Description
Dans la perspective d’un dialogue entre les religions, un État plurireligieux, soucieux d’une coexistence pacifique de ses diverses composantes, devrait inscrire la laïcité au nombre de ses priorités constitutionnelles. Mais ce n’est pas simple. Comme le montre bien l’ouvrage de Jean Bauberot (1994), les situations sont fort différentes d’un pays à l’autre, même en Europe. Et même en France, la notion ne cesse de connaître des aménagements, comme nous allons le voir. Droits des peuples, droits de l’homme et droits de l’individu face à l’innovation identitaire, c’est-à-dire à la recomposition d’ethnies ou de communautés, la laïcité républicaine, fondée sur une conception atomistique de la citoyenneté, se trouve en effet aujourd’hui revisitée. Confrontée à cette prolifération d’identités, à cette political correctness à la française, la posture républicaine se trouve écartelée entre la défense du droit des peuples et celle des droits de l’individu. Toute personne a le droit de revendiquer l’identité de son choix et l’on ne voit pas de quel droit celle-ci lui serait déniée. Il existe pourtant une limite à l’expression des particularismes culturels, ethniques ou religieux : n’importe qui, en effet, a le droit de s’attribuer l’identité qui lui convient dès lors qu’elle ne menace pas celle d’autrui, et c’est là que nous retrouvons la problématique des droits de l’homme ou, plus précisément, celle des droits de l’individu.
Jean-Louis Amselle a écrit des choses fort sensées sur ce thème. Suivons son argumentation.
À l’échelle de la planète, il est difficile de défendre en bloc les droits de l’homme dont la philosophie disqualifie, dans la filiation des Lumières, la légitimité de l’expression publique de l’ethnicité ou de la religion au nom de leur appartenance supposée au fanatisme, au despotisme et à l’ignorance. Or, la religion n’est pas une pure idéologie : elle est également un système de déchiffrement du monde (comme, d’ailleurs, la langue) ; l’ethnie n’est pas uniquement une fausse conscience, elle est aussi un langage articulé sur le social. Dans la phase d’exacerbation des identités que nous vivons actuellement, qu’il s’agisse d’ethnismes, de nationalismes ou de fondamentalismes religieux, il ne s’agit pas d’éradiquer les différences au nom d’un intégrisme laïque qui ne serait que la forme symétrique et inverse des travers que celui-ci prétend dénoncer. Il revient à ceux qui défendent une position républicaine ouverte le droit et le devoir de le montrer, lorsqu’une revendication particulariste prétend prendre la figure de l’universel, la façon dont cette identité, pour reprendre le mot de Boas, « en est venue à être ce qu’elle est ». Ainsi serait brisé, dans le cas de la France, le jeu des miroirs qui enferme l’individu dans des stigmates identitaires et le contraint à se définir de façon univoque. Le dévoilement des processus de construction des identités servirait donc simplement, dans ce cas, à relativiser les prétentions des acteurs sociaux, de façon à réaliser un compromis entre les intérêts de l’individu et ceux des collectivités. Dans son rôle de défenseur des droits de l’homme, l’attitude républicaine consisterait à déconstruire les identités pour protéger ce qu’il y a d’universel en chacun de nous. La laïcité serait, dans cette perspective, comme l’écrit Henri Pena Ruiz « non un compromis à partir de différences consacrées, mais un effort pour les dépasser, sans les nier, en s’élevant à ce qui, en droit, peut être commun à tous les hommes ».
Lors de l’élaboration de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne (Nice, déc. 2000), la France s’opposant à toute référence à l’héritage religieux de l’Europe, comme inconciliable avec le principe de laïcité reconnu par la Constitution française, le choix se porta finalement sur l’expression « héritage spirituel ».
Par la suite, lors des discussions préparatoires au texte de la Constitution européenne, les Polonais et les Lituaniens défendirent la formule « fondements chrétiens de la civilisation occidentale », (le cardinal primat de Pologne Glemp affirmait que nonante pour cent des Européens croient en Dieu). Le Parti populaire européen (majoritaire) opta pour « l’héritage chrétien de l’Europe », considérant que la contribution du christianisme à l’histoire de l’Europe constituait « un fait, non une opinion ».
Mais face à la résistance d’un certain nombre de parlementaires (163) dont la résolution réclamait « le respect des principes de liberté religieuse et de laïcité », le compromis se réalisa sur la référence aux « héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l’égalité et l’État de droit ».
La « Déclaration universelle sur la laïcité au XXIe siècle », présentée à l’Université libre de Bruxelles, au Centre interdisciplinaire d’Études des religions et de la laïcité, par Jean Baubérot, comptait deux cent douze signatures d’universitaires provenant de vingt-neuf pays. En voici deux extraits, le Préambule et le dernier Article (18), que nous jugeons significatifs des questions ici posées.
Préambule
« Considérant la diversité religieuse et morale croissante, au sein des sociétés actuelles et les défis que rencontrent les États modernes pour favoriser le vivre-ensemble harmonieux ; considérant également la nécessité de respecter la pluralité des convictions religieuses, athées, agnostiques, philosophiques, et l’obligation de favoriser, par divers moyens, la délibération démocratique pacifique ; considérant enfin que la sensibilité croissante des individus et des peuples aux libertés et aux droits fondamentaux invite les États à veiller à l’équilibre entre les principes essentiels qui favorisent le respect de la diversité et l’intégration de tous les citoyens à la sphère publique, nous, universitaires et citoyens de différents pays, proposons à la réflexion de chacun et au débat public, la déclaration suivante ».
Article 18
« Tout en veillant à ce que la laïcité ne prenne elle-même, dans ce nouveau contexte, des aspects de religion civile où elle se sacraliserait plus ou moins, l’apprentissage des principes inhérents à la laïcité peut contribuer à une culture de paix civile. Ceci exige que la laïcité ne soit pas conçue comme une idéologie anticléricale ou intangible. C’est une conception laïque, dynamique et inventive qui donnera une réponse démocratique aux principaux défis du XXIe siècle.
Cela lui permettra d’apparaître réellement comme un principe fondamental du vivre-ensemble dans des contextes où la pluralité des conceptions du monde ne doit pas apparaître comme une menace, mais plutôt comme une véritable richesse ».
La question des relations entre la politique et la religion participe assurément de la problématique de la paix. La mondialisation rend, dans une mesure plus ou moins importante selon les régions, les sociétés pluriculturelles, ce qui n’est pas un mal, puisqu’il s’agit d’un enrichissement. Par ses dérives, elle tend hélas à uniformiser les cultures, et avec elles, les langues qui les portent, ce qui est un mal, car il s’agit d’une acculturation médiocre et appauvrissante, d’une acculturation par le bas.
La diversité culturelle doit être privilégiée, car toutes les cultures représentent une manière différente de comprendre le monde et par là constituent notre patrimoine universel. Aucune culture n’est universelle, mais toutes véhiculent des valeurs universelles. En cette matière, le métissage est donc une voie à ne pas écarter, d’autant que l’anthropologie met en évidence la perméabilité des cultures.
Manifestement, les valeurs universelles transculturelles se retrouvent dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.
En l’occurrence, cette déclaration doit servir de fondement axiomatique.
Les valeurs qu’elle porte se réfèrent fondamentalement à l’humanisme, fait à la fois de rationalité et de spiritualité, cette dernière englobant tout ce qui concerne la vie spirituelle, les activités supérieures de la pensée, l’attachement aux valeurs morales.
Et, au sein des droits de l’homme, la liberté de conscience apparaît bien un impératif catégorique, non négociable. En effet, la liberté de conscience implique l’égale dignité de tous les êtres, quelles que soient leurs convictions religieuses ou philosophiques, quelles que soient les langues dans lesquelles ces convictions sont formulées. Elle implique, bien entendu, la liberté de religion, de même que la liberté de ne pas croire ou encore celle de changer de croyance.
« Dès qu’un système politique exige, et essaie d’imposer, une croyance commune, quel qu’en soit le type, toute démocratie devient impossible », constate Gabriel Fragnière, ancien recteur du Collège de l’Europe. « C’est là la source de l’échec de la République française à son époque, et une des causes que la démocratie a rencontrée en Europe jusqu’au début du XXe siècle. La liberté est détruite chaque fois qu’un système politique s’identifie à une religion ou à une idéologie. La liberté politique ne peut s’épanouir, en effet, qu’au moment où la liberté de croire est garantie ».
Au moment où certains agitent le spectre du choc des civilisations alors que nos sociétés voient plutôt se heurter des conceptions, c’est de tolérance et d’ouverture que nous avons besoin.
Le phénomène migratoire impose le respect de la diversité culturelle, dans un monde voué de plus en plus au contact des cultures et des langues. Il s’agit donc de rechercher et de promouvoir les valeurs qui unissent, qui assurent l’intégration et la volonté de vivre ensemble.
La diversité culturelle est une richesse dès lors qu’une régulation assure le désarmement des cultures, le refus de tout intégrisme, permettant ainsi le métissage.
Dans cette perspective d’une nécessité de pluralisme dans la tolérance, le mouvement laïque peut fournir des solutions par la garantie qu’il offre de respecter la diversité des religions, tout en apprenant à vivre les différences, tout en cultivant la volonté commune de tolérance réciproque.
Comme l’écrivait l’éminent penseur et homme politique belge, le professeur François Perin : « Dans une société libre telle qu’elle fut conçue par nos constituants, il n’y a pas de place pour l’absolu. Car l’absolu de l’un risque de ne pas être l’absolu de l’autre. Si personne n’en démord, c’est la guerre civile assortie de fondamentalisme religieux ou philosophique. On sait que l’hypothèse n’est pas théorique ».
Politique et religions : l’espace public doit appartenir à tous et être ouvert à chacun. Bien distinguer ce qui relève du droit public et du droit privé, pour assurer à la fois la paix et l’enrichissement culturels.
Amin Maalouf, le soulignait récemment : « Le rôle d’un État moderne n’est pas d’assurer une représentation des communautés ; il est de faire en sorte que toute personne, quelles que soient ses origines, ait le sentiment d’appartenir pleinement au pays, d’être représentée totalement par ses institutions, par ses dirigeants, par ses forces politiques. Pour cela, il faut savoir manier les lois, les idées, les symboles ».
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Informations complémentaires
Année | 2006 |
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Auteurs / Invités | Raymond Renard |
Thématiques | Ambitions de la laïcité, Droits de l'homme, Libre examen, Libre pensée, Lutte contre les intégrismes, radicalisation, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Religions |
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