Le mythe d’Erôs et de Psychè dans L’Âne d’Or d’Apulée : la femme entre Erôs et philosophie

Baudouin Decharneux

 

UGS : 2022017 Catégorie : Étiquette :

Description

Introduction

L’Âne dOr d’Apulée de Madaure, texte érotisé s’il en fut à une époque où la littérature classique éveillait encore les imaginaires estudiantins, est classé dans le rayonnage des romans antiques. Si cette façon de cataloguer le récit qui retient notre attention est pertinente du point de vue littéraire, elle n’en est pas moins insatisfaisante sur le plan philosophique. En effet, cette catégorisation occulte d’emblée une partie de la richesse intrinsèque à ce type de narration. Il est vrai que tout catalogage relève de l’art de codifier et qu’en bonne logique il s’agit avant tout de respecter des us et coutumes socioculturels. Toutefois, le texte fourmille à ce point d’allusions philosophico-religieuses qu’il paraît quelque peu réducteur de le réduire au seul genre romanesque. On pourrait élargir ce raisonnement aux autres textes grecs et latins ressortissants du genre romanesque : d’une part, il convient de les étudier sur le plan littéraire et narratologique, d’autre part, il faut aussi tenir compte des idées philosophiques qui les innervent. En effet, les auteurs antiques, pour la majorité d’entre eux formés au sein d’un monde où l’académisme était de mise, laissent volontiers transparaître leurs orientations philosophiques dans leurs œuvres littéraires. Celles-ci sont ainsi une forme d’exhortation à la « conversion philosophique ». Le rapprochement avec l’idée que nous nous faisons d’un roman relève donc davantage d’une certaine façon d’agencer un récit sur un mode divertissant que du genre littéraire romanesque en tant que tel. Autrement dit, le mot « roman » occulterait en raison de son caractère anachronique l’enjeu idéologique de tels récits qui visent certes à divertir, mais aussi à édifier sur le plan philosophique. Pour ramasser notre pensée en une formule, le roman antique, ou plutôt les récits sur lesquels nous collons cette étiquette, relève à la fois d’une volonté de distraire et d’édifier. Notre soupçon serait donc de lire les Métamorphoses comme s’il s’agissait d’un texte philosophique à part entière ; un récit mythique visant à exprimer sous le couvert de symboles, métaphores, analogies, l’intrication du visible et de l’invisible. Une telle prospective, si notre lecteur concède que l’hypothèse est fondée, permet un rapprochement avec le thème du genre de vie dont on sait l’importance pour les hommes des premiers siècles de notre ère.

Quelques éléments biographiques sont nécessaires pour resituer dans leur contexte historique les enjeux de la pensée d’Apulée. Notre homme est né à Madaure (Mdaourouch, Algérie) au IIe siècle de notre ère (vers 125) au sein d’un empire romain aussi triomphant qu’arrogant. La Pax romana s’imposait aux peuples comme un fait politique, aussi ce monde se lisait comme un univers en irrésistible expansion, un sentiment justifié à un moment de l’histoire (l’époque de Trajan qui régna de 98 à 117 de notre ère) où l’empire connut sa plus vaste extension. Comme tant d’autres auteurs issus de l’Afrique romaine, il effectua ses études de rhétorique à Carthage, avant de gagner Athènes où il adhérera aux idées philosophiques pythagorico-platoniciennes et où il fut initié, non sans un certain ravissement, à la méthode allégorique dont on sait l’importance, tant au sein des pensées polythéistes que des monothéismes du temps. Cet esprit imaginatif, quelque peu maniéré, fut séduit, non seulement par l’idéalisme platonicien, mais aussi par les pratiques initiatiques et mystiques que prisaient certains membres de l’Académie. Un penchant pour la mystique qui ne cessera de s’amplifier au fil des siècles suivants comme l’attestent les pratiques théurgiques de l’Antiquité tardive.

Apulée fut accusé de s’être adonné à la magie et il se défendit lui-même brillamment devant le tribunal d’Oea (en actuelle Libye). Or, ceci n’est pas sans rapport avec l’Erôs et la philosophie. En effet, ayant épousé la mère d’un de ses amis philosophes avec lequel il avait étudié à Athènes, notre homme fut assigné devant la justice par la famille de son épouse l’accusant de l’avoir envoûtée (magica maleficia) au moyen de charmes et ce dans le but de capter sa fortune. Si l’on peut douter, comme l’a dit avec humour Pierre Grimal, sur le fait qu’Apulée dût recourir à la magie pour séduire, il fut néanmoins sommé de se défendre. La formation de notre homme fit merveille. Sa plaidoirie, savamment construite, alliant logique et élégance, soutint que la philosophie était certes une forme de magie, mais qu’elle n’usait d’aucun autre artifice que ceux de la raison et de la parole. Apulée fut acquitté. Aimer n’est pas ou ne devrait pas être un délit. De retour en son pays, Apulée devint célèbre. Vers 170 de notre ère, il quitta notre monde dont il raillait volontiers la triviale matérialité pour rejoindre celui des dieux qu’il avait su, mieux que tout autre, décrire avec légèreté et humour, qualités qui sont l’apanage des esprits éclairés.

On ne peut comprendre l’œuvre d’Apulée sans évoquer brièvement l’époque où elle fut rédigée, tant elle témoigne du foisonnement des idées philosophiques et religieuses du temps. L’efflorescence des cultes dits « orientaux » ou « à mystère » et la fascination de ses contemporains pour la mystique expliquent pourquoi notre auteur était friand de rites initiatiques, de méditations symboliques, de récits mythologiques. N’est-ce pas le temps des métamorphoses ? Métamorphose des corps, avatars de l’âme, ascension de la psychè, sont autant de thèmes philosophico-littéraires posant, à leur manière, les idées d’individuation et de conscience. Au IIe siècle de notre ère, le questionnement sur l’homme, l’individu, le sujet, son identité, était récurrent, de sorte qu’il est possible de parler d’un recentrement philosophique autour de la subjectivité. Dans la foulée, philosophes et théologiens s’interrogèrent sur les conditions du salut. Les études sur la philosophie médio-platonicienne ont bien mis en lumière combien ces interrogations métaphysiques furent partagées par différentes écoles philosophiques et mouvances religieuses. On se souviendra que, dans son De Deo socratis, Apulée soutint la thèse que le démon de Socrate était ce que nous nommons la conscience. Pour scolaire que soit ce traité, cette thèse allait connaître une destinée exceptionnelle au sein de la philosophie occidentale, qui installera l’idée de conscience au cœur même de ses préoccupations philosophiques.

L’Âne d’Or est l’œuvre la plus connue d’Apulée. Ce récit, sans doute inspiré d’un texte de Lucien, Lucius ou de l’Âne – du moins si l’on en croit Photius –, revisite l’idée de métamorphose. Comme nous l’avons souligné dans une étude précitée, la version du mythe d’Erôs et Psychè qui retient ici notre attention fait sans doute partie, comme le diraient joliment les exégètes de la Bible, du « bien propre » d’Apulée. Il en va de même pour la finale isiaque du récit ; un moment culminant qui met un terme aux tribulations du malheureux Lucius. À ce stade du récit, nous connaissons ce mythe essentiellement au travers du récit d’Apulée alors que, par ailleurs, il est attesté iconographiquement. Le mythe d’Erôs et Psychè témoigne des pratiques initiatiques dans le monde romain ; or, et ceci est de première importance, nous sommes assez mal informés sur la façon dont les rites étaient pratiqués. Aussi, pour les historiens des cultes polythéistes antiques, le livre des Métamorphoses une source précieuse. Le mythe d’Erôs et Psychè est un récit dans le récit. Du point de vue littéraire, il s’agit d’une mise en abyme dérapé. Le récit est construit à la manière d’un jeu de miroir avec la narration qui l’encadre. Synthétisons en quelques lignes le récit. L’âne, à savoir le pauvre Lucius, est volé dans l’écurie où la belle Phôtis l’a emmené en attendant de lui procurer un antidote. Il est alors entraîné dans les montagnes par d’impitoyables brigands. Le pauvre bourricot partage alors ses peurs et ses souffrances avec une jeune fille, enlevée par cette « secte » de malfrats, et qui craint le pire pour sa vertu et sa vie. En effet, la pauvre enfant, enlevée par les voleurs le jour de ses noces, est prisonnière et tente de se rassurer en pensant que sa famille versera une rançon pour la sauver. Toutefois les tractations n’avancent guère, les truands se font menaçants et la captive perd espoir. Une vieille femme, servante des ravisseurs, va alors lui conter une histoire afin de la consoler et la rassurer. Ce conte « réparateur », d’un certain point de vue thérapeutique, est sans doute un des passages les plus énigmatiques du récit imaginé par l’inventif philosophe de Madaure.

Plusieurs approches méthodologiques permettent d’aborder ce récit pour tenter d’en percer la portée philosophique et spirituelle. La première approche met en évidence le statut littéraire de ce récit dans le récit. Ceci peut être fécond, notamment, si l’on porte son attention sur les aspects initiatiques du texte. En effet, comme nous l’avons souligné, le récit porte en lui-même la trace d’une recherche esthétique qu’on peut qualifier d’initiation esthétique. Nous avons avancé l’idée que le récit d’Apulée vise à créer une « atmosphère esthétique » susceptible de restituer l’atmosphère des mystères. Ce type de récit est sur le plan initiatique ambivalent : d’une part, le récit lève un coin du voile sur ce qui ne peut être dit en raison de la fameuse loi du secret qui entourait les cultes mystériques. D’autre part, il masque derrière une forme littéraire sophistiquée ce qu’il prétend découvrir. Une deuxième approche méthodologique consiste à chercher les soubassements mystico-religieux du récit, et cette quête paraît presque infinie tant la narration grouille de détails relevant de la sphère mystico-religieuse. Cette piste de recherche intéresse particulièrement les historiens des religions. Une troisième voie s’attache au récit lui-même en s’efforçant de distinguer les acteurs constitutifs de la trame narratologique suivie par Apulée. C’est plutôt celle-ci qui intéresse ici notre étude. Une quatrième approche pourrait être qualifiée de psychologique, il s’agit d’analyser le texte en montrant que la symbolique qu’il véhicule permet d’appréhender le rapport entre le conscient et l’inconscient. Notre propos est ici de passer en revue les différentes figures féminines du texte d’Apulée tentant de montrer comment la narration sous-tend une série de présupposés philosophiques.

Le récit Erôs et Psychè ou de la sarabande des femmes

1. Figures féminines à l’origine du récit

Pamphile, la femme de Milon, l’hôte de ce voyageur impénitent qu’est Lucius, est une redoutable magicienne. Sorcière de première classe, elle pratique les incantations sépulcrales pour mieux réduire à sa merci les jeunes hommes qu’elle convoite. Maîtresse dans l’art de capter la lumière, qu’elle plonge dans le Tartare, le chaos, au moyen de petits objets divers (baguettes, cailloux…) est, en quelque sorte, l’héritière d’une longue tradition régionale thessalienne où certaines femmes ont la réputation d’être de redoutables magiciennes. Dès qu’elle aperçoit un jeune homme de quelque beauté, conquise par son charme, elle jette aussitôt sur lui son dévolu. Elle se répand en douceurs, elle cherche à s’emparer de son esprit, elle tente de l’enchaîner par les liens éternels d’un amour éperdu.

Ceux qui refusent de succomber à ce charme, au sens étymologique du vocable, sont transformés en pierres, moutons, ou autres animaux, par la magicienne qui, telle la Circè homérique qui métamorphose en pourceaux les malheureux compagnons d’Ulysse, s’acharne sur ses victimes. Pamphile est redoutable à maints égards, elle veut susciter le désir ; elle veut qu’on éprouve des sentiments et qu’on la désire ; elle veut l’amour éternel. De quoi castrer les plus braves et le jeune Lucius n’était manifestement pas fait du bois dont on fait les héros sentimentaux. Notre jeune homme subjugué va de son propre aveu tomber dans le piège qui, pour le meilleur et pour le pire, va le mener sur le chemin des métamorphoses. D’un certain point de vue, Pamphile impose au héros une sorte d’épreuve du labyrinthe.

Une deuxième figure féminine, essentielle pour l’économie du récit, est celle de la désirable Phôtis. Cette jeune esclave de Milon et Pamphile, outre l’ardeur masculine qu’elle s’entend à stimuler, représente la femme disponible prévenant, par sa douceur et sa bonté, le désir de son amant. Elle pourrait être considérée comme la figure antithétique de Pamphile si elle n’était initiée du moins superficiellement à la magie. Excellant dans l’art de livrer les combats de Vénus, Phôtis est à maints égards pour Lucius, ce que Béatrice sera pour Dante : une initiatrice. Toutefois, le caractère truculent du récit fait arrêter à cet endroit la comparaison, Phôtis est et reste une esclave qui est forcée d’agir par ses maîtres comme bon leur semble.

La curiosité de Lucius et la complaisance de Phôtis conduisent les deux amants à vivre une scène de voyeurisme haute en couleur. Sous le sceau du secret, le jeune Lucius, avide de magie, voit la superbe Pamphile se dévêtir et se métamorphoser en chouette. L’animal d’Athéna (Minerve) prend son envol, tandis que Lucius se précipite sur l’onguent qui devrait lui permettre de voler à tire d’aile. Nul ne peut faire l’économie du chemin. Le jeune impudent est à son tour métamorphosé… mais en âne. Phôtis, figure de l’impétrant, sait bien des choses et des plus utiles. Elle va donc procurer au malheureux Lucius l’antidote, une gerbe de roses, et il reprendra aussitôt ses traits humains. Affectueuse, elle le conduit à l’écurie en lui promettant de revenir une brassée de roses sous le bras. Le sort en décide autrement. Les voleurs s’emparent de l’âne. Et les aventures de Lucius métamorphosé commencent. Phôtis apparaît ainsi comme un personnage ambivalent suscitant le désir, procurant le plaisir, invitant au rêve, elle est aussi une sorte d’apprentie initiatrice qui ne maîtrise nullement son art. Nous oserions soutenir à cet endroit que le couple Lucius (lux = lumière en latin) et Phôtis (phôs = lumière en grec) représentent l’amour, compris de façon complémentaire.

Des figures de vieilles femmes parachèvent la première étape du voyage de Lucius en Thessalie. Celles-ci sont des protectrices comme l’indique clairement la rencontre avec Byrrhène, une parente de Salvia, la mère de Lucius, qui tient le jeune homme pour son fils. Cette femme âgée tente de protéger le jeune impétueux par des conseils sages et avisés. Aussi l’avise-t-elle du péril qu’il encourt s’il tente de percer les secrets de la magicienne Pamphile. Elle intimide le jeune Lucius qui, devant les femmes d’un certain âge, perd manifestement ses moyens. Elle commerce avec la déesse Diane qui affectionne la chasse et excelle dans les arts cynégétiques. Et lorsque Lucius découvre la statue de la déesse sylvestre accompagnée de celle d’Actéon, le jeune homme métamorphosé en cerf pour avoir convoité la déité, il ne mesure pas que le même sort tragique l’attend pour le même crime. Actéon devint un cerf pour avoir contemplé Artémis prenant un bain ; Lucius sera métamorphosé en âne pour avoir regardé Pamphile s’enduisant d’un onguent. La nudité de la femme frappe d’un sort funeste, comme si le regard de l’homme rencontrant l’éclat de la beauté du corps féminin était de nature à oblitérer la raison. Cerf ou âne, ces animaux auxquels on accolait volontiers des performances sexuelles remarquables symbolisent le retour à une forme d’animalité aussi désirable que tragique. Le désir du corps de la femme apparaît ici comme une sorte de maléfice. La vieille parente sait, mais elle ne peut transmettre, comme si l’expérience seule, et donc la nécessité de traverser les épreuves, était nécessaire pour que le rêve de Lucius s’accomplisse.

Une autre vieille femme, tout aussi protectrice que Byrrhène, va s’appliquer à soutenir moralement le malheureux Lucius. Il s’agit de la servante des brigands qui, obligée de les accompagner dans leurs turpitudes, n’en reste pas moins consolatrice pour la jeune femme enlevée à son époux le jour de ses noces, la rassurant du mieux de ses possibilités en lui narrant l’histoire d’Erôs et Psychè. Indirectement, frappé de stupeur et de terreur devant ses terribles ravisseurs, l’âne profite du récit qui agit sur son âme comme une sorte de médication. La vieille connaît l’art de l’onirocritie, elle sait décrypter les songes et ne se laisse guère abuser par des signes qu’il convient d’interpréter dans leur contexte. Elle sait les mots qui guérissent les maux de l’âme en restaurant en elle la petite flamme de l’espoir. Ainsi, cette vielle troglodyte, car on saura que les bandits vivent dans une caverne, est-elle à sa manière une guérisseuse et une pythonisse comme la suite du récit le montrera. Les femmes, nous en sommes maintenant convaincus, sont redoutables : les unes, par le charme de leur corps, peuvent capter le regard et transformer le malheureux voyeur en un animal indésirable, car éprouvant trop de désir. Les autres, lorsque la vieillesse les a gagnées, connaissent bien des choses sur le futur, devinent nos intentions, anticipent sur nos pensées. Les femmes sont guérisseuses. Les premières sont par la beauté de leurs formes de nature à guérir les hommes d’un mal ne faisant que trop de bien et qui, quand les élans de la jeunesse les taraudent, les font brûler de désir pour une telle médication salvifique ; les secondes, par des paroles réconfortantes, disent ce qu’il faut entendre, s’appliquant à prédire les épreuves à venir et à guérir les âmes meurtries par les chocs de la vie. Les femmes envoûtent et guérissent ; elles sont la drogue et l’antidote. Tout homme le sait, on ne peut échapper à la femme.

2. Le conte d’Erôs et Psychè

Le conte d’Erôs et Psychè [le nom de Psychè évoque les avatars de l’âme dont Platon s’est fait le chantre dans le Phèdre, la République X] est, comme nous l’avons déjà souligné, un récit à part entière au sein des Métamorphoses. Nous soutiendrons, ici, la thèse qu’il s’agit d’un récit visant à dévoiler certains arcanes symboliques de l’initiation féminine en les exprimant sur un mode philosophique et initiatique. Psychè, belle jeune fille issue d’une famille royale, suscite l’admiration de tous, tant sa perfection physique et psychique est impressionnante. Suivons les premières lignes du mythe tel qu’Apulée nous le raconte : « Il y avait une fois, dans une certaine ville, un roi et une reine. Ils avaient trois filles d’une très grande beauté, mais les deux aînées, bien qu’elles fussent fort agréables à regarder, pouvaient, semblait-il, être louées avec des louanges humaines, tandis que de la plus jeune des jeunes filles, la beauté était si extraordinaire, si éclatante qu’on ne pouvait l’exprimer ni la louer de façon suffisante à cause de la pauvreté du langage humain ». Le décor est planté dans la plus pure tradition des contes. Le caractère linéaire du récit, lisse comme les vies lorsqu’elles sont dépourvues de toute quête de profondeur, précède les disruptions fécondes que l’auteur va lui infliger.

La Belle génère à la fois une involontaire froideur, elle paraît comme une sorte d’image de la frigidité incarnée, tandis que la jalousie qui apparaît d’emblée comme un moteur, un schème régulateur, du récit. En effet, Psychè ne cessera de susciter envie et jalousie au fil du récit, au premier chef celle de ses sœurs et celle de Junon sa redoutable belle-mère (citons : IV 30, IV 34, V 9, V 27). Plus grave encore, si la princesse génère une grande admiration « …avec toute son éclatante beauté, dit Apulée, (elle) ne recueille aucun avantage de son charme. Chacun la contemple, chacun lui décerne des éloges, mais personne, ni roi, ni prince, ni même simple bourgeois, ne s’avance, plein de désir pour prétendre à sa main », elle demeure inaccessible. Psychè est contemplée, louée, mais elle ne fascine point. Ses parents prennent alors la décision de consulter l’oracle d’Apollon et celui-ci ordonne qu’elle soit exposée sur un rocher à un monstre serpentin pour un hymen funèbre. Aussi, Psychè est conduite au supplice, escortée par les siens en proie à une vive tristesse. Une fois abandonnée seule à son sort, un doux zéphyr la délivre de ses liens et la transporte dans une vallée enchanteresse. Après s’être reposée, Psychè se met en route pour découvrir les lieux où elle a été emmenée par le souffle caressant, elle y découvre un palais magnifique où elle pénètre pleine de curiosité. Des servantes invisibles (des voix) se mettent à son service et, telle une reine, elle jouit d’un bain réparateur, d’un repas divin, elle est couverte de vêtements et de bijoux précieux, et sitôt retournée dans ses appartements, elle est visitée par un être invisible qui fait d’elle sa femme.

Toutefois, cette vie enchanteresse, mais aussi solitaire, car notre héroïne semble privée de toute présence humaine, n’offre pas que des avantages. Bientôt le sort s’acharne sur Psychè, alors que son mystérieux et invisible amant lui avait enjoint de ne pas tenter de découvrir sa figure, celle-ci ne peut résister à la curiosité et, mue par la jalousie de ses sœurs qu’elle a revues en dépit des avertissements du mystérieux époux, une nuit, elle découvre à la lueur d’une lampe à huile Erôs en personne. Elle laisse malencontreusement tomber sur celui-ci une goutte du liquide brûlant, et assiste à son départ précipité. L’Amour s’enfuit à tire d’aile la prévenant contre la jalousie de la divine mère : Vénus. La voici seule, abandonnée, enceinte des œuvres d’Erôs, créature errante sur des routes inconnues, cherchant désespérée à retrouver son amour perdu. Vient ainsi le temps des épreuves qui retiendront ici notre attention. Cet épisode du mythe peut être selon nous découpé en sept segments que nous résumons brièvement comme suit.

Psychè entre dans un sanctuaire de la déesse Cérès où elle découvre les symboles inhérents à ce culte : les épis de blé, les couronnes tressées et les faucilles pour moissonner. Elle, voyant tous les objets mêlés, les range aussitôt et elle adresse à la déesse une prière « estimant qu’elle ne devait négliger ni le temple ni le culte d’aucune divinité, mais qu’elle avait besoin de se ménager la bienveillance et la piété de toutes (VI, 1) ». Cérès lui apparaît alors et aussitôt, Psychè se jette à ses pieds lui adressant des prières vibrantes au nom des mystères cachés de la déesse et du culte éleusinien (VI, 2). Cérès ne peut répondre favorablement à la prière de la suppliante, car elle ne peut déplaire à sa parente Vénus, mais elle la laisse libre de partir.

Sur la route, elle découvre, dans un bosquet sacré, un sanctuaire de la déesse Junon, l’épouse de Jupiter (VI, 3-4). Elle s’adresse à la déesse évoquant les lieux saints où elle dispose de temples (Samos, Carthage, Argos), la qualifiant, selon les attributions qui lui sont dévolues, de protectrice des mariages (zygia) et des naissances (lucine), la suppliant de la protéger des périls qui l’attendent. Celle-ci, lui apparaissant, fait la même réponse que Cérès. Elle la considère comme une esclave fugitive à laquelle elle ne peut donner asile et lui conseille de se rendre directement chez Vénus et, en quelque sorte, de l’affronter.

Psychè suit les conseils de l’épouse de Jupiter et se rend au palais de Vénus où elle subit la colère de la déesse. Celle-ci la fait fouetter et molester par ses servantes nommées Tristesse et Souci. Plus grave encore, elle nie la légitimité de l’enfant qui va naître des amours de son fils Erôs et Psychè allant jusqu’à suggérer qu’elle n’autorisera pas que la grossesse vienne à terme (VI, 9). Puis, l’ayant encore battue, elle lui ordonne de trier du blé, de l’orge, du mil, du pavot, des pois chiches, des lentilles, des fèves, qu’elle mélange en un gros tas en lui stipulant que le tout devait être terminé, sous peine de mort, avant la nuit tombante. Alors que tout semblait perdu, surgit une fourmi, qui, voyant sa détresse, propose de l’aider. Sitôt dit, sitôt fait. Les fourmis, « enfants agiles de la terre », viennent au secours de l’infortunée et, au retour de Vénus, le travail est achevé. La première épreuve de Psychè est accomplie.

Le lendemain Vénus lui ordonne d’aller chercher des flocons d’or accroché à des arbres près desquels paissent de féroces brebis à la toison dorée. Alors que l’infortunée marche vers son sort funeste, un roseau s’adresse à elle lui expliquant quelle stratégie développer pour écarter les animaux des bosquets où sont accrochés les précieux lambeaux d’or. Attendant l’heure chaude où les bêtes goûtent la fraîcheur de la rivière, Psychè glane les flocons réussissant ainsi avec succès la deuxième épreuve (VI, 12).

Vénus exige alors qu’elle se rende sur une montagne et d’y puiser, dans une rivière noire alimentant le Styx, une petite fiole d’eau au fond de la fontaine d’où sort cette eau sombre. Psychè se met en route, parvenue près des eaux, celles-ci la mettent en garde si elle venait à les toucher. Un aigle, animal proche de Jupiter, lui apporte son aide, prenant le petit récipient entre ses serres et le remplissant d’eau à l’endroit désiré. Psychè rapporte la fiole à Vénus qui, en ricanant, la qualifie de sorcière.

Il faudra que Psychè accomplisse une nouvelle épreuve. Elle devra se rendre aux enfers, au palais d’Orcus, y porter une boîte à Proserpine afin que celle-ci y dépose un peu de sa beauté. Psychè se met en route. Chemin faisant, elle se dirige vers une tour d’où elle projette de se suicider, comprenant le sort tragique que son affreuse belle-mère lui réserve. La tour lui redonne confiance en lui expliquant les embûches l’attendant au fil de sa pérégrination vers les enfers. Il lui faudra porter en chaque main des gâteaux pétris de vin et de farine d’orge, cacher dans sa bouche deux pièces de monnaie, éviter de parler à un âne boiteux et son ânier, donner une pièce à Charon pour le passage, ne pas se laisser toucher par un vieillard mort flottant sur les eaux, refuser d’aider des vieilles femmes en train de filer leur laine (les Parques ?), donner un gâteau à Cerbère gardant la porte du palais, et enfin faire sa requête à Proserpine. Celle-ci proposera à sa visiteuse de s’asseoir et de partager un bon repas, il lui faudra refuser, s’asseoir sur le sol et demander du pain. Une fois la boîte remplie par les bons soins de la déesse, il faudra au retour donner le second gâteau au féroce gardien du porche, payer le passeur de la seconde pièce et, surtout, ne jamais ouvrir la boîte sous peine d’un terrible châtiment. Psychè s’exécute, suivant fidèlement les instructions du guide. Mais, au retour, elle ne peut s’empêcher de jeter un œil sur ce qu’elle transporte, la boîte ne contenant qu’un sommeil de mort, elle tombe dans une profonde léthargie, transformée en cadavre.

Erôs, rétabli de sa brûlure, avec l’aval de son père Jupiter, vole alors au secours de celle qu’il aime. Jupiter ne manque pas de souligner que son fils aime une mortelle d’une beauté éclatante (VI, 22). L’union d’Erôs et Psychè est alors solennellement célébrée et de ce tendre hymen naîtra une fille nommée Volupté. Tout est donc bien qui finit bien.

Le mythe : entre épreuves initiatiques, mystique et philosophie

L’interprétation de ces épreuves n’est guère facile, aussi est-ce avec circonspection qu’il faut oser, après tant d’autres, émettre quelques hypothèses au risque de subir le sort funeste de Psychè… Tout d’abord, il semble qu’il faille tenir compte du contexte religieux du récit. Apulée nous donne quelques indications sur l’intention initiatique de son récit en évoquant les figures de Cérès, Junon et Vénus. C’est en effet sous l’autorité de ces déesses que la vie d’une femme antique était directement placée. Cérès tout d’abord, déesse agricole, sans laquelle aucun travail culinaire n’était possible au sein de cette civilisation du pain ; Junon, déesse du mariage, venant en aide à celles qui ont consenti à une union légitime ; Vénus, enfin, déesse de l’amour qui rétablit en quelque sorte l’inégalité entre hommes et femmes en donnant à ces dernières l’arme fatale de la séduction. Il n’est donc guère étonnant que Psychè ait attiré les foudres de cette dernière, non seulement en raison de la concurrence qui l’oppose du point de vue de la beauté et de l’amour filial avec Vénus, mais aussi parce qu’elle n’éprouvait, avant sa liaison avec Erôs, aucune forme de désir.

Il nous semble que la trame du récit d’Apulée évoquerait une initiation progressive par les éléments. Ainsi l’épreuve du tri des céréales serait l’épreuve de la terre, ce qui est corroboré par l’aide de ces précieuses auxiliaires que furent les fourmis, enfants de la terre. L’épreuve consistant à rapporter les flocons de laine, une épreuve faisant une allusion à peine voilée à la quête de la toison d’or, serait une épreuve de l’air. En effet, les toisons sont suspendues aux bosquets vibrant au vent et le roseau est la plante par excellence qui se plie au vent et ne rompt pas. L’épreuve de la fiole serait celle de l’eau. Une eau noire et mortelle, telle que les Anciens aimaient dépeindre les flots, lieu de tous les dangers. Enfin, et cette interprétation est plus délicate, la descente aux enfers serait une épreuve du feu. Cette dernière lecture ne va pas sans difficulté, car l’élément igné n’est pas cité directement. Il faudrait sans doute comprendre ce dernier épisode comme la quête du feu de l’amour, plus fort que la mort, comme chacun le sait.

Pour plus de clarté, nous proposons de redistribuer ces différentes étapes du cheminement de Psychè au sein du tableau suivant :

Épreuves de VénusAidesDéitésÉléments
Trier les céréalesFourmiCérèsTerre
Récolter les flocons de laineRoseauJunonAir
Puiser l’eau noire avec une fioleAigleJupiterEau
Descendre aux enfers (boîte)Descendre aux enfers (boîte)ErôsFeu

Les trois premières étapes frappent par leur rapport avec la vie quotidienne de la femme du temps. Les tâches dévolues à Psychè sont celles des esclaves, domestiques et femmes de condition humble qui sont astreintes à nourrir, à tisser la laine, à puiser l’eau. Psychè, princesse déchue, esclave de Vénus, accomplit les tâches traditionnellement attribuées aux femmes selon le stéréotype en vigueur à cette époque. Ces missions étant perverties par Vénus qui distord les épreuves en menaçant de mort la jeune femme, un processus de redressement est continuellement à l’œuvre, comme si une forme de providence veillait sur la jeune femme. Comme nous l’avons dit, l’épisode de la descente aux enfers est plus délicat à interpréter. Il s’agit avant tout d’affronter la mort, c’est-à-dire de gagner les enfers avec son corps, non en se suicidant (en se jetant du haut de la tour), pour être capable de revenir parmi les mortels fortifié par l’épreuve. Psychè s’acquitte de l’épreuve, toutefois, elle ne peut mener sa mission à bon terme étant victime de la curiosité, un trait de caractère qui, on s’en souviendra, avait précipité sa chute. La curiosité est donc à la fois un défaut (elle traverse les épreuves en raison de ce défaut), un moteur (c’est la curiosité qui la pousse en avant) et une forme d’ouverture psychologique (une curiosité de type mystique entraînera son salut). Le feu dont il s’agit serait donc lié à la vie de la personne incarnée par opposition au « sommeil de mort » contenu par la boîte. Quoi qu’il en soit, seul Erôs est susceptible de rendre à la malheureuse Psychè ce souffle de vie perdu, cette ultime étape du périple la mènera à l’immortalité. Jupiter (dieu suprême) la conviant à boire l’ambroisie et lui conférant ainsi le statut d’immortelle.

Conclusions philosophiques

En dépit des difficultés du texte, il paraît que l’on puisse soutenir la thèse que les épreuves rencontrées par Psychè, calquées sur celles qui incombent à la féminité antique, suivent une logique initiatique. Le récit nous enseigne qu’il n’est aucun amour authentique sans incarnation et il n’est aucune vie terrestre sans souffrance et douleur. Si l’amour, ce grand démon comme le disait Platon dans le Banquet, permet de s’élever vers les dieux, les effets de ses piqûres font sans cesse osciller les mortels entre la vie et la mort, le plaisir et la souffrance. Les joies des noces célébrées « au sommet du ciel », – ultime étape initiatique liée à l’éther ? –, réservées à l’âme (psychè) purifiée par les épreuves, ne doivent pas occulter que nul ne peut faire l’économie du chemin. C’est toute la question de la liberté qui se joue à cet endroit. Même pour Psychè qui fait preuve d’une opiniâtreté exceptionnelle, il ne peut être question de délivrance, – oserions-nous dire de béatitude ? –, sans la volonté divine. Il n’est point d’amour sans faille, ici la curiosité (une lecture psychanalytique parlerait sans doute de manque, mais Platon, précurseur en toute chose, le soutenait déjà dans le Banquet) ; il n’est aucune délivrance de la chose amoureuse sans la volonté du dieu qui préside à l’épanouissement de ce sentiment.

Ce que Psychè découvre au terme de son voyage au pays des symboles, c’est que nul n’échappe à sa condition. La jeune princesse glacée ne pouvait éviter l’incarnation. C’est au prix de la rencontre avec la matérialité et la brutalité qui lui est inhérente que Psychè se révèle à elle-même. En accomplissant son propre chemin, en acceptant de se laisser conduire sur la route de la destinée que la déité lui avait tracée, elle a surmonté les épreuves et, alors qu’elle se sentait seule, abandonnée, rejetée, il s’est trouvé sur la route des êtres compatissants. Aussi, l’histoire d’Erôs est Psychè est-elle l’antidote susceptible d’apaiser la terreur qu’éprouve la jeune fille prisonnière des bandits et, comme un reflet dans un miroir, apparaît comme un rayon de lumière pour le malheureux Lucius prisonnier d’un corps qui, à défaut d’être le sien, lui sied mieux que tout autre à ce stade de l’aventure. Les efforts de Psychè, tendue tel un arc vers l’amour qu’elle désire rejoindre plus que tout au monde, peuvent être mis en parallèle avec ceux de Lucius qui désire à toute force retrouver sa condition humaine. Les épreuves traversées par l’une trouvent leur récompense en Erôs ; les tribulations de l’autre seront reconnues et couronnées par l’initiation isiaque. Qu’il s’agisse de Psychè ou de Lucius, l’essence même de l’initiation est un abandon. Abandon de ce que l’on croit être pour devenir ce que l’on est, renoncement aux illusions pour gagner l’essentiel.

La lecture initiatique du mythe d’Erôs et Psychè nous paraît d’autant plus pertinente qu’elle s’accorde avec les écrits philosophiques d’Apulée. Comme l’a bien souligné Lambros Couloubaritsis, les démons apuléens font partie d’une hiérarchie permettant la participation des étants sensibles à l’intelligible et la présence du divin dans le sensible. Cette relecture du Timée de Platon, classique au sein du médioplatonisme comme l’attestent des auteurs venus d’horizons religieux différents (par exemple : Philon d’Alexandrie, Plutarque de Chéronée), autorise un mouvement ascendant vers les déités éthérées, puis la divinité suprême. Apulée fait état de deux types de démons : les premiers vivent près de dieux et les seconds assurent une tâche de protection près des âmes incarnées et assument une fonction psychopompe après la mort. À la lumière de ces quelques éléments relevant de la théologie apuléenne, il apparaît assez clairement que l’échec de la dernière épreuve de Psychè et sa rédemption par le truchement d’Erôs (un passage de l’air à l’éther) constituent une explication mythologico-symbolique ou une appréhension par l’esthétique littéraire d’une théorie démonologique. C’est la question de la transmigration de l’âme et de son élévation au statut démonique dont il est ici question et l’originalité de la réponse d’Apulée semble s’inscrire dans la logique d’une rédemption de type mystique. En effet, c’est en déposant sa volonté entre les mains du divin, – ici Erôs –, que l’âme est susceptible de s’élever vers les divinités éthérées et d’approcher la divinité supérieure. Le mythe d’Erôs et Psychè serait ainsi un texte anticipant le courant théurgique qui dominera le platonisme de l’Antiquité tardive.

En filigrane de la démonstration, nous trouvons également une réfutation de la théologie aristotélicienne qui semble constituer le fil conducteur de la première partie du conte. En effet, la frigidité hautaine quoiqu’involontaire de la belle Psychè ne va pas sans évoquer le dieu froid que le « Maître du Lycée » avait défini dans sa philosophie première. Ce personnage féminin autour duquel gravite l’univers incarne ainsi l’inversion de l’amour, à savoir le fait d’être aimé sans pouvoir éprouver le moindre désir. Ignorant superbement la gravitation du reste du monde autour de sa personne, Psychè symbolise l’absence de manque. On retrouve ainsi deux points essentiels de la théologie du Stagirite : l’autosuffisance de la divinité (Psychè ne dépasse-t-elle pas Vénus au regard des mortels qu’elle fascine ?) et l’absence de compassion à l’endroit d’autrui (Psychè n’éprouve aucune forme d’amour). Aussi est-ce bien par amour d’elle et non en raison d’un amour qu’elle éprouverait qu’elle met en mouvement ceux qui l’entourent et opèrent, autour d’elle, une sorte de danse circulaire. Cette façon d’utiliser l’amour (éprouvé pour l’autre) comme un moteur est, à n’en pas douter, une libre relecture d’Aristote.

En effet, le mouvement que cette divinité imprime par amour (philia) est difficile à comprendre, si l’on considère que l’amour n’a de pertinence qu’en termes de réciprocité, ce qui est impossible pour un dieu aussi éloigné des hommes. C’est sans doute la raison pour laquelle Aristote use du verbe erân (aimer) et du verbe philein (aimer), comme si ce mouvement était de nature « érotique ». Selon toute vraisemblance, si ce dieu meut par amour, il met en mouvement les êtres célestes du premier ciel qui, à leur tour, impriment un mouvement (circulaire) au cosmos. Or, cette Psychè, telle une déesse froide, ne tenant aucun compte de la souffrance d’autrui, vivant en une sorte d’autocontemplation narcissique, pourrait être une sorte d’antimodèle philosophique, visant à fustiger ce dieu ignorant la Providence, un déni que Platon, dans les Lois, assimilait à une forme d’impiété. Ceci est d’autant plus patent que la question de l’absence de contact est particulièrement délicate, notamment dans le livre Gamma de la Métaphysique. En ce, les spéculations théologiques d’Aristote sont opposées à celles défendues par Platon dans les Lois (709b-716c et 804e-891e ; notons également que ces développements sont préfigurés dans l’Euthyphron 14) et, en tant que telles ne pouvaient être acceptées par un auteur platonisant comme Apulée.

Aussi, peut-on défendre la thèse que ce passage de l’œuvre philosophique et littéraire d’Apulée s’éclaircit si on le confronte aux spéculations théologico-philosophiques de notre auteur. Entre l’allusion aux pratiques initiatiques, les idées philosophiques et la narration mythique s’établit ainsi un cercle relevant de l’art du philosophe, manifesté par une esthétique littéraire, organisé vers une quête d’harmonie et d’unité. À l’époque d’Apulée, nul n’était philosophe sans adapter son genre de vie aux idées qu’il enseignait. Le mythe d’Erôs et Psychè, mieux que tout autre texte, témoigne de cette recherche et des limites qui lui sont intrinsèques.

Informations complémentaires

Année

2022

Auteurs / Invités

Baudouin Decharneux

Thématiques

Conscient/Inconscient, Erôs et Psychè, Histoire des religions, L'Âne d'Or d'Apulée, Mythes, légendes, dieux, Psychanalyse, Questions philosophiques, Symbolique

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