et à la médecine. Les sciences pures (mathématiques et physique) n’entrent pas dans la composition des programmes de formation universitaire. Quiconque entend se former dans ces disciplines se trouve bien démuni : seul le Collège royal (ancêtre du Collège de France), où professait Lalande, comportait des cours portant sur les sciences, à côté de nombreux enseignements de caractère littéraire.

Astronome et mathématicien, Joseph-Jérôme Le Français de Lalande (1732-1807) comprend assez tôt le rôle que la franc-maçonnerie de son temps peut exercer en faveur de la connaissance scientifique. Initié dans une loge de Bourg-en-Bresse (Saint-Jean des Élus), il fonde à Paris la loge Les Sciences aux environs de 1765 et en préside les travaux. La dénomination même de cet Atelier (assez mal connu en raison de la disparition de ses archives) indique clairement l’intention de son initiateur : dans l’esprit de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qui n’ont entretenu aucun lien étroit avec la société maçonnique, les membres de la loge Les Sciences entendaient favoriser le développement des connaissances techniques en raison de leur conviction intime, développée à la fin du traité De l’esprit (1758) d’Helvétius, lui-même membre fondateur de la loge Les Sciences, selon lequel l’éducation scientifique revêt une importance capitale dans la formation morale de l’être humain.

Helvétius disparaît le 11 mars 1776, l’année même où est instituée la loge Les Neuf Sœurs, qui va reprendre le flambeau allumé par Les Sciences. On a dit de cet Atelier qu’il constituait davantage une académie qu’un Atelier maçonnique. Cette appréciation est assez injuste dans la mesure où la dimension de réflexion philosophique et la volonté de « rassembler ce qui est épars » propres à la réalité maçonnique est proclamée dans un article de son règlement, approuvé par le Grand Orient de France en 1777 : « La loge des Neuf Sœurs, en faisant des vertus maçonniques la base et l’appui de son institution, a cru devoir y joindre la culture des sciences, des lettres et des arts. C’est les ramener à leur véritable origine. Les arts ont eu, comme la Maçonnerie, l’avantage inappréciable de rapprocher les hommes. »

D’entrée de jeu, Les Neuf Sœurs, qui comptent aussi des artistes sur ses colonnes – des peintres (Greuze et Vernet), des sculpteurs (Houdon) et des gens de lettres (Chamfort, Voltaire, Florian, Parny, Delille, Roucher, etc.) – accorde une place éminente aux hommes de science. Lalande est son premier Vénérable : il sera suivi en 1779 par Benjamin Franklin (1706-1790), ministre plénipotentiaire des États-Unis à Paris et inventeur du paratonnerre. C’est sous le vénéralat de Franklin que Les Neuf Sœurs inaugurent (en novembre 1780) la Société Apollonienne, ou groupement académique dévoué à l’instruction des sciences et des arts, dont les séances hebdomadaires, ouvertes aux hommes comme aux femmes, aux francs-maçons comme aux profanes, avaient pour mission d’activer les connaissances nouvelles en un temps où le clergé catholique avait réussi à se réserver l’enseignement supérieur comme un monopole.

Antoine Court de Gébelin (1719-1784), membre des Neuf Sœurs, préside la Société Apollonienne. Ce savant d’origine protestante, auteur d’un ouvrage monumental intitulé Le Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, était l’ami du docteur Franz Anton Mesmer (initié à la franc-maçonnerie dans son Autriche natale) dont il défendait les thèses relatives au magnétisme animal, ou propriété qu’ont les corps de recevoir l’action d’un fluide universellement répandu et unique moyen de maintenir l’équilibre de toutes les fonctions vitales. Considéré comme un fondateur lointain de la psychanalyse par ses recherches sur l’inconscient, Mesmer qui, entre 1781 et 1784, partage son temps entre Spa (une ville d’eau située dans la Belgique d’aujourd’hui) et Paris, a beaucoup œuvré, dans les milieux mondains qui se passionnent pour ses baquets et ses expériences sur les fluides, pour la reconnaissance d’une harmonie universelle physique, morale et sociale. Le succès de ses travaux comporte des connotations politiques qui ont été mises en évidence par Robert Darnton.

La Société Apollonienne répond à la demande du temps en offrant aux contemporains de véritables « lumières », c’est-à-dire des connaissances dans les matières délaissées par l’université « officielle » (en particulier les sciences et la technologie), et en y associant des valeurs propres à la philosophie maçonnique (l’idéal du bonheur terrestre, les idées de liberté et de progrès).

En 1781, la Société Apollonienne se mue en Musée de Paris et demeure animé par Court de Gébelin auquel vient s’adjoindre l’abbé Cordier de Saint-Firmin, un historien et homme de lettres membre des Neuf Sœurs et parrain de Voltaire dans cette loge. À la fin de l’année 1781, le Musée de Paris subit la concurrence d’une autre société savante d’origine maçonnique, appelée le Musée français ou, tout simplement, le Musée. Cet établissement d’enseignement, qui se place comme l’autre dans la tradition au moins nominale de la partie du palais fondé à Alexandrie et occupé par Ptolémée qui y rassemblait les savants et les philosophes les plus célèbres de son époque, accentue plus encore que son prédécesseur l’intérêt pour les sciences et les techniques. Il est fondé et animé par Jean-François Pilâtre de Rozier (1756-1785), physicien et aéronaute en renom (passionné par la découverte des frères Montgolfier, il s’est tué en 1785 en tenant de traverser la Manche en ballon), membre de la loge du Grand Chapitre général. Pilâtre appartenait à l’entourage de Monsieur, frère du roi, (le futur Louis XVIII), et obtient l’appui du prince et de son épouse pour fonder son établissement avec l’autorisation du gouvernement. Son Musée poursuit une double ambition tout à fait originale : offrir aux savants et aux amateurs des laboratoires pour réaliser leurs expériences, mais aussi enseigner à un public plus large l’usage des machines et lui indiquer toutes les applications possibles de ces instruments mécaniques.

Le programme d’enseignement du Musée comprend des cours de physique et de chimie servant d’introduction aux arts et métiers ainsi qu’un enseignement des mathématiques et de la physique expérimentale spécialement appliqué aux arts mécaniques. Les organisateurs du Musée insistent donc sur la mise en pratique de la pensée scientifique : cette dimension « utilitaire » correspond parfaitement aux vues des rédacteurs de l’Encyclopédie.

Devant le succès éclatant remporté par les activités du Musée dans les sphères savantes (l’Académie des sciences, l’Académie française, la Société royale de médecine dispensent leurs encouragements au Musée) et dans les milieux de la bourgeoisie intellectuelle, Pilâtre reçoit de Monsieur un immeuble situé en plein cœur de Paris, non loin du Palais-Royal, où est organisée une exposition publique permanente des inventions utiles aux arts et aux techniques. C’est à l’occasion de l’inauguration de ce nouveau siège de la société qu’est tiré, au début de décembre 1784, un magnifique feu d’artifice en l’honneur de Buffon. Pour assurer une bonne gestion du Musée, Pilâtre s’adjoint une équipe d’administrateurs et un secrétaire perpétuel. Le premier en date des secrétaires élus est Élie Moreau de Saint-Méry (1750-1819), membre de la loge des Neuf Sœurs.

La disparition de Pilâtre le 15 juin 1785 dans les circonstances tragiques que l’on a rappelées n’a pas ralenti les activités du Musée. Au contraire. Deux frères du roi, le comte de Provence et le comte d’Artois, apportent publiquement leur soutien à l’entreprise. Moreau de Saint-Méry s’applique à étendre les diverses disciplines d’enseignement et à étoffer le cours des professeurs, parmi lesquels on compte plusieurs membres des Neuf Sœurs. Jean-François Marmontel (1723-1799), secrétaire perpétuel de l’Académie française, enseigne l’histoire avec, comme adjoint, Joseph-Dominique Garat (1749-1833), futur ministre de la Justice (1793-1794). Condorcet (1743-1794), autre membre de l’Académie française, dispense des cours de mathématiques appliquées à l’astronomie et au calcul des probabilités.

Le comte Antoine de Fourcroy, chimiste, développe le secteur de ce qu’il est convenu d’appeler, à l’époque, les « sciences naturelles ». En décembre 1785, le Musée abandonne son nom au profit de la dénomination de Lycée, en souvenir de l’école philosophique animée à Athènes par Aristote. Sa faveur est si grande que le Lycée éclipse définitivement le Musée de Paris, fondé quelques années plus tôt par Court de Gébelin.

Au sein du Lycée, le rôle du mathématicien Condorcet revêt une importance capitale. C’est lui qui est ordinairement chargé de la leçon inaugurale relative à la chaire de mathématiques. Dans ces allocutions, il ne manque jamais d’insister sur l’importance du rôle de la raison et de l’expérience dans la réflexion scientifique. Ces prises de position sans ambages en faveur de la recherche débarrassée des oripeaux de la scolastique et sa conviction très ferme à l’égard de la grandeur de l’esprit humain lui ont valu quelques menaces de la part du pouvoir judiciaire. Mais l’esprit révolutionnaire souffle déjà ses premières brises et Condorcet ne sera pas sérieusement inquiété. Le Lycée lui-même traverse la période des insurrections sans trop de dommages et se perpétue sous le titre de Lycée républicain à partir de décembre 1793 pour prendre le nom d’Athénée de Paris en 1802, puis d’Athénée royal sous la Restauration. Il clôt définitivement ses cours en 1843, alors que les universités ont pris le relais de la formation scientifique.

En marge du rôle des francs-maçons à l’égard de l’enseignement des sciences dans les sociétés savantes, on doit également compter avec l’apport des initiés dans différentes disciplines scientifiques. Dans cette catégorie aussi, la loge des Neuf Sœurs a établit une sorte de suprématie. Elle accueille en son sein des spécialistes de sciences naturelles comme le comte Bernard de Lacépède (1756-1825), l’inventeur de divers instruments de physique Pierre Le Changeux (1740-1800), les mathématiciens Charles Romme (1750-1795) et François Chabanneau (1754-1842), le chimiste Antoine Cadet de Vaux (1743-1828) et le médecin Pierre Cabanis (1757-1808), familier du baron d’Holbach.

Les architectes y sont bien représentés, mais ce sont surtout des hommes de cour qui, comme Charles Guillaumot (1730-1807) ou Bernard Poyet (1742-1824), ont en charge la construction ou l’entretien des monuments publics. Un seul franc-maçon architecte s’est illustré dans la construction de machines, et il s’agit sans doute d’un des inventeurs les plus célèbres que le XVIIIe siècle ait engendré : Jacques-Étienne Montgolfier (1745-1799). En compagnie de son frère Joseph-Michel (1740-1810), qui n’a, semble-t-il, jamais été reçu dans une loge maçonnique, Jacques-Étienne commence sa carrière comme élève de Soufflot puis, à la mort de son père, rentre à Annonay pour reprendre la direction de la manufacture familiale de production de papier. Déjà, il se signale dans cette activité par une première invention : un procédé de fabrication du papier vélin inconnu jusqu’alors. La lecture d’un traité Observations sur différentes espèces d’air (1772) du chimiste britannique Joseph Priestley, le découvreur de l’oxygène (1774), lui donne l’idée d’enfermer dans une enveloppe de papier un gaz plus léger que l’air, afin que cette enveloppe puisse s’élever dans l’atmosphère. Avec l’aide de Joseph-Michel, Jacques-Étienne construit dans un premier temps un ballon de soie d’une vingtaine de mètres cubes qui, rempli d’un air chaud produit par la combustion de paille mouillée mêlée de laine, s’élève dans l’air. Les deux frères répètent leur expérience, à Annonay d’abord, puis, en septembre 1783, devant le roi et toute la cour réunie à Versailles. La montgolfière était née. L’aérostat acquiert au fil des mois des dimensions de plus en plus grandes (jusqu’à 750 mètres cubes) et transporte des animaux, puis des personnes. Le 21 novembre 1783, Pilâtre de Rozier et le marquis d’Arlandes s’élèvent jusqu’à mille mètres dans le ciel et parcourent quelques kilomètres. Deux francs-maçons parisiens laissent de cette manière leur nom dans l’histoire des pionniers de l’aviation. Mais, tandis que l’intrépidité de Pilâtre lui vaut de mourir prématurément, Jacques-Étienne Montgolfier, fait chevalier de l’Ordre du Roi par Louis XVI, poursuit ses recherches et invente en 1792 une autre machine, appelée « bélier hydraulique », ou dispositif qui utilise le choc provoqué par l’eau dans une conduite brusquement fermée pour forcer une partie de cette eau à monter plus haut que son point de départ.

Les francs-maçons de l’époque des Lumières, et les membres de la loge des Neuf Sœurs en particulier, ne se sont donc pas cantonnés dans la spéculation théorique. Les uns ont cherché à mettre leur savoir à la disposition de leurs contemporains en suppléant aux carences du clergé dans l’enseignement des matières scientifiques et techniques. D’autres, davantage animés par une intuition pratique, ont innové en offrant à la civilisation les fruits concrets de leurs réflexions. En fils spirituels de l’Encyclopédie, tous ont contribué de la manière qu’ils estimaient la plus adéquate au progrès intellectuel et social de l’humanité.

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Informations complémentaires

Année

2006

Auteurs / Invités

Jacques Lemaire

Thématiques

Antoine Cadet de Vaux, Antoine de Fourcroy, Aristote, Benjamin Franklin, Bernard Poyet, Charles Guillaumot, Charles Romme, Condorcet, Court de Gébelin, École / Enseignement, Franc-maçonnerie, François Chabanneau, Jacques-Étienne Montgolfier, Jean-François Marmontel, Joseph-Dominique Garat, Pierre Cabanis, Pierre Le Changeux, Pilâtre de Rozier, Roi de France, Société secrète

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