Les colonnes de la démocratie vacillent-elles ?

Serge GOVAERT

 

UGS : 2020009 Catégorie : Étiquette :

Description

J’avais dix-huit ans en 1968 et, pour paraphraser un écrivain un peu tombé dans l’oubli, j’interdis à quiconque de dire que c’est le plus bel âge de la vie. Mais bon, je suis, comme on dit, un soixante-huitard, un enfant des « interdits d’interdire », « élections piège à cons » et autres slogans un peu péremptoires.

La démocratie telle que nous la connaissons est en crise. Elle l’était déjà en 1968. C’est par ce biais – ce que nous apprend mai 1968 sur la démocratie, ses faiblesses, son sens peut-être, alors qu’elle est assiégée de toutes parts – que je me propose de réfléchir avec vous sur cette crise et les moyens d’y faire face.

Deux ou trois choses m’ont particulièrement frappé dans l’actualité de ces derniers mois. La première, c’est évidemment le résultat des élections fédérales et régionales en Belgique et le succès d’un parti que certains, justement, qualifient d’« antidémocratique ». J’y reviendrai. L’autre, ce sont les actions de désobéissance civile lancées à Bruxelles et dans d’autres villes européennes par le mouvement Extinction Rébellion. Actions qui reposent sur un postulat, ou une interrogation selon le cas : la démocratie peut-elle répondre aux défis de notre temps ? C’est ce que nous allons voir.

Lors d’une manifestation des gilets jaunes en France, un autre des nombreux actes de désobéissance civile que nous connaissons ces temps-ci, un des contestataires portait fièrement une pancarte proclamant « Tout le pouvoir aux ronds-points ! ». Ce qui m’a rappelé un petit texte parlant d’essence et de ronds-points :

« J’étais dans ma voiture, j’arrive sur une place… Je prends le sens giratoire. Emporté par le mouvement, je fais un tour pour rien. Je me dis : « Ressaisissons-nous. Je vais prendre la première à droite ».
Je vais pour prendre la première à droite : sens interdit.
Je me dis : « C’était à prévoir… je vais prendre la deuxième ». Je vais pour prendre la deuxième : sens interdit. 
Je me dis : « Il fallait s’y attendre ! Prenons la troisième ». Sens interdit !
Je me dis : « Là ! Ils exagèrent ! Je vais prendre la quatrième ». Sens interdit ! Je dis : « Tiens, je fais un tour pour vérifier ». Quatre rues, quatre sens interdits !
J’appelle l’agent : « Monsieur l’Agent ! Il n’y a que quatre rues et elles sont toutes en sens interdit ». Il me dit : « Je sais… c’est une erreur ». Je lui dis : « Mais alors…pour sortir ? »
Il me dit : « Vous ne pouvez pas !
– Alors ? Qu’est-ce que je vais faire ?
– Tournez avec les autres.
– Ils tournent depuis combien de temps ?
– Il y en a, ça fait plus d’un mois.
– Ils ne disent rien ?
– Que voulez-vous qu’ils disent ?… Ils ont l’essence… Ils sont nourris… Ils sont contents !
– Mais… Il n’y en a pas qui cherchent à s’évader ?
– Si ! Mais ils sont tout de suite repris.
– Par qui ?
– Par la police… qui fait sa ronde…, mais dans l’autre sens.
– Ça peut durer longtemps !
– Jusqu’à ce qu’on supprime les sens.
– Si on supprime l’essence… il faudra remettre les bons.
– Il n’y a plus de « bon sens ». Ils sont « uniques » ou « interdits ». Donnez-moi neuf cents francs.
– Pourquoi ?
– C’est défendu de stationner ! Plus trois cents francs.
– De quoi ?
– De taxe de séjour !
– Ça commence bien !
Il me dit : ‘Tâchez que ça continue, sans ça, je vous aurai au tournant !’ Alors, j’ai tourné… j’ai tourné… »

Il y a dans ce texte de Raymond Devos intitulé Plaisir des sens, quelque chose des gilets jaunes : l’essence (mais pas son prix), la taxation injuste et arbitraire, l’absence de perspectives. Mais peut-être ce texte en dit-il aussi beaucoup de notre régime politique. C’est de ce point que je souhaite parler.

En tout cas, cette idée d’un pouvoir légitimé par sa pure présence physique m’a rappelé ma jeunesse. En mai 1968, à l’Université libre de Bruxelles où j’étais étudiant, le pouvoir en place s’est trouvé très provisoirement écarté par un organe protéiforme que ses participants appelaient « assemblée libre », qui occupait les locaux administratifs de l’Université. Pas de délégation de pouvoir dans l’assemblée, un droit général à la parole, d’où une certaine difficulté à dégager des positions communes. D’autant que, souvent, ceux qui parvenaient à rester le plus longtemps présents finissaient par emporter la mise. La présence physique (les « culs de plomb », disait-on parfois) tenait lieu de mandat. Je me souviens d’ailleurs d’une autre discussion entre étudiants dans un local de l’Université où certains intervenants se voyaient reprocher leur manque de représentativité. « Nous, pas représentatifs ? » rétorquaient-ils.

« Nous sommes représentatifs parce que nous sommes venus jusqu’ici ». Et un de leurs adversaires, à la langue acérée, de commenter : « En somme, c’est la démocratie pédestre ! ».

Alors, gilets jaunes et étudiants soixante-huitards, même combat ? Pour une démocratie pédestre, et contre la représentation ? Les choses ne sont évidemment pas aussi simples. Il y a en tous cas, à cinquante années d’intervalle, quelques similitudes et pas mal de différences entre les deux mouvements. Ces similitudes et ces différences, j’y reviendrai aussi, ont également un rapport avec l’exercice du pouvoir démocratique.

Similitudes

La première similitude, c’est la spontanéité et l’occupation de lieux symboliques. Les ronds-points pour les gilets jaunes, l’Université (ou du moins, à Bruxelles, son grand hall) pour les soixante-huitards. Spontanéité : non seulement dans leur déclenchement (ni en mai 1968, ni à l’automne 2018, personne ne s’attendait à une mobilisation de cette ampleur), mais aussi dans l’organisation des mouvements. Pas ou peu de structures, refus de la délégation de pouvoir, refus des contraintes administratives (l’assemblée libre « dépose » pour ainsi dire le conseil d’administration, cessant de reconnaître son autorité, sans autre forme de procès). L’occupation de lieux symboliques est d’ailleurs une constante de ce type de mouvement, qu’il s’agisse des Indignés en Espagne (la Puerta del Sol à Madrid) ou de Nuit Debout ! en France en 2016 (la place de la République). Extinction rébellion n’agit pas différemment, puisque ses militants essaient d’occuper les jardins du palais royal…

La deuxième, c’est le retour du problème social. En 1968, les étudiants sont de plus en plus nombreux à l’Université, en particulier ceux qui viennent de classes moins favorisées. Depuis des années, ils sont demandeurs d’une sécurité matérielle. Dans un pamphlet situationniste publié en 1966, intitulé De la misère en milieu étudiant, on peut lire ceci : « Nous pouvons affirmer, sans grand risque de nous tromper, que l’étudiant en France est, après le prêtre et le policier, l’être le plus universellement méprisé ». Aujourd’hui, la crise bancaire de 2008, le ralentissement de la croissance, la difficulté de répondre aux aspirations d’une classe moyenne qui a beaucoup investi dans l’enseignement et qui ne parvient pas à en récolter les fruits, tout cela déclenche une vigoureuse attaque dirigée contre les « élites ».

La troisième, c’est le refus des instances de médiation. Les soixante-huitards se méfient des syndicats, des partis politiques, de la radiotélévision qu’ils jugent inféodée au pouvoir ; les gilets jaunes, globalement, de même. Et l’essor des populismes, qui prétendent parler au nom du peuple (sans intermédiation) tout autant.

Différences

Les différences ne sont pas moins évidentes. D’abord, mai 1968 est avant tout une affaire d’étudiants même si, en France, il connaît un prolongement syndical et dans les usines. Les gilets jaunes sont rarement des étudiants ; ils sont généralement des travailleurs ou des retraités (peu de chômeurs, semble-t-il, dans leurs rangs), mais des travailleurs qui ont du mal à finir le mois ou (dans la version originelle du mouvement) à financer leur déplacement vers le lieu de travail.

Ensuite, mai 1968 a une composante, disons « culturelle », qui est totalement absente du mouvement des gilets jaunes. « L’imagination au pouvoir », rappelez-vous. Alors que les événements de mai sont scandés par des chanteurs, des acteurs de théâtre et de cinéma, des écrivains, que l’Odéon est occupé et le festival de Cannes annulé, on peut difficilement soutenir que les différents « actes » des gilets jaunes, malgré ce terme fort théâtral, soient marqués par une libération de créativité. Idem d’ailleurs pour la plupart des mobilisations radicales qui se sont multipliées ces dernières années.

Les radicaux d’aujourd’hui, les gilets jaunes par exemple, sont d’autre part, totalement absents du lieu de travail, de l’entreprise. Ce n’est pas l’usine qu’on occupe, ce sont les ronds-points. Ce n’est pas à l’entreprise qu’on s’adresse, c’est à l’État. Les soixante-huitards dénonçaient la mainmise du capital sur la société ; les gilets jaunes dénoncent le mépris dont ils font l’objet de la part des hommes politiques et des élites en général. La révolte des gilets jaunes a d’ailleurs débuté par une revendication très peu soixante-huitarde, celle d’une baisse du prix des carburants.

Il y a aussi le contexte. Sur le plan international, la fin de la guerre froide et la chute du mur de Berlin ont fait disparaître aujourd’hui bien des certitudes. Il devient beaucoup plus difficile qu’en 1968 de choisir son camp comme on le faisait, par exemple, pour la guerre au Vietnam. Où sont, je vous le demande, les « bons » et les « mauvais » au Vénézuela ? Ou même en Syrie ?

Soixante-huit, c’est encore la fin des Trente glorieuses, une période d’embellie économique qui prend fin avec la crise pétrolière de 1973. La société de consommation est en pleine expansion, il n’y a pratiquement pas de chômage (1,83 pour cent de la population active en 1971 !), relativement peu encore d’étrangers (sept pour cent de la population du pays en 1971, seize pour cent environ à Bruxelles) et encore relativement peu d’étudiants à l’Université (60.000 en 1968). En cette fin de la deuxième décennie du vingt et unième siècle par contre, le chômage en Belgique en est à six pour cent (plus de treize pour cent à Bruxelles quand même), onze pour cent des habitants du pays sont étrangers (trente-quatre pour cent à Bruxelles) sans compter les Belges d’origine étrangère, il y a plus de 200.000 étudiants dans nos Universités.

Mais il y a surtout une différence qui me semble fondamentale : notre époque est caractérisée par des discours sur la fin (du mois, du monde, d’un cycle, le réchauffement climatique). Le mouvement de mai 1968 voyait poindre un monde nouveau (« Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! »). À l’optimisme a succédé le pessimisme ou au moins la désillusion.

Mai 1968 a-t-il vu vaciller les colonnes de la démocratie ?

La question me semble appeler, globalement, une réponse négative. Comme je l’ai dit, 1968 est une année prospère. Les secousses de mai 1968, si elles ont fait évoluer la société, n’ont guère ébranlé les institutions. D’ailleurs, même s’il y a, en France en tout cas, un vide apparent du pouvoir à un moment, les manifestations (qu’elles soient étudiantes ou ouvrières/syndicales) de Paris ne prennent jamais pour cible l’Assemblée nationale ou le Sénat. Les débouchés purement politiques de mai 1968 sont extrêmement minces puisqu’aux élections présidentielles de 1969, les deux candidats qui se réclament de l’esprit de mai (Michel Rocard et Alain Krivine) n’obtiennent même pas, si on additionne leur résultat, cinq pour cent des suffrages.

Le mouvement de mai s’intéresse fort peu aux lieux et aux pratiques de la démocratie. Un de ses moyens d’expression et d’action privilégiés, c’est la manifestation. Il faut dire aussi que la plupart des étudiants n’ont pas le droit de vote, en 1968 : ils sont civilement mineurs. Ce désintérêt s’exprime dans des slogans ravageurs, et dans le titre d’un article de Jean-Paul Sartre paru à l’époque et qui est tout un programme : Élections, piège à cons. Je l’ai déjà évoqué. En 1968, les hommes politiques en place croient répondre à ce qu’ils perçoivent (correctement) comme une volonté de prendre son destin en main en valorisant des formes de participation: c’est le mot qu’emploie le général de Gaulle dans son allocution télévisée du 24 mai 1968, qui se retrouve dans la déclaration gouvernementale du Premier ministre belge, Gaston Eyskens, en juin de la même année. Mais les soixante-huitards rejettent cette « participation » venue d’en haut, car, selon eux, le pouvoir « est dans la rue ».

Le désenchantement démocratique et ses causes

Nous vivons une époque où le « désenchantement démocratique », pour reprendre une expression du philosophe français Marcel Gauchet, est sans doute plus patent qu’en 1968. Les colonnes de la démocratie, pour le coup, sont vraiment ébranlées. Nombreux sont les indices montrant que la défiance envers les institutions politiques n’a jamais été aussi grande. À deux semaines des élections communales d’octobre 2018, un sondage de la VRT, la radiotélévision publique flamande, indiquait ainsi que vingt-six pour cent des jeunes interrogés (des jeunes de dix-huit à vingt-cinq ans) préféraient, à la démocratie, un régime autoritaire. Les taux d’abstention sont eux aussi révélateurs. Même en Belgique, où le vote est obligatoire, ce taux n’a cessé de grimper ces cinquante dernières années, passant de 4,91 pour cent en 1971 (trois ans seulement après mai 1968) à 11,6 pour cent (pour les élections fédérales) en 2019. Le pourcentage cumulé des absentéistes et des abstentionnistes se situait, aux élections fédérales de 2019, à16,9 pour cent. Même constat en France: le taux d’abstention (abstraction faite donc des blancs et nuls et des non-inscrits) est passé, pour le premier tour des élections législatives, de vingt pour cent en 1968à 51,3 pour cent en 2017. En février 2019, l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS) publiait de même les résultats d’un sondage consacré à la démocratie et aux institutions wallonnes, d’où il ressortait que 35,6 pour cent des participants seulement avaient confiance dans les hommes et femmes politiques – contre 89,5 pour cent par exemple aux enseignants.

Les raisons de ce « désenchantement démocratique » sont multiples. Marcel Gauchet, déjà cité, y voit le résultat d’un processus engagé, précisément, après mai 1968. Un tournant dont l’élément essentiel est l’individualisation accrue de la société qui en vient (je résume) à s’opposer au dessein collectif propre à la démocratie. Il est très difficile, résume Gauchet, de réussir la conversion de la liberté de chacun en pouvoir de tous ‒ en d’autres termes, de faire en sorte qu’une décision prise par la collectivité et s’appliquant à tous soit acceptée librement par chaque individu composant cette collectivité.

S’il y a une filiation entre mai 1968 et les mouvements désenchantés d’aujourd’hui, elle tient en effet dans une formidable aspiration à la liberté. Si, de nos jours, les individus font preuve de sens critique envers ceux qui les gouvernent, envers les autorités, quelles qu’elles soient, si les déclarations officielles ne sont plus acceptées comme argent comptant, c’est à cette aspiration à la liberté qu’on le doit. Nous traversons manifestement une période où chaque individu, pris séparément, a la volonté de reprendre le contrôle de son existence, volonté qui se manifeste dans de nombreux petits et grands exemples du quotidien.

D’autres éléments d’explication viennent s’ajouter à ce constat. Pour faire court, on peut citer la mondialisation (qui accroît la distance, perçue ou réelle, entre le citoyen lambda et les lieux de décision), les réseaux sociaux (qui créent une proximité virtuelle tout en renforçant le processus d’individualisation, ce qui fragilise la cohésion relative unissant jadis, jusqu’à un certain point, ce qui était épars), la professionnalisation de la politique (alors qu’autrefois, l’accession à une fonction politique s’inscrivait dans la promotion des forces sociales. Aujourd’hui, il en est qui vivent de la politique, parfois de père en fils d’ailleurs), la disparition des partis de masse et de classe au profit de partis « attrape-tout » (catch-all parties) qui finissent par paraître interchangeables. Les électeurs, enfin, demandent de plus en plus à l’État : le niveau d’instruction a augmenté, nous sommes dans une société de consommation avec de considérables attentes, et la croissance se rétrécit. D’où une grande frustration.

Pour le philosophe et ancien directeur général du CRISP, Vincent de Coorebyter : « Quel que soit le contexte ou l’époque, on considère rarement qu’on vit dans une ‘vraie ’ démocratie : les représentants ne représenteraient pas vraiment les représentés, le bien commun semble insaisissable, le peuple reste introuvable et la crudité de l’exercice du pouvoir déjoue tous les jours l’idéal de fraternité sur lequel repose le rêve démocratique ». Il précise : « Contrairement à ce que son nom indique, la démocratie ne désigne pas le pouvoir du peuple par le peuple, mais le gouvernement de tous par chacun ». La citoyenneté démocratique, fondée sur un principe d’égalité politique, est donc, d’une certaine façon, une utopie, puisque (je cite encore Vincent de Coorebyter) « l’idéal démocratique ne pourrait être atteint que dans un monde où chacun se comporterait comme un démocrate et où chacun serait d’accord sur ce que signifie la démocratie ».

Comment se rapprocher de cette utopie, de l’idéal démocratique ? Comment prendre, dans notre société, des décisions qui, autant que possible, s’inspirent de l’intérêt général (et non d’intérêts particuliers) sachant que l’intérêt général ne peut résulter seulement de la somme des intérêts particuliers, que l’intérêt général n’est donc pas forcément l’intérêt de tous ?

Démocratie représentative, démocratie participative, démocratie directe et tirage au sort

Le pouvoir, c’est-à-dire la capacité de prendre des décisions qui engagent l’ensemble de la collectivité, est, dans nos sociétés démocratiques, aux mains d’institutions dont l’ensemble peut être rassemblé sous le terme de « démocratie représentative ». Un parlement, composé d’élus censés représenter la nation (c’est ce que dit en toutes lettres la Constitution en son article 42 : « les membres des deux Chambres représentent la Nation, et non uniquement ceux qui les ont élus ») adopte les lois, un gouvernement responsable devant ce parlement les exécute, et je passe sur le reste (séparation des pouvoirs, etc.)

Soulignons d’emblée qu’à l’époque où le Congrès adopte en 1831 la Constitution belge, les termes « démocratie représentative » sont en réalité un oxymore. Démocratie et représentation s’opposent. La représentation est mise en place pour éviter, très précisément, que la population ne prenne le pouvoir. Certes, les électeurs (mais au début ils ne sont pas très nombreux…) choisissent leurs représentants et sont libres de les critiquer, mais l’absence de mandat impératif et de procédures de révocation fait que les élus n’ont guère de comptes à rendre.

Au fil de l’histoire et depuis qu’existe la démocratie dite « représentative », on a proposé, parfois expérimenté, plusieurs façons de remédier à ce qui était ressenti comme une absence de représentation réelle, ou comme un manque de participation.

On a d’abord, et ce n’est pas un mince acquis, élargi considérablement et par étapes le corps électoral : on a supprimé le suffrage censitaire (réservé à ceux qui payaient l’impôt), accordé le droit de vote aux femmes, abaissé l’âge minimum pour pouvoir voter. Ce sont là d’ailleurs des conquêtes qu’il ne faut pas galvauder en dénigrant le droit de vote. « Si les élections changeaient quelque chose, il y a longtemps qu’elles seraient interdites » a-t-on pu lire parfois. Eh bien, précisément, elles ont longtemps été interdites à pas mal de gens. Et une des premières choses que font les dictateurs est de dénier à leur population le droit de les démettre… en votant. J’ajoute que les élections, n’en déplaise à leurs détracteurs, peuvent effectivement changer les choses. Si le parlement américain est aujourd’hui plus diversifié que jamais c’est, en dépit des limites que présente la démocratie à l’américaine, grâce au droit de vote.

La démocratie dite « participative » est un autre remède possible aux défauts de la représentation. Mai 1968 a sans doute contribué à creuser le sillon de la démocratie participative, même si les dirigeants du mouvement refusaient l’idée d’une participation venue d’en haut comme la leur proposait de Gaulle. L’idéal de la démocratie participative reste vivace : c’est le budget participatif qui fut un temps en vigueur au Brésil, à Porto Alegre, l’interpellation citoyenne dans les communes. De même, les assemblées parlementaires ont organisé un droit de pétition qui peut déboucher sur des initiatives législatives, c’est le cas en particulier au parlement de Wallonie. Mais le concept de « démocratie participative » a parfois quelque peu l’allure d’une auberge espagnole, où les ingrédients du repas sont surtout apportés par les pouvoirs publics eux-mêmes ; de sorte que certains lui préfèrent parfois les termes « initiatives citoyennes », censées partir de la base et remonter vers les organes de décision.

« Citoyen », voilà le grand mot lâché. « Citoyen », c’était le mot à la mode dans les années 1990, quand Guy Verhofstadt, alors jeune président des libéraux flamands, publiait ses Burgermanifesten, ses manifestes citoyens, pour inviter à réduire le rôle des médiations intervenant dans les processus de décision. D’autres ‒ dont certains gilets jaunes, mais plus généralement les populistes de tout poil ‒ disent parler au nom du « people » avec je crois le même message : il ne doit plus y avoir entre le « people » (d’ailleurs souvent fantasmé) et les dirigeants le moindre intermédiaire, le moindre filtre qui déformeraient les aspirations du premier. Mais le peuple en tant que tel n’existe pas, il est « introuvable » selon la formule de l’historien français Pierre Rosanvallon. Il n’est pas une foule homogène ou un ensemble indistinct attaché de tout temps à une identité ou à un territoire ; il y a un travail continu de définition, d’appropriation et de représentation de ce qu’est le peuple. J’y reviendrai. « Citoyen » et « people » sont des mots-clefs de la Révolution française comme en témoigne la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et le désormais célèbre article 35 de la Déclaration des droits de l’homme de 1793 décrétant : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». C’est dire que la démocratie représentative n’était pas, aux yeux des révolutionnaires français, l’alpha et l’oméga d’un régime démocratique. La Constitution française de 1793 prévoyait du reste un système de gouvernement, en somme, semi-participatif avec notamment des « assemblées primaires » qui devaient, dans chaque département, donner leur accord aux lois proposées par l’assemblée nationale.

L’assemblée libre des soixante-huitards (mais aussi les expériences liées aux mouvements de désobéissance civile actuels, Nuit debout ou Extinction rébellion) est une autre forme encore de délibération démocratique : la démocratie directe. La démocratie directe a de célèbres ancêtres, en particulier l’assemblée athénienne (l’ecclésia) à laquelle prennent part, au cinquième siècle avant Jésus-Christ, tous les citoyens (mais uniquement eux: ni les femmes ni les esclaves). La démocratie directe pose un certain nombre de problèmes, le premier étant évidemment un problème de taille. La dimension des États-nations, la division du travail et la complexité croissante des sociétés ne semblent pas faciliter la mise en place d’un régime d’assemblée directe.

Néanmoins, la démocratie directe connaît un avatar plus contemporain : le référendum, soit décisionnel, soit consultatif (il s’appelle alors « consultation populaire »). Les gilets jaunes en ont fait une de leurs revendications premières, celle du « référendum d’initiative citoyenne » ou RIC. Par contre, le mouvement de mai n’y a jamais fait référence, à ma connaissance tout au moins. Ce qui ne veut pas dire que l’idée était inexistante: j’ai retrouvé la revendication d’un « référendum d’initiative populaire » (et donc pas « citoyenne ») dans les résolutions du XVe congrès du parti communiste de Belgique, en 1964. Mais, c’est surtout à partir des années 1990 qu’on a vu dans la consultation populaire, en Belgique, l’un des instruments susceptibles de contribuer à combler le fossé apparu entre le citoyen et ses représentants, en particulier lors des élections de 1991 avec l’éclatant succès du Vlaams Blok, ce qu’on a appelé le « dimanche noir ».

Le référendum existe sous des formes variées dans plusieurs pays européens comme la Suisse, la France ou l’Italie. La France connaît depuis 2015 le référendum dit « d’initiative partagée », qui permet à une minorité dans l’assemblée parlementaire d’obtenir, à certaines conditions, que des propositions législatives soient soumises à référendum.

La formule a ses détracteurs. La richesse des débats ne pâtit-elle pas de la réduction des réponses à un simple « oui » ou « non » ? Les oppositions politiques ne risquent-elles pas de s’aiguiser si on les soumet à une telle procédure, ce qui irait à l’encontre du fonctionnement de notre démocratie belge en tout cas, où la recherche du compromis est la règle ? On peut même se demander si, en raison du fait qu’elle permet le cas échéant de fouler aux pieds des normes fondamentales, la consultation populaire n’est pas liberticide. En Belgique, on se méfie du référendum en raison d’un précédent qui a contribué à approfondir des fractures de la société belge, la consultation populaire sur le retour du roi Léopold III : même si la majorité des Belges s’est prononcée pour le retour du roi, ils étaient minoritaires en Wallonie et à Bruxelles. Le référendum, l’expérience française en témoigne, ou celle du référendum constitutionnel de 2017 en Turquie, peut également connaître une dérive plébiscitaire destinée à renforcer le pouvoir en place. De manière plus anecdotique, je signale qu’en 1934, une « votation » a demandé qu’on interdise en Suisse les « associations maçonniques ». La proposition a été rejetée par près de septante pour cent des votants.

La rotation des mandats, pratiquée à Athènes, est un autre moyen permettant quant à lui d’éviter, autant que possible, une forme de professionnalisation de la représentation qui finit elle aussi, comme je l’ai déjà indiqué, par creuser la distance entre les mandataires et les mandants. C’est une des pistes, avec les législations contre le cumul des mandats, qui ont été suivies lorsqu’on a songé à réformer les institutions politiques avec la création, après l’affaire Dutroux, des commissions pour le renouveau politique de la Chambre et du Sénat. De la même façon, on a instauré des incompatibilités et des règles destinées à prévenir les conflits d’intérêts, tout cela pour éviter l’accumulation du pouvoir politique. En imposant des quotas de représentation des genres, le législateur belge a du même coup – c’est une sorte d’avantage collatéral– freiné également la professionnalisation de la politique en forçant les partis à ouvrir leurs listes (aux femmes, en l’occurrence) sans tenir compte de supposés droits acquis.

Il y a enfin le tirage au sort de tout ou partie des assemblées politiques. Certains (en particulier l’historien flamand David Van Reybrouck dans son livre Contre les élections, paru en 2014) y voient un instrument susceptible de régénérer la démocratie représentative. Dans l’ancienne Athènes, les magistrats qui dirigeaient la cité étaient tirés au sort pour un an, de même d’ailleurs que les juges. L’assemblée devant laquelle ils devaient rendre des comptes réunissait, elle, tous les hommes de la cité (ni les femmes ni les esclaves: donc une fraction de la population). Van Reybrouck plaide quant à lui pour l’introduction dans l’assemblée qui fait les lois d’une dose de tirage au sort, ce qu’il appelle le modèle bi-représentatif. Curieusement, ou peut-être pas, l’idée de recourir au tirage au sort dans le domaine de la décision politique a été défendue par des philosophes des Lumières. Montesquieu affirmait ainsi que « le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est celui de l’aristocratie ». Ce qui semble paradoxal, mais l’idée est que pour être élu il faut se distinguer et qu’il y a donc, pour citer cette fois le politologue français Bernard Manin, « au cœur de la procédure élective, une force qui contrarie le désir de similarité entre gouvernants et gouvernés ».

Van Reybrouck, pas à court d’idées, défend aussi, après le politologue anglais John Keane, l’idée d’une monitory democracy, une démocratie de contrôle, où les citoyens s’organisent pour contrôler ce que font leurs élus en se regroupant et en se dotant des connaissances techniques qui permettent d’avoir prise sur les décisions. Ce que font des organisations comme, à Anvers, les St Raten-generaal qui ont décortiqué le dossier de la jonction dite Oosterweel, obtenu un référendum local, présenté des solutions de rechange, etc.

Bref, pas mal de remèdes pour tenter, tant bien que mal, de pallier les imperfections de la représentation.

La démocratie continue

Si chacun ne poursuit que son intérêt particulier et égoïste, il ne sera plus possible de donner la moindre importance aux projets collectifs. L’individualisation grandissante de nos sociétés est une première pierre d’achoppement. Mais à l’inverse, comment mener une politique autre que tyrannique avec des sujets qui seraient évidés et interchangeables ? Ce serait l’univers de 1984, ce roman d’anticipation de George Orwell dont la date-cible, qui me paraissait autrefois lointaine, est aujourd’hui largement dépassée. À la fin du livre, le héros, Winston Smith, est brisé. Les dernières phrases du bouquin lui font dire: « La lutte était terminée. Il avait remporté la victoire sur lui-même. Il aimait Big Brother ». Il est devenu interchangeable, remplaçable. Il est n’importe qui d’autre dans la société d’Océania, la dystopie de Georges Orwell. Or, la démocratie doit réaliser un équilibre bien différent, permettre aux êtres de se vivre comme irremplaçables, mais dans un cadre commun.

La démocratie peut aussi être la dictature de la majorité: quelle que soit la procédure retenue pour donner aux citoyens, au peuple, aux électeurs une part du pouvoir de décision, il suffit que cinquante pour cent d’entre eux, plus un, partagent une conviction pour qu’elle s’impose à tous. Même en instaurant des majorités spéciales (la Belgique a une belle expérience en ce domaine, précisément pour avoir voulu éviter qu’une majorité démographique n’impose ses lois), il y aura toujours des minorités insatisfaites.

Pour résoudre ces équations difficiles, je crois qu’on ne peut se passer de médiateurs, ou au moins de lieux de médiation. Prenons le grand débat, voulu par le président français pour répondre à la crise qu’ont provoquée les gilets jaunes. S’il ne débouche sur rien, il sera tout aussi inutile que les cahiers de doléance pour la survie de la monarchie au XVIIIe siècle. Mais la consultation directe des citoyens ne peut pas être un moyen pour court-circuiter les intermédiaires, car la conscience politique se construit, et elle se construit aussi au parlement, dans les syndicats, dans les associations. Ce qu’il faut faire selon moi, c’est passer d’une démocratie représentative à une démocratie continue, à la participation construite des citoyens, mêlée d’une façon ou d’une autre à la représentation nationale.

La « démocratie continue » : voilà, me semble-t-il, un maître-mot. Le contrat social dont parle Jean-Jacques Rousseau n’existe que par la volonté permanente de le constituer. La volonté générale, souligne Rousseau, ne se réduit pas à la volonté de tous, à savoir la somme, voire la majorité, des volontés particulières. La formation de la volonté générale nécessite que chacun s’élève au-dessus de son intérêt particulier et intègre celui-ci dans une délibération orientée vers le bien public. La justice et le bien ne sont pas des entités coupées du réel, mais des notions controversées qui se discutent et se justifient au terme d’une délibération collective. Ce sont là des conditions nécessaires pour parvenir à ce que nous pourrions nommer dans notre monde sacré l’« égrégore », cet esprit de groupe issu de nos assemblées, force qui a besoin d’être constamment alimentée par ses membres au travers de rituels établis et définis, « volontés tendues des Frères de la Chaîne d’union » comme le dissent certains rituels maçonniques.

Les lieux de la démocratie

J’en reviens à ce qui formait le début de ma réflexion: la démocratie incarnée, physique, localisée. La démocratie, ce ne sont pas que des principes. Ce sont aussi des lieux. C’est en cela aussi que l’occupation des ronds-points (et avant elle, l’occupation des bâtiments universitaires ou de l’Odéon à Paris, par exemple) ou même des jardins du Palais royal par les activistes du climat, présente un intérêt. L’agora athénienne, un des premiers berceaux de la démocratie, est devenue synonyme de « lieu où l’on débat ».

Pour bâtir un projet démocratique, il faut plus qu’un bouillonnement de revendications qui vont parfois dans tous les sens. Il faut davantage aussi que des échanges désincarnés, des réponses simples (et simplistes) à des questions que l’on n’a pas choisies ou qui sont formulées de manière ambiguë, davantage même que des fausses vérités qui semblent aller de soi. Comme pour édifier le Temple de l’humanité, il faut une discussion physique. Imagine-t-on tenir nos discussions par Skype ? J’irai même plus loin : il faut des règles, des procédures. Élus ou non, tirés en partie au sort ou non, il faut que les représentants du peuple se parlent. Et se parlent en s’écoutant. Ce qui suppose un minimum de procédures.

En mai 1968, l’informatique n’en était qu’à ses balbutiements, sans même parler des outils de communication instantanée que nous connaissons aujourd’hui. Les mobilisations des gilets jaunes et des autres mouvements de contestation radicale contemporains se fondent, en grande partie, sur l’usage des réseaux numériques, comme l’avaient fait avant eux les Indignés en Espagne, le mouvement Occupy Wall Street aux États-Unis. La participation par l’utilisation de techniques numériques génère dès à présent des applications commerciales sous l’angle de la participation démocratique, comme la start-up Citizenlab, plateforme participative « prête à l’emploi » qu’a notamment utilisée Anuna De Wever, la fondatrice de Youth for Climate. Personnellement, je ne crois pas que les réseaux sociaux, quelles que puissent être leur importance et leur utilité, soient un véritable lieu de débat. Je ne crois pas que la démocratie directe, difficile à mettre en œuvre à grande échelle, puisse l’être de façon purement virtuelle. On n’échange pas d’arguments sur les réseaux sociaux.

La loge et la démocratie

La démocratie, donc, se construit. Comme le projet maçonnique de construire le Temple idéal de l’humanité, il s’agit d’un projet eschatologique qui n’a pas de fin, sinon de finalité.

Contribuons-nous à construire la démocratie en loge? Selon un psychiatre de renom, la loge maçonnique est «un exemple typique des groupes primaires à leadership non autoritaire » que décrit le psycho-sociologue français Roger Mucchielli, un spécialiste de la dynamique de groupes. La loge a à sa tête un animateur, le Vénérable, élu tous les ans selon une procédure, disons, raisonnablement démocratique. Le Vénérable ne peut exercer sa fonction plus de trois ans et il doit être réélu tous les ans. Cela, pour ce qui est du « pouvoir » en loge, tout relatif donc. Il est d’ailleurs des loges où les officiers dignitaires sont nommés par tirage au sort. Mais la démocratie en loge est sur certains points, sujette à caution, puisque les Apprentis ne votent pas et qu’au-delà de la loge, la structure de l’obédience semble parfois d’une redoutable complexité.

Si l’on quitte le domaine de la représentation pour passer à celui de la délibération, il est certain que la prise de parole en loge favorise le dialogue: l’Apprenti maçon est tenu à la discipline du silence (ce qui lui impose d’écouter), la prise de parole se fait dans une position corporelle qui, à tout le moins, limite l’agressivité, nous nous refusons (en principe) à juger, la pensée devient circulaire (la parole circule…). Autant de traits qui libèrent la parole, du moins en théorie. Et qui sont des éléments constitutifs d’un débat démocratique ou citoyen, comme on voudra. Je cite ici encore Vincent de Coorebyter, « La citoyenneté désigne les pratiques et les prérogatives qui rassemblent les membres de la communauté dans un même espace et un même projet politique, alors qu’ils divergent sur le contenu de ce projet politique. En démocratie, la citoyenneté recouvre l’ensemble des droits, des institutions, des pratiques et des discours qui permettent de constituer la communauté politique au-delà des divisions qui la composent, tout en permettant l’expression égalitaire de ces divisions ».

Cette communauté politique est aujourd’hui bien fragile dans le monde profane. Il me semble que face à cette vulnérabilité, les francs-maçons ont le devoir non seulement d’agir, mais aussi de tendre à l’exemplarité. Ne travaillons-nous pas tous sur un même chantier, celui du perfectionnement de l’humanité ? La démocratie traverse une passe difficile. Nous ne pouvons rester indifférents : il nous faut, pour citer encore une fois un texte maçonnique, « emprunter le sentier lumineux de la connaissance et rayonner dans le monde profane ». Nous ne pouvons non plus nous leurrer sur les remèdes qu’on propose. C’est ce champ de réflexion que j’ai voulu ouvrir ici. Et l’ouvrir comme franc-maçon, c’est-à-dire dans cette confrontation physique, typiquement maçonnique, avec le regard et la parole de l’autre.

Informations complémentaires

Auteurs / Invités

Serge Govaert

Thématiques

Franc-maçonnerie, Histoire et philosophie politique, Langue, langages et démocratie, Participation citoyenne / Démocratie, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses

Année

2020

Vous aimerez peut-être aussi…