Le suicide assisté, enjeu bioéthique

Marcel BOLLE DE BAL

 

UGS : 2023004 Catégorie : Étiquette :

Description

Dans notre pays, considéré comme étant à l’avant-garde des enjeux bioéthiques, un paradoxe dérangeant subsiste selon moi : le suicide n’est pas interdit, mais en revanche l’assistance au suicide est interdite. Je possède le droit de me suicider, mais personne n’a le droit de m’aider à mettre fin à mes jours en me fournissant les pilules susceptibles de le faire dans des conditions aussi paisibles que possible. À l’heure où les discussions politiques piétinent de façon récurrente autour de ce problème, il me paraît urgent que cette anomalie juridique soit corrigée et que le droit au suicide assisté soit reconnu.

Suicide assisté et droits de l’homme

J’ai nonante-trois ans, je subis physiquement des ans l’irréparable outrage, mais jouis encore heureusement d’un esprit relativement alerte qui résiste à une possible déchéance : la preuve par la rédaction de cet article dicté à mon ordinateur. Je n’éprouve aucun désir de mourir prochainement et je m’investis sereinement dans la réalisation d’une fin de vie riche et lucide. J’attends la mort en jouissant de la vie. Je ne désire pas mourir, je désire seulement que l’on m’accorde le droit de décider le moment et les modalités de mon passage à l’Orient éternel.

Ce droit n’existe pas en France, ce qui n’a rien d’étonnant : chacun sait que la société française, à cet égard, n’est guère progressiste, marquée par de multiples blocages. Mais ce droit n’est pas non plus reconnu en Belgique, pays pourtant apprécié par beaucoup pour ses lois bioéthiques d’avant-garde (avortement, euthanasie…). Seule la Suisse reconnaît la légitimité de ce choix particulier de fin de vie. Ceci, en y mettant le prix… ce qui n’est pas à la portée de toutes les bourses. Serons-nous encore longtemps, mes chers compatriotes – si nous en avons les moyens – obligés de terminer notre vie à l’étranger, dans ce pays ami, si nous souhaitons quitter ce monde en pleine santé et en toute lucidité ?

Je vis mal une telle perspective, ou du moins cette absence de perspective : je la ressens comme une négation de cette idée qui m’est chère, celle de la liberté de mettre un jour fin à ma vie, lorsque celle-ci sera par moi éprouvée comme insupportable, dégradante ou dégradée, devenu un fardeau lourd à porter par mes proches, car sans espoir d’amélioration potentielle.

À la limite le droit au suicide non-violent me paraît relever d’une liberté existentielle fondamentale et, à ce titre, il devrait figurer dans la Déclaration des Droits de l’Homme en un paragraphe particulier.

Suicide assisté et euthanasie

Ma sensibilité à cette question a été aiguisée depuis que mon médecin traitant, laïque affirmé, membre de l’ADMD, ami de longue date, a répondu à l’une de mes demandes que, pour des raisons déontologiques (et juridiques) il ne pourrait jamais m’aider à mourir… sauf s’il m’arrivait de me trouver dans les conditions requises pour pouvoir « jouir » du droit à l’euthanasie.

L’euthanasie : un joli mot, que je suis enclin à rejeter, car il implique le fait de tuer, de donner la mort. Je lui ai toujours préféré celui d’IVV (Interruption volontaire de vie), plus conforme à mes convictions philosophiques : le droit, non seulement de mourir dans la dignité, mais plus généralement, le droit de mettre fin à ses jours en tant que personne consciente, autonome et responsable. Or, je découvre que ce droit ne m’est pas reconnu comme tel. En d’autres termes, ce qui est en jeu ici est le droit au suicide éventuellement (de préférence ?) assisté.

Alors, me direz-vous, le droit à obtenir l’euthanasie ne suffit-il pas ? Non. Il ne répond pas à mon réel besoin. Pour l’obtenir, je suis censé me trouver dans un état de souffrance insupportable physique et mentale, éventuellement dans une dégradation physique lente et est insoluble, reconnues par un collège de médecins, de psychologues et d’assistants sociaux. Si la réalité de cette souffrance physique ou mentale n’est pas reconnue, alors il me reste l’hypothèse d’une « lente déchéance ».

Je refuse de m’éteindre progressivement et lentement grabataire même si je ne souffre pas physiquement. Je ne demande pas que quelqu’un mettre fin à ma vie, je demande seulement d’avoir ou de disposer des moyens de le faire moi-même, quand et comment je le souhaite.

Pour élever le débat, je dirais volontiers que ce qui est en jeu est la nécessaire émergence de ce que je qualifierais de « thanatoéthique ».

Suicide assisté et thanatoéthique

L’intitulé sous lequel j’ai présenté ces quelques réflexions, « le suicide assisté, enjeu bioéthique », trouve sa justification dans le fait que la mort (associée à l’idée de suicide) fait partie de la vie, qu’elle en constitue une dimension essentielle, qu’elle lui en donne sinon le sens du moins un des sens fondamentaux.

La bioéthique est une discipline émergente ayant pour objet d’analyser et de définir les questions philosophiques liées à la vie (bios), question d’éthique, de morale, de valeurs existentielles. La mort (thanatos) soulève elle aussi des questions d’éthique, de morale, de valeurs.

Bioéthique : éthique de la vie. La vie n’est rien sans la mort qui lui donne sens et intensité. Point d’éthique de vie sans éthique de mort. Point de bioéthique sans thanatoéthique. Vie et mort, éthique de vie et éthique de mort, bioéthique et thanatoéthique : notions « duelles »[1] et « dialogiques »[2], inséparables, antagonistes et complémentaires. À l’heure où le débat sur le droit à l’euthanasie, à une mort digne, se voit accorder une place de plus en plus importante dans les médias, reflétant celle qu’elle occupe avec de plus en plus d’acuité parmi les priorités de nos concitoyens et de nos gouvernements – lois progressistes en Belgique et aux Pays-Bas, revendications dans le même sens en France – n’est-il pas temps de poser la question en des termes ainsi renouvelés et élargis ?

Euthanasie : étymologiquement, la « bonne mort ». La mort envahit les médias, interpelle les consciences, s’infiltre plus que jamais dans les inconscients. Dans ce contexte, je souhaiterais proposer à mes éventuels lecteurs et lectrices une piste de réflexion – et de débat, car je n’ignore pas que mon point de vue sera loin de faire l’unanimité – original, à la fois marginal et central, à partir d’expériences récentes… que beaucoup d’autres ont dû vivre avant moi. Témoignage « personnel » justifié par la philosophie humaniste et « personnaliste » qui est la mienne.

Mon désir en la matière est : « Je souhaite pouvoir décider moi-même, autant que possible, du moment et des modalités de ma propre fin de vie ».

En ce qui concerne les modalités. Certes, je peux me suicider avec l’aide d’un revolver, d’une corde de pendu, en sautant d’un pont ou en me jetant sous un train, ou encore asphyxié dans un sac en plastique au fond de mon garage enfumé… Toutefois, de telles extrémités présentent à mon sens une double contre-indication : elles envoient un message de solitude et de non-communication. En ce sens, elles peuvent devenir source de problèmes psychosociologiques pour les survivants de la famille ; elles constituent l’antithèse de la fin de vie idéale. Cette représentation idéale des derniers instants de mon existence m’a été inspirée et s’est pour moi concrétisée dans l’expérience récente vécue par deux amis proches qui, pour des raisons diverses, ont pris la lucide décision de mettre fin à leurs jours avec le minimum d’assistance médicale indispensable. Pour accomplir ce dernier geste de liberté, ils ont réuni autour d’eux leur famille, sabré le champagne, procédé aux actes nécessaires pour passer définitivement et sereinement à l’Orient éternel. Dans les deux cas, ce furent des moments d’intense émotion, d’amour partagé, de mort humaniste. Telle est la fin de vie idéale que je rêve de pouvoir vivre.

Faute de pouvoir définitivement l’éviter (ce qui, en soi, peut être considéré comme une bonne chose…), quel genre de mort souhaitons-nous vivre : une « bonne mort » (sans souffrances), une « mort digne humaniste » (= sans déchéance), une « belle mort » (sans conscience). Une mort humaniste, philosophique (= en toutes reliances) ? D’un point de vue éthique, espérons que chacun puisse faire son choix avec le maximum de liberté…

Avant toute autre chose, que ceci soit clair entre nous : pour moi, une mort dans d’atroces souffrances, dans un processus douloureux de dégénérescence corporelle, dans un état grabataire, ne peut être considérée comme une « belle mort », même si elle est acceptée par l’agonisant ou éventuellement aidée par un système de soins palliatifs. La mort, brutale ou interminable, est rarement « belle ». Point de « belle mort », si elle est brutale, si elle se vit dans la solitude, la douleur, la déchéance ou l’inconscience, si elle frappe des jeunes pleins d’avenir ou des adultes dans la force de l’âge. Cinq conditions, selon la conception que j’en ai aujourd’hui (alors que, je le reconnais, je ne souffre pas de graves problèmes de santé… du moins je le crois), me paraissent donc essentielles pour définir ce que serait – idéalement – une « belle mort », ou plus précisément humaniste, philosophique : la lucide conscience de l’imminence de la fin de son existence, le sentiment d’avoir eu une vie honnête et bien remplie, le fait d’avoir atteint un âge avancé en bonne santé, l’absence de souffrance physique ou psychologique, la présence affectueuse, auprès de soi, d’êtres chers, afin d’avoir avec eux un dernier échange riche de sens). Personnellement j’aimerais, en ces instants ultimes, laisser à ceux que j’aime et qui me survivront, un message, verbal et non verbal, d’amour et d’espoir, leur offrir, par une attitude d’acceptation philosophique, un témoignage vital : « la vie heureuse ou triste est belle » (le premier poème que j’ai eu à réciter…), elle vaut la peine d’être vécue et, lorsqu’elle a été bien vécue (et même autrement), il est possible de mourir dans la sérénité, avec le sentiment du devoir accompli, en acceptant que notre mort donne du sens à notre vie… et à celle des autres. Mort généreuse, altruiste, riche de sens : ne pourrait-elle être dite « humaniste » et « personnaliste », dans la mesure où elle se fonde sur ces valeurs existentielles fondamentales que sont l’homme et la personne ?

Les soins palliatifs ? plaiderons certains. Ma réponse, certes, lui permet d’atténuer les trop grandes souffrances, mais en mettant le plus souvent à l’écart la conscience de la personne, ce qui signifie, selon moi, une perte de lucidité et d’humanité… avec, en sus, une valorisation charnelle, supposée, d’une dépendance sociotechnique, à la fois sociologique et technologique.

En définissant ainsi mon idéal de fin de vie, je souhaite que ma mort devienne paradoxalement message de vie et d’espoir, dans une société qui n’a que trop tendance à refouler et isoler les mourants dans toutes sortes de mouroirs plus ou moins déshumanisés. Mais aussi, dans l’hypothèse où son état ne lui permettrait plus d’accomplir lui-même l’acte décisif, que ceux qui sont proches de lui et qui le chérissent, que ceux qui ont les compétences professionnelles nécessaires, lui fassent ce don d’amour et d’humanité que serait alors le fait de l’aider à partir sereinement, ainsi qu’il en a exprimé la volonté idéale utopique, rétorqueront d’aucuns, sceptiques, réalistes ou paniqués ? Peut-être. Mais l’idéal et les utopies ne nous aident-ils pas à vivre ? Pourquoi ne nous aideraient-ils pas à mourir, dans la dignité, la sérénité et en pleine conscience, ni trop tôt, ni trop tard ?

Il est temps de briser d’anciens tabous, de joindre à une bioéthique en pleine effervescence une thanatoéthique qui en constitue l’indispensable complément vital.

[1] Duel : notion existant dans de nombreuses langues (le grec, le slovène, le lithuanien, l’arabe, l’hébreu…, mais pas en français), nombre intermédiaire entre le singulier et le pluriel, désignant ce qui va par deux et forme néanmoins un ensemble, deux qui forment un tout, une entité en deux parties (les deux yeux, les deux jambes, les deux mains sur le plan physique ; le yin et le yang, le bonheur et le malheur, l’amour et la haine, l’ombre et la lumière, l’interdit et la transgression, la vie et la mort, Dieu et Satan, le Soleil et la Lune, etc. sur les plans psychologique, philosophique et ésotérique).

[2] Dialogique : « unité symbiotique de deux logiques qui se nourrissent l’une l’autre, se concurrencent, se parasitent mutuellement, s’opposent et se combattent à mort » (Edgar Morin, La Méthode, I. p. 80)

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Informations complémentaires

Année

2023

Auteurs / Invités

Marcel Bolle De Bal

Thématiques

Bioéthique, Fin de vie, Qualité de la vie / Bien-être, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses

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