Description
Au moment où se dessine, avec les obstacles que l’on sait, une évolution reprise sous les termes de « printemps arabes », la situation politique et intellectuelle du Maroc présente diverses particularités intéressantes à relever.
Plus discret, moins médiatisé, le « printemps arabe » a bien eu lieu au Maroc. Le régime tremble sur ses bases, au point de prendre les devants et de proposer lui-même une réforme constitutionnelle. Il craint le « mouvement du 20 février » qui gagne en popularité. C’est que le M20 procède à une analyse et tient un discours qui symbolise ce passage de manifestations à contenu strictement social et pour des raisons locales, contre le prix des denrées, des problèmes de logements, un abus de pouvoir d’une police locale…, à une revendication politique globale, à une dénonciation idéologique d’un régime. En clair, cette fois-ci, on ne s’en tirera pas avec quelques limogeages de sous-fifres et quelques aumônes distribuées aux protestataires. Le problème posé par les manifestants est un problème de fond qui fédère toutes les anciennes colères, donne un sens commun aux jacqueries locales jusqu’alors éparses et limitées dans leur objet. Le régime n’a plus affaire à des contestations ponctuelles, mais à une remise en cause du système producteur d’injustices sociales et à une critique systémique globale de l’État. En portant la protestation à ce niveau, en attaquant ouvertement le fondement du régime, le M20 crée les conditions d’une action collective beaucoup plus vaste moins maîtrisable par le pouvoir, beaucoup plus conflictuelle et donc plus menaçante. La crainte du pouvoir est alors de voir une partie de la population passer d’une forme de résistance passive faite d’accommodements avec la règle à une résistance beaucoup plus active dans le sillage du M20. C’est cela, sans hésitation possible, qui fait trembler le pouvoir. Mais, il faut ajouter que le caractère moins radical du mouvement, qui dans sa majorité ne remet pas en cause la dynastie, et s’explique par le souvenir et par ce qui subsiste du vent de réformes que Mohammed VI avait insufflé dès son accession au trône. C’est le coup de frein donné très rapidement aux programmes de réformes démocratiques qui motive le réveil de la contestation. Ce coup de frein est attribué au makhzen, c’est-à-dire les premiers cercles du pouvoir autour du roi, et une nomenklatura que l’on retrouve dans tous les organes de l’État dont bien entendu la justice, la police, la sécurité, dans les holdings économiques les plus stratégiques, mais aussi parmi de nombreux potentats locaux, qui craint de perdre l’influence et les privilèges économiques qui y sont liés. La deuxième partie de règne de Mohammed VI est donc vécue comme un lent passage de l’espoir à la désillusion. C’est la désillusion qui pousse au début de l’année 2011 les jeunes du « mouvement du 20 février » dans la rue pour réclamer la reprise du processus de réformes et un réveil démocratique. La fameuse exception marocaine brandie par le pouvoir s’effrite à vue d’œil. De manière subtile, le roi reprend les choses en main en annonçant une réforme constitutionnelle dont le résultat décevra les militants démocrates, les acteurs sociaux les plus engagés, les militants des Droits de l’Homme et enfin ceux qui avaient espéré que la réforme allait enfin sanctuariser la liberté de pensée. Pire, dès les premières élections enfin libres, ce sont les islamistes qui remportent la victoire alors qu’ils n’avaient en rien été les moteurs de la contestation. S’installe alors un climat de « retraditionnalisation » de la société qui se traduit par une attaque des valeurs de la modernité dont seront victimes les artistes, des associations non gouvernementales, des intellectuels et surtout les femmes. Dès lors l’affrontement pour la démocratie va se dérouler sur quatre champs de batailles : l’éducation, la culture, les droits de la femme et la garantie constitutionnelle de la liberté de conscience. L’objectif étant de faire obstacle à l’obscurantisme larvé du parti islamiste (PJD) et à celui plus radical encore des intégristes. Mais les quatre batailles majeures sont menées aussi contre le conservatisme social d’une partie du makhzen. Dans ce contexte, l’éducation et la culture jouent un rôle majeur dans la résistance à l’obscurantisme et dans la formation de citoyens en mesure d’imposer un redémarrage du processus de démocratisation et des valeurs de tolérance et de liberté de pensée.
Dans beaucoup de pays musulmans en général, et en particulier au Maroc, des processus internes de lente sécularisation sont à l’œuvre. C’est un processus à long terme qui s’accompagne de poussées traditionnalistes et intégristes fortes. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les avancées intégristes sous des formes parfois violentes ont pour effet de masquer cette évolution. Les révolutions, tunisienne, égyptienne et le « Mouvement du 20 février » marocain en sont les éruptions subitement visibles lorsque le volcan se réveille. Elles sont en tous les cas le signe que ces sociétés se fracturent, que le ciment qui donnait l’illusion d’une identité unique, lisse et sans alternative se fissure et que, le pouvoir, la religion, le patriarcat…, ne sont plus des tabous. Je ne suis pas angélique au point de penser qu’il n’y a qu’à laisser faire le temps. Les temps sont et seront durs sur les quatre champs de batailles majeurs pour la démocratie. Plus durs peut-être car les radicaux islamistes feront tout pour freiner et stopper cette vague de fond. Les démocrates libéraux sont donc bien en danger. Nous savons qu’au Maroc ils ont à se battre sur deux fronts : celui de l’intégrisme religieux et celui d’un pouvoir incorporé au sens concret du terme, identifié à la personne du roi et cela de manière quasi sacrée vu son statut de « Commandeur des croyants » couvrant ainsi l’action d’un Makhzen conservateur et souvent corrompu. L’éducation et la culture sont dès lors les champs de batailles, parmi les quatre cités, les plus importants parce que si la victoire des modernistes sur ces deux terrains n’est sans doute pas une condition suffisante pour avancer de façon déterminante sur les deux autres, elle est en tous les cas une condition nécessaire. L’enseignement de qualité, des classes maternelles, préscolaires, à l’université, est une condition sine qua non pour la réussite de l’apprentissage de la démocratie et un levier essentiel de la prise de conscience par les jeunes en général et les jeunes filles en particulier, de leurs droits. Plusieurs éléments constituent la raison du peu d’audience des intellectuels contestataires et l’absence d’esprit critique de la large majorité de la population qui explique son fatalisme, sa vision erronée du rôle du roi, de la mise sous tutelle des partis politiques. Il en résulte aussi une difficulté à imaginer et à construire une alternative démocratique basée sur un libre débat d’idées. Aux premiers rangs de ces éléments, je place la mise sous tutelle de l’université. Or c’est elle qui produit les élites intellectuelles d’un pays et l’état lamentable du système éducatif. Hassan II met l’université au pas pour y éliminer la prolifération des mouvements d’opposition de gauche qui dominent alors la vie étudiante. Principale mesure : la fermeture des facultés de Philosophie et de Sociologie, le renforcement de la Faculté d’Études islamiques et le soutien à des courants islamistes hostiles à la liberté de pensée. Pire, tout cela accompagne une arabisation de l’enseignement primaire et secondaire, menée dans la précipitation et la désorganisation caractérisée par l’absence de formation préalable des enseignants, leur mauvaise connaissance de l’arabe et l’absence de manuels scolaires adéquats. Le recours à des ouvrages égyptiens ou saoudiens ne sera pas sans effet, peu s’en faut, sur le contenu religieux et idéologique de l’enseignement. En d’autres termes, l’islam contre le marxisme, le socialisme et toute idée trop libérale, l’arabe contre la maîtrise des langues étrangères pour limiter l’accès aux études et aux écrits des penseurs et intellectuels étrangers et à la presse libre des démocraties. Le poids d’une conception dogmatique de la religion est un mal qui fait des ravages dès l’enseignement primaire. Dans la plupart des cas, dans l’enseignement public, à tous les niveaux, l’apprentissage repose désormais sur la répétition intégrale des matières enseignées sans développement de la recherche individuelle, de l’analyse personnelle et de l’esprit critique. Des intellectuels résistent bien entendu, y compris au sein des universités, des enseignants de l’école secondaire souhaiteraient faire autrement, mais leur voix porte fort peu. Ils savent que le rôle de l’éducation est aussi de former des citoyens capables de participer à une société démocratique et pluraliste, capables d’avoir leur propre regard sur eux-mêmes, leur société et le monde. Mais, avec une presse presque entièrement sous tutelle, l’accès aux grands médias publics leur est barré. Ce boycott par les télévisions nationales des voix dissidentes renseigne sur le musellement de l’intelligensia et sur l’étouffement de leurs prises de position. Par ailleurs, les fruits de la croissance économique doivent, selon les conservateurs du Makhzen, rester aux mains de ces élites occidentalisées sur le plan du mode de vie, mais majoritairement indifférentes aux valeurs démocratiques. L’éducation ne doit donc pas jouer un rôle d’ascenseur social et d’émancipation. Et paradoxalement, sur la nécessité de réformer fondamentalement le système éducatif, les islamistes pratiquent aussi l’immobilisme. Les islamistes au pouvoir ont du mal avec cette question essentielle pour le Maroc. Elle fait l’objet de cruelles contradictions en leur sein. Portés par les classes populaires, ils voudraient les éduquer, réduire l’analphabétisme, créer une nouvelle élite. Ils ne se reconnaissent pas dans l’élite qui truste les postes clés. Ils n’en sont pas issus, mais ils ne sont sans doute pas d’accord entre eux sur les objectifs à atteindre, et ceux qui ont peur de l’émancipation sur le plan de la religion et des valeurs morales d’une population mieux instruite bloquent la mise en œuvre de toute réforme crédible. Ils ne peuvent envisager de corriger les effets catastrophiques de l’arabisation, des discriminations garçons-filles, campagnes-villes, d’une pédagogie reposant sur la répétition et la restitution des textes. Les pesanteurs du religieux les empêchent d’aller jusque-là. Or, si cela ne se fait pas, il y aura toujours au Maroc un enseignement à deux vitesses. Ils créent donc les conditions de leur propre impuissance et se transforment en alliés de circonstance des élites au pouvoir, indifférentes à l’abandon du secteur public de l’éducation. Ils refusent, pour des raisons différentes, – mais le résultat est le même, – que l’Université soit plus ouverte et produise des élites citoyennes formées à l’analyse critique, attachées à des valeurs universelles. Ils craignent que l’école dote les jeunes de leur propre regard sur la vie et leur société, que la société civile s’organise et constitue des contre-pouvoirs comme dans toute démocratie digne de ce nom.
Ceux qui remettent en cause ce système éducatif défaillant revendiquent une réforme pédagogique et une réécriture des manuels d’histoire et de religion qui inculquent aujourd’hui la négation de l’autre. La menace de l’idéologie islamiste n’est donc pas surprenante au vu du système éducatif qui produit des croyants. Le Maroc n’est certes pas le seul pays arabe qui connaît un tel délabrement de son système d’enseignement. L’arabisation devait libérer les peuples des valeurs de l’Occident et du colonialisme ; n’a-t-elle pas eu finalement comme résultat d’imposer, faute de réflexion et d’adaptation aux réalités contemporaines, une langue d’enseignement « sacrée » et sanctuarisée. Il en découle le maintien d’une pensée passéiste, l’absence d’analyse historique et de référence à la raison. Et une frange du parti islamiste au pouvoir semble d’accord avec cela, par conviction ou par crainte d’être dépassée par des courants plus radicaux en embuscade prêts à dénoncer la trahison du PJD aux valeurs de l’islam. En revanche, ceux qui ne sont pas aveugles voient bien que l’effet majeur de cette politique est le renforcement des inégalités sociales et le maintien de tous les pouvoirs essentiels dans les mains d’une caste de privilégiés. Certains vivent mal que les écoles les plus prestigieuses, aux frais d’inscription les plus onéreux, forment des cadres pour les secteurs clés de l’économie, de la technologie, du commerce, etc. avec les pédagogies les plus modernes et un apprentissage performant des langues étrangères, pendant que l’immense majorité des autres enfants subissent un enseignement de piètre qualité dans des infrastructures misérables. Se consolent-ils en sachant que ces écoles diffusent une pensée contaminée par la « tradition » et le religieux ? J’en doute, car il est notoire que c’est ainsi que l’on prive la majorité des futurs citoyens de tout espoir de promotion sociale et des capacités de devenir des acteurs du développement de leur propre société. L’éducation est donc bien un champ de bataille majeur où s’affrontent les libéraux qui veulent libérer les consciences et les conservateurs et les obscurantistes qui veulent les contrôler et les maîtriser. Or, il n’y a de vraie démocratie que si elle repose sur une citoyenneté active, donc critique.
De leur côté, les créateurs culturels ont aussi un rôle à jouer. Il existe au Maroc une création sans rapport avec ces images d’Épinal que nous montrent sans cesse les offices du tourisme. Une création contemporaine, d’avant-garde, engagée et militante. Ces créateurs bousculent les anciens repères et en proposent d’autres. Ils font bouger les lignes rouges tracées par le makhzen et les intégristes. La bataille pour les idées et la culture sera déterminante, elle est le signe le plus visible de l’ouverture au début du règne de Mohammed VI, elle sera l’autre champ de bataille sur lequel ceux qui veulent le retour en arrière mettront toutes leurs forces. Gagner seulement la bataille sur le plan social ne serait pas suffisant pour l’emporter sur le totalitarisme intégriste qui tentera tout pour freiner cette vague de fond qui va inexorablement vers une société plus sécularisée. Ce sont parfois les batailles les plus désespérées qui sont les plus sanglantes. Pourquoi ? Parce que la culture est le corpus des références, des représentations symboliques de la société et du monde. Celui qui maîtrise ce corpus maîtrise les consciences. Nous savons que les artistes et les intellectuels sont du siècle et que leur créativité influence, soutient le débat public, non pas nécessairement en prenant parti, mais en créant des œuvres qui questionnent, mettent en lumière, contestent, provoquent. Salman Rushdie écrit dans son autobiographie qu’il y a quantité de gens qui ne veulent pas que l’univers soit plus ouvert, qui souhaitent en fait qu’il soit davantage refermé sur lui-même, et que lorsque les artistes travaillent sur les frontières pour tenter de les repousser, ils se heurtent souvent à de puissantes forces qui leur résistent. Il est donc de notre devoir d’être solidaires avec eux et de les défendre.
Dans la voie de l’émancipation, le Maroc possède des atouts. En particulier, ses originalités en matière d’éducation et de culture. Le pays parviendra-t-il à les défendre et à assurer la société marocaine à une plus large autonomie ?
Informations complémentaires
Année | 2014 |
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Auteurs / Invités | Daniel Menschaert |
Thématiques | Culture, Éducation, Maroc, Participation citoyenne / Démocratie, Printemps arabe |