Description
Caractéristique, puissance logique et
attractivité du capitalisme
De nos jours, face à un phénomène donné, on adore identifier l’autorité, le responsable, le coupable… En témoigne le foisonnement des théories du complot qui adorent trouver un groupe, ou une explication simpliste comme cause unique de phénomènes complexes. Au contraire, lorsque Karl Marx écrit Le Capital, il commence à comprendre qu’il y a je ne sais quoi de systémique au mode de production capitaliste qui échappe aux hommes. Tant les ouvriers que les directeurs d’entreprises ne comprennent pas ce qui se passe exactement. Ils sont embarqués dans quelque chose qui les dépasse. Chez Marx, il y a un effet de sidération face à la souffrance humaine générée par le mode du fonctionnement du capital. Ces hommes, ces femmes, ces enfants sont asservis à une machine qui les broie, cela ne peut plus continuer. Dans ce contexte, le discours de Marx est tout à fait cohérent. D’ailleurs Marx, dans certaines de ses pages, exprimera sa pitié pour les directeurs d’entreprise broyés eux aussi par le système.
Les caractéristiques de la coopération dans le mode de production capitaliste
La liaison dans le capital
Dans l’atelier de production se passe une unification :
« Leur unité (ndr : les travailleurs), en tant que corps productif global, la liaison entre leurs fonctions, sont situées en dehors d’eux, dans le capital qui les rassemble et les tient rassemblés. C’est pourquoi le caractère connexe de leurs travaux se présente face à eux sur le plan des idées comme un plan, mais concrètement comme l’autorité du capitaliste, comme le pouvoir d’une volonté étrangère qui soumet leur action à ses propres fins ».
Pour Marx, ce concept de liaison dans le capital n’a rien à voir avec une accumulation primitive ou avec une appréciation péjorative du capitalisme. C’est un mode de production particulier qui réplique des schémas, des modes de fonctionnement dans différents pans de la société.
Ce processus d’unification, qui s’extériorise au sein de cette puissance logique du capital, ne relève ni d’une forme de planification ni d’un pouvoir despotique. Il n’est pas attribuable à une autorité déterminée (capitaliste, association, banque centrale). Toute l’analyse de Marx consiste seulement à complexifier et à montrer que quelque chose échappe à l’ouvrier et au capitaliste. En effet, quand on est dans l’événement, souvent, on ne voit pas clair. C’est, par exemple, le cas des luddistes qui détruisent les machines en pensant que, par cette action, ils reviendront au passé et ne comprennent pas qu’il est déjà trop tard.
Cette unité abstraite dans le capital n’est donc pas le résultat d’un plan, même si le travailleur peut se le représenter comme étant un plan, et n’est pas la produit d’une autorité, même si le despotisme est une condition d’individuation, et que l’individuation est nécessaire à la constitution du système capitaliste. Un régime de commandement se donc met en place. Marx parle de corps productif global pour désigner ce mode de production capitaliste.
La surveillance
Nous sommes donc en présence d’une injonction d’obéissance dans le mode de production capitaliste – les travailleurs et le patron se doivent de faire fonctionner l’atelier –, mais où se situe-t-elle ? Elle est plus qu’un simple commandement, car toutes les parties constitutives de l’atelier sont soumises à un effet d’imbrication et sont liées entre elles. Nous connaissons assez bien ce phénomène. Nous travaillons au sein d’une équipe et il y a une excitation mutuelle pour faire du chiffre. Ce phénomène familier nous amène, tout doucement, à rentrer dans une société disciplinaire. Ce commandement, cette surveillance inaugure les études de Michel Foucault. Lorsque Marx parle de valeur moyenne, de travail moyen, de potentiel d’espèce, etc., il pressent qu’un changement de ce type se prépare et va traverser le champ social de part en part.
Cette surveillance s’exprimera notamment à travers le panoptique de Bentham, un type d’architecture carcérale, dans lequel des cellules sont réparties de façon circulaire autour d’un îlot central. Les prisonniers ne voient pas le gardien qui se trouve au centre. Une intériorisation de la discipline s’installe du fait que les prisonniers ne savent pas s’ils sont observés ou pas. Ce plan de construction de la prison va, par la suite, s’étendre à l’usine, à l’école et la caserne. Les ouvriers sont, dès lors, dans un régime de visibilité où une conduite, une normativité se met en place. Cette même manière d’implanter les corps dans l’espace, de distribuer les individus, d’organiser, de disposer les centres et les canaux de pouvoir se met en œuvre dans les hôpitaux, les ateliers, les écoles, et les prisons. La pensée que Foucault développera dans son ouvrage Surveiller et Punir Marx la pressent. Il perçoit déjà la dimension transformée du commandement et de la surveillance.
La captation
Selon Marx, le capitaliste ne paye jamais le surplus issu de la combinaison des forces de travail. Marx dit même que le capitaliste estime posséder par nature. Le capitaliste fait fonctionner son atelier et par l’effet cumulé des journées combinées, et la quantification d’ouvriers, il y a un surplus généré par cette force supplémentaire, sans que les ouvriers ne s’en rendent nécessairement compte. Le surplus est quelque chose de gratuit qui est seulement capté. Le capitalisme produit le gratuit, l’institue légalement et, finalement, le transforme en quelque chose de totalement naturel. De ce fait, l’économie et les économistes valident simplement un état de fait sans s’interroger sur les conditions mêmes de l’émergence de la gratuité. Le mode de production capitaliste crée du gratuit, capture ce qu’il vient de créer, et puis dissimule naturellement son propre geste. De la sorte, le gratuit émerge au sein de la coopération.
Pour Marx, le travail, c’est toujours une quantité et une spoliation. Le travail ne précède pas le surtravail. Le surtravail est premier, il y a d’abord captation. Pour prendre un exemple anthropologique : Cela n’aurait aucun sens de demander à une tribu d’Afrique, qui n’a pas ou très peu de contact avec le capitalisme, de travailler. Si on mettait ses membres dans un champ coopératif pour leur imposer, par un commandement, un travail précis avec des objectifs, on les exploiterait et on leur extorquerait du surtravail.
La subsomption
Il y a une genèse naturelle dans la coopération, du fait que par la quantification d’ouvriers, des opérations simples générant du surplus se mettent en place :
« À partir du moment où elle [ndr : la coopération] a acquis quelque consistance et une certaine expansion elle devient une forme consciente planifiée et systématique du mode de production capitaliste ».
Dès lors, le modèle capitaliste va valider cette subsomption naturelle. La subsomption naturelle trace son plan et acquiert naturellement sa propre consistance statistique.
En plus de la subsomption naturelle, Marx en distingue deux autres types : la subsomption formelle et la subsomption réelle.
La subsomption formelle apparaît dans cet atelier et celui-ci prendra des dimensions de manufacture. Un endroit où l’on commence à décortiquer le geste de l’ouvrier dans le but de gagner du temps et d’intensifier le travail, de trouver des chaînes de production plus rapides et plus fines. Cela a pour conséquence, l’émergence de la machine-outil et une parcellisation du travail manuel de l’ouvrier. Face à l’ouvrier qui acquiert l’ensemble de ses compétences dans l’élaboration d’un objet donné, on analyse chaque pan de la production de l’objet de manière à en extraire autant d’étapes spécialisées pour augmenter la vitesse d’exécution.
La subsomption réelle apparaît lorsque le capital arrive à transformer intégralement le processus de travail. Et donc là, c’est la machine, en tant que telle, qui anime la chaîne de production. Elle régule la vie des ouvriers, l’entièreté du processus et même toutes les problématiques du capitaliste.
Synthèse
Ce développement de dix à vingt pages sur la coopération dans Le Capital montre la densité et la finesse de l’analyse de Marx. Cela n’a rien à voir avec ce que l’on a pu entendre en 2020 sur les problématiques de dictature sanitaire. On pourrait en effet penser que, à l’aube du capitalisme, il y a une dictature de production, mais c’est bien plus complexe que cela. La lecture de Marx propose une grille d’analyse incluant une puissance logique qui se loge en-deçà ou au-delà du simple commandement. L’hypothèse : le capitalisme est une puissance de vie logique, il agrège des éléments issus de la coopération. Le capitalisme capture de la gratuité, du surplus, il procède à des extractions, des modifications, des subjectivations, des asservissements pour autant que l’on comprenne bien que ces différents termes ne sont pas entendus dans un sens moral et qu’il n’y a pas de prééminence d’une formation à une autre dans l’analyse.
Si on revient à l’analyse de Mille plateaux de Deleuze et Guatari, on peut dire que le capital est une pulsion axiomatique. On prend le travail en général, l’ouvrier quelconque, le travailleur global, la journée combinée, etc. ; ces éléments regroupés donnent une nouvelle manière de fonctionner, une pulsation particulière, une manière de varier, de soustraire, d’additionner des axiomes qui apparaissent au départ dans un champ de coopération.
La manière dont fonctionne ce mode de production, c’est chaque fois une mise en variation de ce que la production traverse. Un exemple concret : dans l’atelier, au XIXe siècle, se pose une problématique de l’espace. On se demande quel espace de travail on octroiera à l’ouvrier. Cela va pousser à calculer la quantité minimum d’oxygène sans laquelle il meurt ou il tombe malade. Au XIXe siècle, toute une législation va tenter de venir s’emparer d’une manière sécuritaire de l’ouvrier, de le prendre en charge. Il faut se rendre compte que le capital intègre ses législations, ses transformations et qu’il rebondit toujours.
Par exemple, aujourd’hui, à la suite de la pandémie, nous sommes en télétravail ce qui prouve que nous avons de nouvelles manières de faire fonctionner cette puissance logique non organique. Cette manière de fonctionner, qui est certainement pleine de dangers, serait-elle seulement le fait d’infâmes capitalistes qui veulent toujours plus d’argent, en caricaturant un peu ? Non, évidemment. Nous avons un fonctionnement, nous tenons compte de nombreuses variables, d’axiomes pour essayer de nous débrouiller.
Certes, il y a du profit, des organisations et des impératifs actionnariaux, mais est-ce suffisant pour rendre des personnes physiques et morales responsables de la problématique ? Nous sommes simplement en présence d’êtres humains qui travaillent chez eux et font ce qu’ils peuvent pour réaliser leur travail et, par là, reconduisent simplement le capitalisme vers quelque chose de nouveau, vers une transformation, vers une réactivation. De ce fait, ils mettent en variation le capital et se mettent également en variations pour composer un monde qui tiendra compte de nouvelles variables : le télétravail lié à la pandémie. À la fin de la pandémie, on gardera, très probablement, certains processus fonctionnels, certaines réussites pour les intégrer à ce régime de fonctionnement.
En fin de compte, il peut être tentant de comparer le capital à un virus. Le capital a, en effet, une capacité mutagène. Les analyses marxistes prédisent souvent la fin prochaine du capitalisme. Dans l’état actuel où ce système se trouve – il se détraque sans cesse – les marxistes disent qu’il y aura bien, à un moment, un terme à ces dysfonctionnements. Et pourtant, il y a effectivement cette capacité mutagène qui permet au capitalisme de chaque fois rebondir. Le capitalisme est une puissance logique : il suffit de changer les axiomes, de changer les variables et le capital rebondit. Cette capacité mutagène suffit-elle à faire du capitalisme un virus ? Les cultures non européennes, faisant face à ce mode de production, sont souvent broyées par le capital. Le capital tente en effet de s’insinuer dans les codes sociétaux et, en général, les déstructure et les dénature. Le capitalisme opère un travail de sape insidieux. Par exemple, les coutumes sont rattachées au folklore. Il y a un relativisme qui se met en place. Il y a un « décodage » lié au capital. Le capital prend absolument tous les codes pour les remanier.
On en revient à cette société disciplinaire où, finalement, tout fonctionne sans qu’il y ait un commandement bien précis. Certes, nous avons tous un patron, une structure hiérarchique. Mais est-ce suffisant pour comprendre ce fonctionnement ? Certainement, car cette société disciplinaire évolue. Mais, il y a quelque chose qui guide nos conduites, quelque chose qui nous fait faire, quelque chose qui ne relève pas d’un plan ou d’une autorité, mais de quelque chose de plus subtil.
La question de l’attractivité du mode de production capitaliste
Durant la Guerre froide, les partisans du système capitaliste rétorquaient aux marxistes : « Regardez comment fonctionne notre univers capitaliste, il fonctionne plutôt bien ». On peut effectivement poser la question du bien-être, mais on peut aussi la relativiser. En effet, il y a des pressions qui deviennent de plus en plus étroites sur les travailleurs. Citons par exemple : la demande de travailler de jour, de travailler en rotation, de leur imposer, avec tout ce qui est mailing, Internet, etc., opère une présence de plus en plus pesante. Il faudrait analyser finement ce que veut dire le « bien-être ».
Certes, beaucoup d’entre nous s’en sortent bien ; mais beaucoup sont délaissés, beaucoup subissent une dépression absolument inhumaine, beaucoup sont dans cette difficulté de télétravail qui les pousse à travailler en dehors de leurs heures. Il y a une emprise étrange qui revient comme à faire un bond en arrière.
Si le mode de production capitaliste s’en sort si bien, c’est finalement parce qu’il y a des processus de résistance démocratiques qui tentent d’en juguler les excès. Cela a plutôt bien fonctionné après la Seconde guerre mondiale avec l’adoption du modèle social-démocrate.
Aujourd’hui, ce modèle est en train de s’émietter de manière très importante, surtout en regardant les lois liberticides – liées à la pandémie – qui se mettent en place. L’état d’exception qui devient permanent. C’est assez inquiétant : on est en train de diminuer les freins à ce capital qui, finalement, en tant que puissance logique n’a pas de frein. D’autant moins que le capitalisme avec son mythe du self made man exerce une force d’attraction. Joseph Schumpeter a très bien vu cette dimension d’entrepreneuriat, de création-destruction qui fait partie de cette possibilité qu’a le capitalisme, même en temps de crise, de rebondir. On nous présente Steve Jobs ou Bill Gates qui dans leur garage réussissent quelque chose d’extraordinaire comme des exemples. C’est sans voir, cependant, que Steve Jobs, aussi, a été un dictateur impitoyable. Il ne faut pas oublier comment il a créé une société avec des moyens très coercitifs. Il n’empêche, cette mythologie fonctionne admirablement bien. Il y a un éthos que l’on n’a pas réussi vraisemblablement à créer dans d’autres systèmes.
Il y a toujours cette tentation de la transversalité que la gauche alternative à développer, de se dire que l’on ne peut s’en sortir qu’en allant dans les transversalités du capital en glissant des lignes de fuite. Par ailleurs, c’est ce que propose Deleuze. Le capital, de lui-même, produit des lignes de fuite qu’il colmate avec des axiomes supplémentaires. La sociale démocratie est un axiome, elle permet que cette puissance logique existe. La notion de transversalité de gauche permettrait également, selon ses partisans, de former des coopérations d’un autre ordre.
La force du capitalisme contemporain est se loger dans les structures. Nous ne pouvons pas y échapper. Nous portons des vêtements, nous utilisons des voitures, nous mangeons et buvons des aliments produits par le système capitaliste. Nolens volens, il agit sur nous. On peut même y ajouter la surveillance algorithmique. En Chine, les citoyens ont une carte d’identité électronique qui distribue des bons ou des mauvais points au citoyen en fonction de son attitude et de son comportement.
Prenons l’exemple de la 5G. Que va faire le mode de production capitaliste des potentialités de ce moyen technique pour lequel nous n’avons pas une encore une entière compréhension ? Le simple fait de se poser cette question montre que ce phénomène n’est pas anodin. Ce que nous n’arrivons pas à faire, et c’est très préoccupant, c’est ralentir, de manière démocratique, les processus technologiques : nous les absorbons sans broncher. Ce qui se profile devant nous, avec une vitesse absolument ahurissante, c’est un mode de transformation très dangereux, très efficace qui nous fait effectivement très peur. Jusqu’où allons-nous laisser fonctionner ses axiomes sans contrôle démocratique ? De quelle manière vont-ils reconfigurer l’humain ? Là, où Gilles Deleuze parle de société de contrôle au lieu de société disciplinaire, ne serait-ce pas pour nous montrer que l’on passe dans un autre régime d’effectuation du mode de production capitaliste ?
Informations complémentaires
Année | 2021 |
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Auteurs / Invités | Patrick Simar |
Thématiques | Droits de l'homme, Économie mondiale, Mondialisation, TIC, Travail / Emploi / Chômage |