Description
Les idées d’Alexandre Soljenitsyne du temps de l’exil : 1974–1994
Dans les œuvres de l’exil – je parlerai d’abord du Discours de Harvard de 1978, publié en traduction française sous le titre, Le Déclin du courage – apparaît chez Alexandre Soljenitsyne quelque chose de nouveau, à savoir la position viscéralement anti-occidentale de celui à qui le monde capitaliste a offert l’asile.
Alexandre Soljenitsyne soutient la thèse que tout le mal du XXe siècle vient de cet humanisme de la Renaissance, de cet anthropocentrisme, créateur d’une pseudo-liberté et d’un pseudo-bonheur sans contenu éthique, parce que détachés de toute foi religieuse, de tout appel à ce qu’Alexandre Soljenitsyne nomme « autorestriction » ou « autolimitation ».
Ce sont les conquêtes culturelles de l’Occident que le tsar Pierre le Grand a imprudemment importées en Russie et qui ont débouché sur un idéal de laïcité (qu’Alexandre Soljenitsyne reproche aux leaders libéraux bourgeois de la Révolution de février 1917) et ensuite sur son application extrême par le totalitarisme communiste.
Par ailleurs, Alexandre Soljenitsyne veut convaincre qu’échapper à ce totalitarisme, à cette foire du Parti, n’en vaudrait pas la peine si c’était pour subir désormais le système économico-social du capitalisme matérialiste, ou foire du Commerce.
À la limite, on pourrait dire qu’Alexandre Soljenitsyne est anticommuniste parce qu’il est anti-occidental – même s’il ne l’a pas avoué aussi longtemps qu’il luttait à l’intérieur de l’URSS.
Quelques extraits de ce Discours de Harvard :
« Mais, inversement, si l’on nie demande si je veux proposer à mon pays, à titre de modèle, l’Occident tel qu’il est aujourd’hui, je devrai répondre avec franchise : non, je ne puis recommander votre société comme idéal pour la transformation de la nôtre. […] Une âme humaine accablée par plusieurs dizaines d’années de violence aspire à quelque chose de plus haut, de plus chaud, de plus pur que ce que peut aujourd’hui lui proposer l’existence de masse en Occident.
Dans les fondements de l’humanisme érodé comme dans ceux de tout socialisme il est possible de discerner des pierres communes : matérialisme sans bornes ; liberté par rapport à la religion et à la responsabilité religieuse (menée, sous le communisme, jusqu’à la dictature antireligieuse) ; concentration sur la construction sociale et allure scientifique de la chose (les Lumières du XVIIIe siècle et le marxisme). Ce n’est pas un hasard si tous les serments verbaux du communisme tournent autour de l’Homme avec un grand H et de son bonheur terrestre. Monstrueux rapprochement, n’est-il pas vrai, que la constatation de ces traits communs à la conception du monde et à l’existence de l’Occident d’aujourd’hui et à celles de l’Orient d’aujourd’hui ! Mais telle est bien la logique de développement du matérialisme.
Nous avions placé trop d’espoirs dans les transformations politico- sociales, et il se révèle qu’on nous enlève ce que nous avons de plus précieux : notre vie intérieure. À l’Est, c’est la foire du Parti qui la foule aux pieds, à l’Ouest, la foire du Commerce : ce qui est effrayant, ce n’est même pas le fait du monde éclaté, c’est que les principaux morceaux en soient atteints d’une maladie analogue. »
Dans un dernier travail daté de mars 1994 et intitulé Le « problème russe » à la fin du XXe siècle, Alexandre Soljenitsyne propose une synthèse de l’histoire russe depuis le XVIe siècle, plus particulièrement des « ratés » qui ont abouti à acculer les Russes au terrible malheur où ils sont aujourd’hui.
Dans cette longue histoire, il n’y aurait eu que deux brefs moments d’espoir :
– lorsque, dans la période de troubles qui a précédé immédiatement l’accession des Romanov, se sont constituées dans le nord de la Russie, en l’absence de pouvoir central, des formes locales de démocratie, les « assemblées de la terre » (Zemskie sobory), qui ne devaient rien à un modèle occidental ;
– lorsqu’au tournant des XIXe et XXe siècles se dessina le développement économique, social et politique de la Russie – brutalement interrompu en 1914 (cf. La Roue rouge).
En dehors de ces deux brefs moments d’espoir, la Russie n’aurait connu que le malheur sous des formes diverses :
– la bureaucratie des Romanov, à commencer par les tsars Alexis (1645-1676) et Pierre le Grand (1682-1725), qui privilégient les aspects économique et militaire en imitant l’Occident et en foulant tout à fait à la bolchevique l’esprit de l’histoire, la foi, l’âme, les coutumes nationales de la Russie, qui aggravent le servage au profit de la noblesse et qui réduisent l’Église orthodoxe à la servilité ;
– la catastrophe de septante ans de communisme (1917-1985) : la répression intérieure frappant les meilleurs (quarante-cinq à cinquante millions de morts, dixit Alexandre Soljenitsyne ; la guerre extérieure avec l’Allemagne, mal conduite (trente millions de morts), la victoire de 1945 matérialisée dans un renforcement de la dictature ; l’abêtissement et l’abâtardissement de la population par le totalitarisme ; l’a-nationalisme du « patriotisme soviétique » ; le désastre économique et écologique ; le dépérissement de la Russie plus que des autres républiques de l’URSS ;
– la période insincère et chaotique de Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991), qui ne cherchait que les moyens de sauver le communisme et les privilèges de la nomenklatura tout en aménageant vaille que vaille, par la pérestroïka, un système condamné, et en ouvrant, par la glasnost, la porte à tous les nationalismes exacerbés ;
– l’aggravation sous Boris Eltsine du bouleversement dû au passage brutal de l’économie planifiée à l’économie de marché, ce qui a causé pauvreté et désespoir des laissés pour compte et tragique crise démographique… et sans qu’il y ait de démocratie, sans que l’Église orthodoxe soit du débat, ce qui se comprend évidemment après plus de trois siècles de docilité au pouvoir tsariste ou communiste.
Restent encore deux points du diagnostic à résumer.
Quant au panslavisme, Alexandre Soljenitsyne est d’avis qu’il est funeste de s’occuper des affaires d’autrui, et en particulier des chrétiens de Serbie, et que toute politique du genre est d’ailleurs totalement hors de portée de la Russie affaiblie d’aujourd’hui.
Quant aux frontières de la Russie, Alexandre Soljenitsyne est d’avis qu’il faut voir quel tort il y a pour la nation dirigeante à créer un empire multinational, car les visées d’un grand empire et la santé morale d’un peuple sont incompatibles.
Et les Tchétchènes dans tout cela ?
Alexandre Soljenitsyne, dans son Archipel, évoque des nations entières de l’Urss qui furent déportées en 1943-1944 pour les punir du crime de « collaboration » avec les Allemands commis par certains de leurs nationaux : les Kalmouks (à l’ouest d’Astrakhan), les Tchétchènes, les Ingouches, les Balkars (sur le versant nord du Caucase) et les Tatars (de Crimée). Les Tchétchènes survivants purent rentrer au pays en 1957.
Sur le problème de la « collaboration » en URSS, Alexandre Soljenitsyne s’exprime en des termes qui peuvent nous inquiéter.
Il paraît s’imaginer qu’Adolf Hitler, s’il avait été moins raciste et moins arrogant, aurait pu jouer le rôle de libérateur de la Russie. Il écrit :
« Durant les premiers mois de la guerre, le pouvoir soviétique aurait pu s’effondrer, nous délivrer de sa présence, si la stupidité raciste et l’arrogance des hitlériens n’avaient montré à notre peuple recru de souffrances qu’il n’avait rien à attendre de l’invasion allemande : c’est uniquement à cela que Staline doit d’être resté en place. »
Et il enchaîne en parlant de nouveau de l’équipée d’Andreï Vlassov comme d’une page courageuse et digne d’intérêt de l’histoire russe.
Revenons aux Tchétchènes.
La question se pose de savoir ce que peut bien penser Alexandre Soljenitsyne de leur volonté d’indépendance d’aujourd’hui.
Les Tchétchènes ont trois particularités :
– leur langue n’est pas le russe, mais une des nombreuses langues indigènes du Caucase ;
– leur religion n’est pas le christianisme orthodoxe, mais l’islam sunnite ;
– outre qu’ils sont musulmans, ils ont le malheur (oserai-je dire « comme les Irakiens ») d’être riches en pétrole.
La conquête russe est plutôt récente. Les Tchétchènes ont mené au siècle dernier une longue guerre sainte sous la conduite de l’imam Charnil jusqu’à leur asservissement en 1859 au colonialisme russe.
Du temps de l’URSS, ils formaient avec les Ingouches voisins, la République socialiste soviétique autonome de Tchéthéno-Ingouchie au sein de la République socialiste soviétique fédérative de Russie : en effet, ils n’atteignaient pas le million d’âmes qui leur eût permis de prétendre dans l’URSS au statut de République tout court (comme les républiques musulmanes d’Asie : Azerbaïdjan, Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Kirghizstan).
Les Tchétchènes font sécession d’avec les Ingouches et proclament leur indépendance le 23 novembre 1990.
Mais que pense Alexandre Soljenitsyne ? Sur ce point, je ne dispose d’aucun texte explicite, mais ce que le nationaliste russe écrit dans son Problème russe permet de se faire une opinion. Vous allez voir qu’il joue sur les mots…
Il faut, pense-t-il, renoncer à l’empire multinational des tsars ou des secrétaires du PCUS (Parti communiste de l’Union soviétique). Il faut cependant essayer de recréer une communauté étatique des trois républiques slaves, la Russie, la Biélorussie, l’Ukraine, ainsi que de celle du Kazakhstan. Alexandre Soljenitsyne regrette amèrement que la désagrégation de l’URSS se soit produite selon les frontières erronées – selon lui – du passé communiste et qu’aient ainsi été arrachés à la Russie vingt-cinq millions de nationaux, qui se sont retrouvés à l’étranger sans avoir bougé : vingt-deux pour cent de Russes en Ukraine, treize pour cent de Russes en Biélorussie, trente-sept pour cent au Kazakhstan, etc.
Il importe surtout pour Alexandre Soljenitsyne de préserver l’intégrité de l’État multinational qu’il appelle Russie : en russe, on a le nom Rossiya et l’adjectif Rossiyskiy, au sens étatique de ces deux mots. Alexandre Soljenitsyne doit reconnaître que cette Russie n’est pas peuplée que de Russes : Rousskiy, au sens ethnique et culturel de ce nom ; y vivent aussi des non-Russes, qui sont institutionnellement des citoyens russes : le titre de Rossiyanin leur convient. Dès lors, quoi de plus logique que la Russie avec un o comme seconde lettre doive être une communauté féconde de nations amies, assurant l’intégrité de chacune des cultures qu’elle renferme et la conservation des langues qu’on y parle.
Il se fait que les Tchétchènes et leur président Doudaev ne croient plus que leur foi et leur liberté puissent être respectées dans le cadre institutionnel de la nouvelle Fédération de Russie – Russie (avec deux fois un o : Rossiyskaya Federatsiya Rossiya.
Ce cadre institutionnel n’est qu’un héritage à peine aménagé du communisme, très étrangement défendu par Alexandre Soljenitsyne en tant que nationaliste et impérialiste russe.
Conclusions
Alexandre Soljenitsyne est un homme qui nous inquiète :
– par son conservatisme social et culturel ;
– par son intégrisme orthodoxe ;
– par ses nostalgies agraires ;
– par son nationalisme ;
– par sa sympathie pour Vlassov (à moins qu’Alexandre Soljenitsyne ne se reconnaisse pas le droit de juger une autre forme, bien mal inspirée, que la sienne de résistance au totalitarisme) ;
– par ses contradictions aussi.
Alexandre Soljenitsyne est un homme qui nous heurte, car, gardien d’une civilisation orientale qu’il veut autre que la nôtre occidendale, il ne peut comprendre notre idéal de laïcité.
Alexandre Soljenitsyne est un homme qui nous interpelle magnifiquement, car il nous impose, par sa critique de l’humanisme de la Renaissance et du siècle des Lumières, de réfléchir sur les fondements mêmes de nos options philosophiques.
Qui nous interpelle encore, car il nous impose, par sa critique des Révolutions de 1917, de réfléchir au sens de notre Révolution, la Révolution française de 1789.
Dans l’émission télévisée « Bouillon de culture » de Bernard Pivot du 17 septembre 1993, Alexandre Soljenitsyne a déclaré :
« Je condamne toutes les révolutions, elles n’accélèrent pas l’histoire, elles la compliquent. »
Alexandre Soljenitsyne venait d’accepter de parrainer l’inauguration d’un monument aux victimes vendéennes de la Révolution française.
Quelle objection lui faire, si la violence, si l’horreur est constitutive, en 1789 et dans les années qui ont suivi, de la naissance des droits de l’homme, de la liberté, de la démocratie ?
Alexandre Soljenitsyne est avant tout un homme que nous, libre exaministes, devons admirer, car il a eu le courage de s’opposer à l’utopie inhumaine et de mettre en question, de renier ce à quoi il croyait encore naïvement sur le front de Prusse orientale, face à l’inhumanité nazie.
Informations complémentaires
Auteurs / Invités | Albert Deman |
---|---|
Thématiques | Littérature, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Russie |
Année | 2019 |