Le défi de la diversité convictionnelle au travail : dessiner les contours de la négociation possible
Nathalie Denies
Description
Dans un monde idéal, l’intégration des différences devrait être un exercice de discernement social et politique relevant du bon sens, du raisonnement. Dans le monde réel, elle déchaîne malheureusement de plus en plus de passions et de contradictions, de telle sorte que sa mise en œuvre se fait souvent dans l’anonymat des bonnes volontés ou par la voie de la contrainte juridique.
L’enjeu est bien celui de savoir comment instituer aujourd’hui une culture de la diversité. Il ne s’agit pas en effet de valoriser une diversité des cultures, car on peut douter que des cultures différentes, avec leurs référents, leurs valeurs et leurs normes de comportements propres, puissent faire « lien » au sein d’un même espace social, à long terme.
Cet enjeu est particulièrement présent dans le domaine de l’emploi, là où les droits de l’employeur (via le contrat de travail, le règlement de travail, etc.) peuvent entrer en conflit avec et les droits des travailleurs et notamment celui de ne pas être discriminé sur base de ses convictions religieuses.
Ces dernières années, des travailleurs sociaux, des responsables d’associations et d’organisations syndicales, des responsables de ressources humaines d’entreprises privées du secteur marchand et des administrations publiques sont confrontés à des professionnels et/ou à des usagers qui revendiquent la prise en compte de leur appartenance convictionnelle. Il semble que la composante convictionnelle de l’identité soit d’autant plus mise en avant que les autres composantes – par exemple, les identités professionnelle ou familiale – sont fragilisées par le contexte socio-économique et les dynamiques familiales en transformation.
En 2014, quinze pour cent des dossiers ouverts par le Centre interfédéral pour l’Égalité des Chances en matière d’emploi concernaient les critères des convictions religieuses et philosophiques.
La diversité convictionnelle sur les lieux de travail paraît de plus en plus problématique. Le principe de neutralité, qui fait l’objet de débats dans la fonction publique, semble désormais s’imposer dans certaines entreprises privées et notamment dans des secteurs qui emploient un grand nombre de femmes de confession musulmane. Pourtant, juridiquement parlant, se référer à la neutralité pour une entreprise privée est contestable.
En revanche, la référence à la neutralité est un des fondements du service public. Ses agents doivent se comporter de manière impartiale, non discriminatoire et loyale. Ces exigences sont établies sur le plan légal. La neutralité est un moyen de garantir des services identiques à l’égard de tous les usagers. Il s’agit d’éviter tout risque de discrimination, de partialité à l’égard des participants ou des usagers de tout service public. Par contre, les choses sont beaucoup moins claires dès que l’on aborde la question de la neutralité d’apparence. Il ne peut certes y avoir de neutralité sans apparence de neutralité, mais aucun texte législatif n’a défini ce que l’on entend précisément par « apparence de neutralité ».
Faut-il concevoir la neutralité du service public comme exclusive au sens où elle requiert l’abstention de toute démonstration d’appartenance convictionnelle ou comme inclusive dans le sens où elle se manifeste par la pluralité affichée des appartenances convictionnelles ?
Comme cette question n’a jamais été tranchée explicitement par le droit belge, la neutralité de l’État se heurte à l’exercice de l’autonomie des administrations. Les responsables de terrain se tournent alors vers des solutions pragmatiques, face aux situations existantes. Ainsi, « les professionnels sont souvent déstabilisés par un comportement ou un discours qui met du religieux en avant. Leur manque de repères sociologique, philosophique, mais aussi juridique sur ce sujet, les place dans une situation qui les conduit à se positionner à partir de leur idéologie, leur affectivité, leur histoire ».
Le Centre s’est investi depuis de nombreuses années dans le dossier de la diversité convictionnelle, notamment au travail : en proposant des pistes de solutions, mais surtout une méthode basée sur le dialogue, visant à libérer la parole et à éradiquer les craintes et les peurs légitimes exprimées par de nombreux acteurs de la vie sociale, économique et culturelle du pays. Nous sommes convaincus de l’urgence de dessiner un espace de parole au sein duquel et avec le respect qu’il convient, toute question peut être posée, tout débat peut être engagé. Cet objectif constitue l’enjeu central de notre démarche. Mais questionner l’autre dans ses pratiques et croyances d’une part, entendre et comprendre les interrogations, voire les résistances d’autre part, demande de la retenue, de la méthode et du respect.
Sollicité également à plusieurs reprises pour des demandes d’intervention sur des questions de diversité convictionnelle (interdits alimentaires, mise à disposition de lieux de prière, port de signes convictionnels, mixité hommes/femmes, etc.) émanant d’institutions diverses le Centre bruxellois d’Action interculturelle (CBAi) a diligenté une recherche action sur ces questions avec l’anthropologue du fait religieux Dounia Bouzar et avec le Centre interfédéral pour l’Égalité des Chances. Partant du cadre juridique, et s’appuyant sur la culture de concertation sociale si riche en Belgique, les paraticipants à la recherche ont croisé leurs regards thème par thème pour aboutir à l’élaboration d’un référentiel sur la gestion de la diversité convictionnelle.
Les réponses élaborées s’appuient sur le concept du « plus grand dénominateur commun » (PGDC). Celui-ci suppose que la réponse à une demande individuelle (changement d’horaire, alimentation spécifique, etc.) doit apporter non seulement une satisfaction au demandeur, mais présenter également un bénéfice pour tous. Il présente l’avantage d’éviter deux écueils courants : imposer une seule vision du monde comme norme supérieure et universelle (ce qui peut entraîner des discriminations indirectes et nourrir certaines approches ethnocentriques) ou, à l’inverse, instaurer des traitements spécifiques pour une partie de la population (ce qui peut entraîner des segmentations entre travailleurs ou usagers sur la base de leur conviction, des replis communautaires, voire des assignations identitaires). Il repose sur l’idée qu’il y a lieu de veiller à ce que la solution proposée puisse être appliquée et bénéficier au plus grand nombre sans discriminer indirectement les derniers arrivés. Cela peut s’obtenir en neutralisant une demande fondée sur des motifs religieux de façon à permettre à chacun de se l’approprier, en adoptant des dispositions générales, neutres, ayant fait l’objet d’une concertation préalable, et non déformées par un prisme religieux ou culturel. La réflexion qui sous-tend le concept du PGDC consiste à réfléchir sur ce qui rassemble, ce qui unit, et à travailler sur les ressemblances plutôt que de raisonner en termes de communautés ou de particularités.
Par exemple, en matière d’emploi, au lieu de réfléchir à une demande d’aménagement d’horaire pour cause de ramadan, on va se demander, en concertation avec les interlocuteurs sociaux (c’est-à-dire en concertation avec les travailleurs concernés par le biais de leurs représentants syndicaux) et avec l’employeur, comment octroyer à tous les salariés la possibilité d’une plage horaire flexible dont ils pourront disposer comme bon leur semble. Ce n’est pas parce que l’on prend en compte une demande particulière et qu’on la considère légitime que l’on va créer des réponses particularistes ; on doit rechercher l’équité et garantir l’égalité de traitement. La norme doit donc s’élargir pour inclure tous les salariés (prévoir des repas végétariens, et non des repas certifiés halal ; un local de silence, et non un local de prière ; des pauses pour tout le monde, et non des temps de prière, etc.).
En termes juridiques, la non-discrimination implique de traiter les individus sans considération d’origine, de religion, de sexe, etc., c’est-à-dire sans prendre en compte leur identité (ethnique, religieuse, de genre, etc.). Le principe de non-discrimination « désidentifie » l’individu comme musulman, juif, chrétien… dans le monde du travail et invite ses collègues à ne voir en lui qu’un travailleur comme un autre. Adopter cette approche, c’est prendre l’option de ne pas traiter les demandes liées à la conviction comme des demandes de reconnaissance purement identitaire.
Les questions de discrimination au travail qui relèvent des convictions doivent être abordées et résolues, de prime abord, comme tout autre conflit social d’ordre relationnel : en tenant compte des réalités d’une société de plus en plus plurielle.
Les études menées sous l’égide du Centre montrent que, dans la grande majorité des cas, la demande de l’employé musulman de pouvoir faire ses prières ou de disposer de repas adaptés n’est pas une demande d’être reconnu comme musulman, mais au contraire une demande de « normalisation ». Il demande que l’on prenne des dispositions pour lui permettre de travailler en accord avec sa religion, mais sans être reconnu (ni négativement, ni positivement) comme musulman, sans être distingué des autres travailleurs. L’expérience montre également que, quand les entreprises abordent cette question sous l’angle identitaire (par exemple en sollicitant l’expertise d’un imam, d’un rabbin ou d’un prêtre, en valorisant les mesures prises au nom de la diversité culturelle), elles attisent souvent les tensions qu’elles croyaient éteindre.
Basée sur la négociation et la concertation, cette approche permet de repenser l’universel en dégageant, au sein des situations, les éléments qui relient les individus et unissent les intérêts de tous. Il s’agit, sans pour autant nier l’intérêt des groupes minoritaires, de dégager un consensus pratique « en sortant du cadre » et de dépasser le clivage idéologique qui oppose les tenants d’un universalisme républicain à ceux qui défendent une certaine idée du multiculturalisme.
Elle se situe à l’opposé de la reconnaissance d’un droit aux « accommodements raisonnables », qui, en s’appuyant sur l’application des droits fondamentaux individuels, apporte aux demandes liées à la conviction des réponses individuelles et particularistes susceptibles de mener à l’exacerbation des différences, voire à des assignations identitaires.
Pour conclure, nous soulignerons qu’aucune politique spécifique de lutte contre les discriminations et de promotion de la diversité n’atteindra ses objectifs si elle n’est associée à des politiques « générales » en matière d’emploi certes, mais aussi de logement et de formation.
Informations complémentaires
Année | 2015 |
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Auteurs / Invités | Nathalie Denies |
Thématiques | Concertation sociale, Diversité culturelle, Interculturalité, Multiculturalisme, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Services publics, Travail / Emploi / Chômage |