Le secret comme clé de voûte des discours antimaçonniques actuels

Brice DOZOT

 

 

UGS : 2020031 Catégorie : Étiquette :

Description

Entretiens et opinions relatifs à la franc-maçonnerie
auprès d’étudiant.e.s ulbistes

Si les maçonnologues et les chercheurs qui abordent la Maçonnerie dans leurs recherches disent, pour la plupart, que la franc-maçonnerie n’est pas une organisation secrète, mais plutôt une organisation à secrets – donc qui contient un certain nombre de secrets –, cette notion est parfois perçue bien différemment par monsieur tout le monde. En effet, nous avons constaté à travers notre enquête que pour bon nombre de personnes, la Maçonnerie reste encore nappée d’un épais voile de mystère, malgré les efforts de quelques obédiences européennes dans leur entreprise de transparence. Nous parlons d’obédiences européennes, car pour ceux qui ont eu l’occasion de voyager aux États-Unis ou en Amérique centrale entre autres, ils ont pu constater que le secret revêt une forme parfois bien différente. Le réalisateur belge Tristan Bourlard, à travers son film « Terra Masonica. Le tour du monde en quatre-vingts loges », nous montre toute cette diversité d’une franc-maçonnerie répartie sur tous les continents. En effet, entre les appels à candidature dans les journaux quotidiens, les parades maçonniques lors de divers événements culturels, ou encore des drapeaux floqués d’une équerre et d’un compas sur les façades des loges, le secret relatif aux membres est dans ces cas-ci tout relatif en regard de ce qui se fait en Europe de manière générale. La franc-maçonnerie, comme toute organisation sociale, s’est adaptée à la région du monde dans laquelle elle s’est développée.  Notre contributrice n° 7, que nous appellerons Clothilde, nous explique avec ses mots sa vision d’une Maçonnerie plurielle en fonction de l’endroit où elle se développe :

« B : On était en train de parler des critiques qui peuvent être légitimes à l’égard de la Maçonnerie, mais avant tout, est-ce que tu vois la Maçonnerie comme un bloc uni ou est-ce que tu penses qu’il y a une diversité et différentes manières d’être maçon.ne ?

C : Non, je ne vois pas ça comme uni, parce que je sais qu’en fonction des loges, les idéologies peuvent varier un petit peu, etc. et qu’il y a des loges mixtes, féminines, masculines, que ce n’est pas exactement la même chose dans chaque loge. De la même manière qu’une unité scoute n’est pas exactement la même qu’une autre, même si les valeurs du scoutisme en elles-mêmes sont les piliers. Je pense que c’est un peu similaire. »

Brièvement, la Maçonnerie outre-Atlantique, pour ne prendre que cet exemple, n’a pas la même histoire que dans d’autres régions du monde, notamment au sein de l’espace européen. En France, en Belgique, en Italie, en Espagne et dans bien d’autres pays, la Maçonnerie a dû faire face aux persécutions de plusieurs régimes politiques autoritaires. Dans ces cas précis, il est facile d’imaginer l’héritage actuel d’un secret plus entretenu que dans d’autres pays. Il est aisé également d’imaginer l’importance de la discrétion ou du secret d’appartenance des membres de l’Ordre dans de tels régimes, ainsi que les risques létaux que pouvaient encourir certains Maçons ou Maçonnes si ce secret venait à être découvert. Nous verrons plus en détail quelles peuvent être les différences entre ces secrets, mais aussi leurs diverses utilités au sein des deux points suivants.

De quel secret parle-t-on ?

Avant d’entrer dans l’analyse de ces différents discours sur la notion de secret maçonnique, il est utile de dire que ce sujet est vaste et qu’il ne nous revient pas, ici, de conclure à son sujet. Le rôle de cette analyse est d’ouvrir, comme beaucoup l’on fait avant nous, la discussion sur ce que représente ce secret maçonnique pour les personnes profanes interviewées, en l’occurrence, ici, des étudiants.

Mais, pour commencer, de quel secret maçonnique parle-t-on ? Selon Jacques Ch. Lemaire, nous pouvons en distinguer trois.

Le secret de l’initiation représente la façon dont un récipiendaire a vécu l’expérience de l’initiation. Il est question de la perception de celui- ci du caractère poétique, émotif, spirituel, des différentes épreuves qu’il a traversées durant l’initiation. Ces sentiments, ces perceptions, sont par nature incommunicables à autrui, qu’il s’agisse d’un profane ou d’un autre Frère ou d’une autre Sœur.

Le secret symbolique fait référence à l’ensemble des rituels pratiqués, les gestes, les attouchements, les mots qui font partie de la rituélique maçonnique à l’intérieur du temple. Comme nous l’explique Jacques Lemaire, bien que l’ensemble de ces secrets symboliques ait été dévoilé dès les débuts de la franc-maçonnerie obédientielle, les curieux peuvent trouver l’ensemble de ces secrets aujourd’hui sur Internet ou dans des livres sans pour autant arriver à en dégager la pleine signification.

Le secret pratique concerne l’identité des Maçons et Maçonnes. C’est- à-dire que le Maçon a toute la liberté de se dévoiler à qui il le souhaite, mais il lui est interdit de dévoiler un Frère ou une Sœur sans son accord préalable. Ce secret pratique, concerne aussi l’ensemble des discussions qui peuvent avoir lieu durant les Tenues11 afin de garantir la tranquillité dans la loge et de ne pas amener, au sein de celle-ci, les polémiques et tribulations du monde profane.

Mais quelle est l’utilité de ces différents secrets ?

L’utilité du secret

Le secret fait partie – nous dirons plutôt qu’il est même consubstantiel – de toute construction personnelle. En effet, de tout temps, l’homme et la femme ont eu recours au secret pour de multiples raisons. Le secret n’est pas propre à la Maçonnerie. Nous le retrouvons dans de nombreux domaines de la vie courante, par exemple celui d’un enfant qui, pour se construire, réclame une intimité très jeune. Il ou elle se met à écrire dans un journal intime, parfois verrouillé d’un cadenas, afin d’empêcher quiconque de connaître ses émotions, ses doutes, ses peurs, ses joies et ses amours, il s’agit là d’un jardin secret. Mais le secret existe dans beaucoup d’autres endroits comme le secret des affaires, le secret bancaire, le secret médical, le secret d’une affaire judiciaire en cours, le secret politique et la liste n’est pas exhaustive. Pourtant, dans les différents domaines cités à l’instant, ce secret peut être ambivalent suivant les circonstances. Comment être à l’aise chez son psychologue si vous craignez qu’il aille raconter le tout à ses amis ? Comment un gouvernement belge pourrait-il se constituer s’il n’y a pas de secret concernant les négociations en vue de former une majorité parlementaire ? Le secret bancaire permet aussi les paradis fiscaux, le secret des affaires permet la création de monopoles ou bien peut engendrer de l’espionnage industriel. Bref, vous l’aurez compris, tout et son contraire peuvent émerger de cette notion de secret. Mais celui-ci nous permet de vivre en société dans le sens où lorsqu’il est question de secret, il est question de confiance également.

Nous avons vu au point précédent les différents secrets pouvant traverser la Maçonnerie. Mais tout compte fait quelle serait l’utilité, la fonction sociale de ce secret en Maçonnerie ?

La chercheuse Céline Bryon-Portet nous explique qu’au sein de la franc-maçonnerie, le secret peut revêtir trois fonctions différentes. Premièrement, le secret aurait une fonction séparatrice et protectrice. C’est-à-dire qu’il permet de faire la séparation entre le « monde profane » et le « monde maçonnique », donc de marquer une différence d’avec le monde de tous les jours. En effet, une certaine tranquillité peut résulter de ce secret. Lorsqu’ils et elles entrent dans une loge maçonnique, les Maçons et Maçonnes peuvent dès lors mettre de côté – autant que faire se peut – leurs tracas, leur vie professionnelle ou affective pour ne vivre que l’instant présent, entourés de leurs Frères et de leurs Sœurs. Ensuite, la fonction protectrice est une résultante de la stigmatisation et parfois des persécutions qu’a connues la franc-maçonnerie dans plusieurs régions du monde. Ce secret permet alors de protéger les Maçons qui, aujourd’hui encore, peuvent avoir des problèmes professionnels ou relationnels si leur appartenance venait à être de notoriété publique. Cet aspect du secret nous est bien décrit par Manon, notre profil n° 8 dont le papa est Maçon :

« B : Est-ce que tu penses du coup que le secret est le bâton pour se faire battre ? Est-ce que tu penses que la Maçonnerie gagnerait à ne plus avoir cette aura secrète-là ?

M : Moi je sais ,qu’en tout cas, du point de vue de mon papa, ça reste secret, parce qu’ils ont ce passé de persécution de la WWII.

B : C’est une peur qu’il a encore ?

M : Oui, ils se sont fait exterminer quand même en masse, au même titre que les Juifs, les handicapés, etc. Ils ont été stigmatisés et du coup on ne va pas crier sur tous les toits ce qu’on fait. Puis je suppose aussi que c’est un truc lié à l’histoire où ils ne doivent pas se dévoiler les uns les autres, etc. Après, si c’est un petit peu dans leur ‘code d’honneur’ ou que sais-je de rester secret et que le fait de rester secret leur permet de faire les choses mieux, sans être pervertis/influencés par la société parce qu’ils sont dans leur coin, c’est peut-être un bâton pour se faire battre, mais qui en vaut la peine.

B : Donc toi tu verrais plus le secret comme étant un apport d’une certaine tranquillité dans les débats ou les réflexions qu’il peut y avoir ?

M : Si ça reste secret, j’imagine qu’ils y trouvent une plus-value. »

Deuxièmement, le secret aurait une fonction cohésive entre les membres partageant les mêmes secrets. En effet, « il constitue un élément structurant d’une communauté et devient fédérateur en engendrant un sentiment de connivence, de complicité et de confiance mutuelle entre les membres qui le conservent jalousement ». Troisièmement, le secret aurait une fonction initiatique. Cette fonction est bien plus ancienne également que la franc- maçonnerie elle-même. Déjà durant l’Antiquité d’autres sociétés ésotériques ou à mystères ont utilisé le secret afin de faire découvrir au cherchant, palier par palier, certains secrets. Tantôt des secrets de construction pour les sociétés compagnonniques, ou bien d’ordre philosophique ou religieux pour des sociétés comme celle de Pythagore ou bien d’autres encore. Ce secret a donc pour fonction de garder l’effet de découverte ou de surprise pour l’initié tout au long de son parcours initiatique.

Maintenant que nous avons passé brièvement en revue les différentes sortes de secrets en Maçonnerie, ainsi que leurs fonctions psychosociales, revenons à nos entretiens et tentons de sonder ce qu’en pensent nos étudiants.

Le secret à la base du complot ou l’actualisation d’une rhétorique ancienne

Au sein de nos interviews, le secret dit « de l’initiation » n’est jamais abordé. En effet, le ressenti personnel du Maçon face aux épreuves qu’il est amené à traverser semble ne pas intéresser nos contributeurs. Il y a donc des secrets qui semblent intéresser plus que d’autres. Les secrets qui sont souvent mis en avant comme étant suspicieux ou source de complots, sont en majorité le « secret pratique », donc le secret relatif à l’identité des membres de l’Ordre et aux discussions tenues en loge, et le second est le « secret symbolique », donc relatif à ce qui se passe durant les rituels, durant les Tenues. Voyons quelques exemples avec nos étudiants contributeurs.

« André : Je pense qu’ils auraient un peu à y gagner à être un peu plus transparents pour casser certains fantasmes, je pense que c’est certain. Je pense qu’il y a peut-être d’autres choses aussi, et qu’ils n’ont peut-être pas envie que cela se sache. »

Tout d’abord, ce passage est intéressant, car il postule que le dévoilement du secret pratique serait une bonne chose pour briser certaines rumeurs, puis il revient directement sur ce qu’il dit, en disant que s’ils veulent garder le secret, c’est que ça n’est pas pour rien, c’est peut-être pour cacher des pratiques supposées inavouables. C’est un cas de figure tout à fait classique et qui est aussi ancien que la création de la Maçonnerie obédientielle.

En effet, dès 1738, l’Église catholique, par la voix du pape Clément xii, excommunie les francs-maçons, car les loges réunissent « des hommes de toutes religions et de toutes sectes », ce qui est « fortement suspect d’hérésie ». De la suspicion de l’Église catholique à l’endroit des réunions de francs-maçons a découlé une série de condamnations pontificales (de 1738 à 1884). Une des raisons politiques qui a motivé ces condamnations est notamment celle relative à ce secret maçonnique, car vous comprenez que pour l’époque, un Maçon qui garderait pour lui des secrets qui ne peuvent pas être dits au sein du confessionnal est intolérable pour l’Église et lui fait imaginer le pire. Mais il lui fait également de l’ombre… Soupçonnant les loges d’abriter sous leur secret les pires atrocités, les pourfendeurs de la Maçonnerie justifient également leurs inquiétudes par le serment que doit prêter, sur la Bible, chaque maçon lors de l’initiation. Celui-ci exige du maçon de jurer de ne pas révéler les secrets de l’Ordre, mais, comme le rappelle très justement Baudouin Decharneux, ces détracteurs omettent bien souvent de citer la deuxième partie de ce serment qui « implique de considérer comme sacrés ses devoirs de citoyen dans un pays libre ». Cette partie du serment implique donc que tout Maçon a le devoir de bien agir comme citoyen et que ce serment est donc en opposition manifeste à toute forme de solidarité ou de tentative de dissimulation à l’égard d’actions répréhensibles commises par des Frères ou des Sœurs. Cette injonction à la transparence est une stratégie classique et ancienne de l’antimaçonnisme catholique. Comme le rappelle Jean-Philippe Schreiber, à partir du XIXe siècle, l’antimaçonnisme catholique de type documentaire se transforme en un antimaçonnisme de type populaire, c’est-à-dire qu’il ne se cantonne plus à des condamnations papales, mais qu’il intègre les discours ecclésiaux en devenant dès lors une arme redoutable dont on connaît encore aujourd’hui les conséquences sur l’imaginaire de nombreux citoyens.

En voici un exemple auprès de Virginie :

« Brice : Mais donc de manière générale, selon toi, en quoi consiste vraiment la franc-maçonnerie et quels sont ses buts ?

Virginie : D’après ce que je pense et ce que je sais, je pense que la franc- maçonnerie, ce sont des gens qui sont dans toutes les couches de la société, enfin surtout les hautes sphères, les sphères de décision. Donc la politique, la justice, l’enseignement et l’éducation et qui décident un peu de comment la société doit fonctionner, de comment les choses doivent se faire. Et leur but c’est qu’ils ont une espèce d’idéologie un peu bizarre où les gens doivent être totalement contrôlés et qu’on doit les maîtriser pour toujours savoir ce qu’ils font. Donc oui, ils ont une certaine idéologie qui s’oppose toujours à Dieu en fait. Dans tout ce qu’ils veulent faire, j’ai remarqué qu’ils veulent toujours faire contre ce que Dieu dit dans la religion en général. Donc voilà je pense que c’est ça un peu leur but. Je ne sais pas pourquoi, mais voilà. »

Le sociologue Edgar Morin a montré à quel point lorsqu’une rumeur est lancée, celle-ci pouvait rester très longtemps dans l’imaginaire populaire et causer des dégâts énormes. Cet extrait d’entretien avec Virginie en est un bon exemple, puisqu’elle nous dit en substance que la Maçonnerie dirigerait à peu près tout, les institutions importantes dans une société démocratique et jusqu’à l’esprit des gens. De surcroît, cette Maçonnerie ferait tout l’inverse de ce que Dieu voudrait pour le bien du monde. Cette Maçonnerie à dévoiler ressemble farouchement aux discours élaborés par l’Église… En effet, au XIXe siècle, l’encyclique Humanum Genus (1884) avait pour but d’enlever le masque de la franc-maçonnerie, car « le secret, facteur de cohésion de groupe, fait en effet paraître celui-ci solidaire, uni, discipliné et homogène : bref, redoutable. Dès lors, exposer l’ennemi maçonnique en pleine lumière, le dévoiler, l’identifier, c’est pouvoir désormais l’affronter et le défier […] ». Nous voyons à travers cet entretien que ce qui a été pensé et théorisé par le passé, a finalement gagné la culture populaire, si bien que ceux qui continuent de colporter ces bribes de théories sont incapables de dire d’où elles proviennent. Comme on l’a dit plus haut, cette popularisation des discours antimaçonniques a été élaborée par différentes personnalités de l’Église catholique, mais aussi par certains fidèles catholiques ou par certains maçons eux-mêmes. Nous retrouvons dans le discours politique de l’antimaçonnique, les écrits de l’abbé Augustin Barruel qui popularisa le mythe du complot maçonnique durant la Révolution française. Par son ouvrage Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (1797) qui eut un grand succès à l’époque et dans lequel il construit un discours tentant à « prouver » que la Maçonnerie serait à la base de la Révolution française et que la Maçonnerie aurait comploté depuis sa création contre l’Église et la monarchie. Cet écrit et bien d’autres ont connu un certain succès et ont traversé les époques jusqu’à aujourd’hui, venant alimenter les théories farfelues au sujet de la Maçonnerie. Un autre « grand nom » des récits antimaçonniques est celui de Gabriel Jogand-Pagès (1854-1907), plus connu sous son pseudonyme « Léo Taxil ». Cet ancien franc-maçon qui fut exclu de sa loge, fut tantôt anticlérical acharné, tantôt rédacteur d’ouvrages antimaçonniques pour des raisons financières et probablement aussi pour des raisons de rancœurs personnelles. Il popularisa les thèses d’une Maçonnerie sataniste où le secret maçonnique servirait en fait à cacher les rituels de dévotion à Satan. Ce canular ayant pour but d’exploiter ce qui lui semblait être une bonne façon de s’enrichir rapidement et de se moquer par la même occasion de la crédulité des religieux, ce canular fut cependant avoué et expliqué par Taxil lui-même lors d’une conférence dans la salle de la Société de Géographie, à Paris, le 19 avril 1897. Malheureusement, cette annonce de Taxil n’a pas stoppé la rumeur qu’il avait lancée. Pris à son propre jeu, Taxil devint une des figures majeures de l’antimaçonnisme de l’époque. D’autres ouvrages et d’autres auteurs lui succéderont et reprendront ses canulars comme des vérités. Enfin, cette idée d’une contre-Église se retrouve dans l’extrait de Virginie, cité plus haut, avec cette idée que la Maçonnerie aurait comme projet de détruire tout ce qu’aurait mis en place l’Église catholique.

L’entretien le plus marquant à ce sujet est sans commune mesure celui de Virginie qui, lors de notre échange, amalgame francs-maçons et Illuminati, le tout dans un vaste complot satanique, en nous disant ceci :

« B : Cela me fait penser à toutes ces vidéos sur le net qui parlent des Illuminatis. Pour toi, c’est quoi les Illuminatis ? Et c’est quoi la différence entre eux et les francs-maçons ? Est-ce que tu en as déjà entendu parler ou pas ?

V : Oui, pour moi c’est la même chose en fait. C’est peut-être un timbre différent, mais c’est la même chose.

B : Et qu’est-ce que tu sais d’eux ?

V : Bha, souvent, on dit que ce sont les stars qui sont dedans, les chanteurs, comme Beyoncé, des trucs comme ça. Et ce que je sais, c’est qu’ils font souvent des signes. Parce que c’est toujours des groupes, donc ils font des signes pour se reconnaître entre eux. Et si on voit les clips des chanteurs, ils font toujours les mêmes signes. Par exemple, ils vont faire la pyramide avec leurs doigts ou bien faire le six, trois fois six comme ça.

B : Ha ! C’est le chiffre du diable, c’est ça ? Tu penses qu’ils ont quelque chose à voir avec une idéologie sataniste ou en rapport avec le diable ?

V : Ouais, parce qu’ils entraînent le mal en fait. Dans la société, quand on voit tous ces chanteurs-là, qui sont Illuminatis justement, le seul message qu’ils transmettent aux gens, c’est que des mauvais trucs. C’est genre : « Buvez, saouler-vous, droguez-vous, livrez-vous à toutes sortes de débauches, de sexe… ». C’est vraiment que des mauvais trucs, ce n’est jamais des trucs positifs, je trouve. »

Ensuite, Virginie continue sur le thème du satanisme en disant ceci :

« B : T’as déjà entendu parler de la Maçonnerie dans la culture ? Dans des films ou des musiques ?

V : Mis à part les signes que j’ai déjà vus dans des clips ou bien parfois des paroles qu’ils disent ou alors qu’ils disent clairement qu’ils adorent Satan par exemple et c’est choquant, car ils le disent ouvertement et tout le monde s’en fiche. Mais voilà c’est plutôt ça, dans les paroles ou les signes dans les clips. »

Dans ces deux extraits, le côté sataniste est utilisé de manière dénonciatrice pour signifier, in fine, son rejet de la modernité, ou du moins d’une certaine modernité. Il s’agit ici d’une vision très binaire qui permet dans le chef de nombreuses personnes de se rassurer face à un monde qui change parfois très vite et avec lequel nous ne sommes pas toujours en adéquation. Tout le long de cet interview, Virginie nous a décrit une Maçonnerie comme celle d’un ennemi commun ayant tous les défauts, qu’il faut combattre sans pour autant savoir comment s’y prendre. Très sommairement, ce rejet systématique associé à l’idée d’un ennemi commun est, selon de nombreux chercheurs, un des nombreux mécanismes de la rhétorique complotiste. L’ennemi commun, tout comme le rôle politique du bouc émissaire, est ici utilisé afin de fédérer autour de soi un nombre de personnes dans une situation de révolte similaire à soi afin de désigner une cause toute trouvée à l’ensemble des problèmes que l’on peut rencontrer au cours d’une vie. Ce genre d’argument est très souvent utilisé dans les rhétoriques d’extrême droite ou au sein de milieux religieux dits « traditionalistes ». La vision d’une société centrée sur l’identité, qu’il faudrait défendre des nombreuses attaques qu’elle subit, tantôt celles de « l’étranger », « le musulman » ou « le franc-maçon », source de tous les problèmes, ceux qui « gangréneraient » la société dite « traditionnelle » et « normale ». Il faut bien souvent entendre par ces arguments, la référence à une société idéalisée, voire plutôt fantasmée, où régnait une paix sociale constante, où il n’y avait aucun problème et le tout centré sur un modèle de la famille chrétienne.

Ensuite, le secret pratique fait fantasmer de nombreux citoyens quelque peu voyeurs et qui voudraient savoir ce qui se passe « réellement » dans les loges, avec toujours cette suspicion ambiante dans le discours. Car si, pour ces citoyens, le secret est synonyme de malversations, il peut leur être opposable qu’au même titre que toute organisation ou entreprise qui organise comme bon lui semble ses activités, l’accès à leurs conseils d’administration ou à leurs réunions ne leur est pas autorisé s’ils n’en font pas partie. Or, dans ce cas précis, il se trouve bien peu de monde pour réclamer le droit de participer aux conseils d’administration d’Oxfam ou celui d’une assemblée régionale du Parti Écolo… Nous voyons donc que le rationnel n’a pas de prise sur ce qui est de l’ordre du fantasme, et que celui qui voudra y voir du mal le fera de tout temps quoi que l’on puisse lui opposer comme argument. Cet autre extrait de l’interview de Virginie est très illustratif :

« Brice : Est-ce que tu penses que parce que les activités d’un groupe sont cachées, discrètes ou secrètes, celles-ci sont forcément négatives ?

Virginie : Ha non, vraiment pas, je ne pense pas que parce que c’est secret c’est négatif, non je ne crois pas.

Brice : D’accord, parce que pour la franc-maçonnerie, on ne sait pas ce qu’ils se disent à l’intérieur, mais pour ne prendre que l’exemple d’un conseil d’administration dans lequel on ne peut pas siéger, on ne sait pas ce qu’il s’y dit aussi, ça n’est pas forcément négatif alors. 

Virginie : La différence entre les deux ce sont les intentions, je pense. Parce que, par exemple, le conseil d’administration chercherait le bien de l’entreprise ou du personnel. Tandis que pour les francs-maçons, leurs intentions ne sont pas bienveillantes, je pense. »

Nous retrouvons dans cet extrait le paradoxe de ce secret qui en fonction de la personne ou de l’organisation qui y a recours, prend une signification toute différente. De plus, ces personnes revendiquant qu’on « lève le voile » sur l’appartenance maçonnique pour connaître le « vrai dessous des cartes », « le complot », sont souvent eux-mêmes les premiers défenseurs de leurs droits légitimes à la vie privée ou à un jardin secret. Cette curiosité nappée d’envie de se faire peur transforme dès lors ces citoyens modèles en promoteurs d’un voyeurisme malsain. Cependant, afin de ne pas alimenter non plus ces fantasmes, il serait bon que certains Maçons ne fassent pas miroiter quelques avantages à être franc-maçon. En effet, en entretenant l’imaginaire d’une Maçonnerie capable de changer le cours des choses ou des lois au Parlement, cela n’aide en rien les Maçons eux- mêmes dans leurs entreprises de déconstruction des discours complotistes. Tout d’abord, cela éviterait à des profanes de vouloir entrer en Maçonnerie pour de mauvaises raisons. Ensuite, car cela renvoie une fois de plus à un imaginaire d’une Maçonnerie toute-puissante qui modifierait le cours de l’histoire en secret, à l’abri des regards.

La franc-maçonnerie comme lobby antidémocratique

Voyons de plus près un exemple concret de cette théorie, avec un extrait de l’interview d’André :

« André : Je me souviens d’un reportage sur la franc-maçonnerie. Je pense que le monsieur s’appelle Bauer. Il est connu pour être un membre de la franc-maçonnerie et du Grand Orient de France et le mec avait dit : ‘Voilà dans les années 1970, la franc-maçonnerie a fait un lobbying intense pour que passe la loi sur l’avortement en France’. C’est en 1974, la loi Veil. Peu importe ce que l’on pense de la question, si on sait qu’il y a un groupe ‘secret’ qui a assez d’influence pour changer le vote d’une assemblée à coup de leviers, on ne sait pas quels types de leviers ça peut être. Cela peut être de la corruption, ça peut être faire remonter depuis une loge, etc. Je pense que des gens pourraient être fâchés de l’apprendre. Moi en tout cas quand le mec a dit cash à la TV : ‘On a fait du lobbying’ –. Et de nouveau, peu importe ce que l’on pense de la question –, ‘on a fait du lobbying, sinon ça ne passait pas’, honnêtement, j’ai tiqué. Non, ça c’est quelque chose qu’on ne peut pas accepter, parce que moi ça m’énerve. Voilà, je n’aime pas les lobbies, je n’aime pas les lobbies secrets, etc. »

Nous pouvons constater qu’il s’agit ici d’un cas français qui n’a rien à voir avec la Belgique. Cependant, avant de crier au complot, il n’est pas inexact de parler du rôle qu’ont pu jouer dans l’histoire certaines personnalités franc-maçonnes. En effet, dans certaines régions du monde, les idées des Lumières ont été portées par de nombreux francs-maçons qui, pour une partie d’entre eux, pouvaient être politiciens également. Ces hommes et ces femmes ont contribué à titre personnel, comme d’autres hommes et femmes profanes à travers le monde, à un certain rayonnement des idées des Lumières. Est-ce pour cette raison qu’il serait juste de dire que « la Maçonnerie », en prenant soin de gommer toute diversité, aurait décidé, de manière structurée dans le sein de ses loges, d’un agenda politique à appliquer ? Il est certain que cette fausse question étonne tant celle-ci est caricaturale et rejoint à certains égards les discours antimaçonniques que nous venons d’expliquer ci-dessus. Cependant, nous pouvons nuancer cette question en parlant plutôt de valeurs maçonniques qui ont pu être partagées par un certain nombre de politiciens, notamment en France et ailleurs aussi. Il ne faut pas pour autant minimiser ou surestimer l’influence qu’ont pu jouer l’action de certains Maçons ou l’influence des valeurs maçonniques dans l’évolution sociale et politique de certains pays. Henri Caillavet (1914-2013), ancien président de la fraternelle parlementaire française, a tenté d’éclaircir le rôle qu’ont pu jouer certains Maçons dans l’élaboration de lois en nous disant ceci :

« […] nous n’avons pas le droit de parler d’un ‘pouvoir maçonnique’. Il n’existe pas. Par contre, nous ne saurions nier ‘une influence maçonnique’ qui, elle, existe véritablement. Elle se situe sur le plan du seul profit de l’humanisme laïque, qui se caractérise par le respect de la dignité, de la responsabilité, de la solidarité et de la liberté de l’homme. »

Il est utile de rappeler, en effet, qu’un pouvoir politique maçonnique n’existe pas, puisque ses membres peuvent appartenir à des mouvances politiques tout à fait différentes, mais peuvent cependant se rejoindre sur des questions d’émancipation sociale, de scolarité ou de solidarité. Ces valeurs ne sont donc pas, fort heureusement, partagées que par des Maçons. Donc, dire que des lois ayant été réfléchies en loges ont été adoptées ensuite, c’est une réalité, mais si cesdites lois ont été adoptées, c’est qu’elles ont été soutenues et partagées par d’autres politiques non Maçons également. Il est donc important, nous semble-t-il, de nuancer l’influence que pourrait avoir la Maçonnerie dans le système parlementaire. Nous parlerons plutôt ici d’un ensemble de valeurs communes partagées par des maçons et des profanes qui a pour but le progrès social et la construction d’une société plus juste. Ensuite, une autre nuance historique à apporter, importante nous semble-t-il, est que si une partie de la Maçonnerie française a pu jouer un rôle politique au cours du XIXe siècle, celle-ci n’exercerait aujourd’hui plus qu’une influence morale et intellectuelle sur ses membres.

En conclusion

Si les secrets au sein de la franc-maçonnerie ont permis à cet Ordre et à ses membres de s’épanouir, de fraterniser, de traverser les frontières et le temps pour toucher encore aujourd’hui des millions de personnes à travers le monde, cesdits secrets ont également servi de base à de nombreux récits fantasmagoriques, complotistes et antimaçonniques. Les secrets de manière générale et ceux présents au sein de la culture maçonnique notamment, sont à l’instar d’une pièce de monnaie, c’est-à-dire indissociables de leur caractère ambivalent. De fait, possédant une première face tournée vers l’intériorité des Maçons qui partagent entre eux ces secrets vécus et qui ne s’adressent qu’aux membres de l’Ordre, et l’autre face tournée vers l’extérieur de l’Ordre et s’adressant aux profanes qui n’ont – a priori – pas accès à ces secrets. Nous avons vu les fonctions psychosociales relatives à ces différents secrets partagés : c’est donc de la même manière qu’un pendule que la franc-maçonnerie oscille. Tantôt à l’image de la société dans laquelle elle se développe et tantôt à contre-courant de celle-ci. Cette ambivalence fait sa force et ses faiblesses en même temps. Nous avons vu que la franc- maçonnerie oscille alors entre les secrets qu’elle abrite et l’injonction de notre société à toujours plus de transparence à tous les endroits, entre l’ouverture d’esprit et le respect d’autrui que propose la démarche maçonnique, et la trop souvent opposition radicale et irrespectueuse des débats qui ont lieu sur les réseaux sociaux.

Nous avons pu constater qu’à ce jeu des contraires, nul n’est gagnant. Les étudiants, parfois peu ou pas informés sur le sujet, reprennent les rhétoriques caricaturales d’un autre temps et encore aujourd’hui la Maçonnerie doit répondre de certaines accusations complètement délirantes. C’est pourquoi à l’Université libre de Bruxelles (ULB) et ailleurs, l’accès à l’information, mais aussi la communication de manière générale est le ciment de toute entreprise en commun. Qu’il s’agisse de Maçons et Maçonnes ou bien de profanes, il est essentiel de travailler à passer la mémoire… Que les étudiants de l’ULB puissent avoir les outils en main afin de se forger un avis libre et critique à l’endroit de la franc-maçonnerie et ne pas laisser uniquement le champ libre à Internet et aux conteurs de mauvaises aventures. Si une préoccupation centrale doit tenir en éveil la Maçonnerie d’aujourd’hui ainsi que les acteurs de la société civile, c’est la lutte contre la désinformation. Dans cette lutte, toute démocratie doit se donner les moyens de préserver le vivre ensemble. Car tout comme on ne fait pas de société sans l’histoire, on ne fait pas de Maçons ou de Maçonnes sans ses outils.

Informations complémentaires

Auteurs / Invités

Brice Dozot

Thématiques

Antimaçonnisme, Complotisme, Franc-maçonnerie, Mythes, rites et traditions, Participation citoyenne / Démocratie, Société secrète

Année

2020

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