La viande halal ?

Olivier Abdessalam Ralet

 

UGS : 2015020 Catégorie : Étiquette :

Description

La viande de mouton étourdit avant l’égorgement n’est pas halal

Une partie des musulmans de Belgique va boycotter le sacrifice du mouton de l’Aïd, pour protester contre l’imposition par l’État belge (ou ce qu’il en reste) de l’étourdissement préalable à l’égorgement, qui contredirait les règles coraniques sur la viande halal.

J’admets l’essentiel des critiques par des exégètes actuels (comme Michaël Privot dans l’article « Boycott et halalattitude » sur sa page Facebook, qui s’appuie sur une traduction par Rachid Benzine des versets sur la viande) : il me semble qu’ils ont raison de soutenir que ce sacrifice n’est pas une obligation islamique mais une coutume, et que le halal est sacralisé abusivement, à la fois pour séparer les musulmans des non-musulmans et pour des intérêts commerciaux (les milliards d’euros du commerce de la boucherie). Cette séparation me semble en totale contradiction avec le verset 5:5, qui rend halal les nourritures admises par les gens du Livre, donc aussi les chrétiens : « Aujourd’hui, les bonnes choses vous sont permises. La nourriture de ceux auxquels le Livre a été donné vous est permise, et votre nourriture leur est permise. » (Ce verset va tout à fait dans le même sens que saint Paul, lorsqu’il a aboli pour chrétiens les exigences de la cacheroute pour que tous puissent manger à la même table). Rachid Benzine soutient, sans doute avec raison, que « le Coran ne fait que confirmer la pratique locale de la conservation de la viande à des fins de consommation », pratique plus tribale ancestrale que religieuse (hormis l’interdiction du porc, sans conséquences pratiques, car il n’y en avait pas en Arabie, mais qui aligne l’islam sur le monothéisme juif), partagées par les polythéistes, les Juifs, les quelques chrétiens et les musulmans. Il est aussi légitime de s’interroger sur la question de savoir si l’étourdissement réduit ou au contraire augmente la souffrance de l’animal (ce sur quoi les experts sont partagés).

Un autre point que je partage avec ces exégètes est la dénonciation de la perte du sens de l’abattage halal dans le monde musulman par une compréhension littérale des versets du Coran adaptés à l’industrie. Au Maroc et ailleurs, les paysans se moquent à juste titre du « poulet cassette » : dans les élevages en batterie totalement mécanisés, les poulets sont décapités par une machine, au son d’un enregistreur qui répète inlassablement bismillah bismillah bismillah… (« Au nom de Dieu »). Il va de soi que le respect dû à l’animal que l’on tue pour le manger doit porter sur la façon dont on le tue, mais aussi et surtout sur la qualité de sa (courte) vie. Ainsi, un « poulet fermier » qui picore dans la basse-cour a-t-il une meilleure vie (en plus d’un meilleur goût…) que celui enfermé dans un espace si réduit qu’il ne lui permet pas de bouger… Ainsi, un poulet bio tué sans bismillah est-il sans doute, au niveau du sens, plus halal qu’un poulet de batterie tué avec bismillah (et un poulet bio tué avec bismillah, c’est encore mieux, mais c’est plus cher)… La traduction des versets sur la viande par Rachid Benzine, y compris ceux sur lesquels s’appuient ceux qui soutiennent que le mouton étourdi avant d’être égorgé ne serait pas halal, montre le souci constant que l’animal soit vidé de son sang avant d’être mort (ce qu’entre parenthèses permet l’étourdissement). Les arguments coraniques utilisés par ceux qui refusent l’étourdissement oublient sans doute cette question du sens, des finalités de la révélation. Ceci dit, on peut comprendre ceux qui prônent le boycott : sans doute réagissent-ils implicitement à leur stigmatisation comme « archaïques et cruels » par des « modernes civilisés » qui soutiennent l’obligation d’étourdissement avec des relents de clash des civilisations, comme si Brigitte Bardot avait des leçons de morale à donner à l’émir Abdelkader…

Ce contre quoi je voudrais m’insurger est le mépris, ou au mieux la condescendance à l’égard des « coutumes », partagés par ces exégètes contemporains, quel que soit leur orientation « réformiste moderniste » ou « spiritualiste traditionnaliste » (comme Éric Younes Geoffroy, avec mon respect et en toute amitié), unis dans leur sentiment de supériorité de membres de la caste des lettrés vis-à-vis du petit peuple ignorant. Ainsi Michaël Privot écrit-il : « La pratique du sacrifice est une affaire générationnelle qui tend progressivement à disparaître, les deuxième et troisième générations n’ayant plus trop le goût à passer les jours de fêtes les mains dans les entrailles de mouton à préparer le méchoui familial. Les dons à l’étranger sont en augmentation et l’on peut parier que la tendance n’est pas prête de s’inverser. Les autorités communautaires n’auraient-elles pas intérêt à favoriser la transition en encourageant les dons plutôt que la pratique du sacrifice ? » Oui, la première génération était constituée de paysans traditionnels en exode rural, les deuxième et troisième générations accèdent à la classe moyenne et à la modernité… Mais réduire le sacrifice à avoir « les mains dans les entrailles de mouton », n’est-ce pas insulter les nombreux pères de famille des première, deuxième, troisième et bientôt quatrième générations qui préservent les trésors de leur héritage culturel et les font fructifier ? Et le don remplit-il le sens du sacrifice ?

Ce qui suit porte sur la pratique du sacrifice animal en général, et non sur le cas particulier de la célébration de l’excellente plaisanterie faite par Dieu à Abraham en le laissant croire jusqu’à la dernière seconde qu’il exigeait de lui qu’il égorge son fils préféré – le sens de l’humour du Seigneur étant impénétrable comme ses voies… (blague à part, même si le récit coranique diffère du biblique en attribuant à un rêve d’Abraham accepté par son fils la conviction que le Seigneur attend ce sacrifice, les deux récits font exister un Dieu cruel qui exige une soumission allant jusqu’à l’infanticide, ce qui ne correspond à une conception de Dieu que ne se font aujourd’hui ni les Juifs ni les chrétiens ni les musulmans : dans aucune des trois religions abrahamiques on ne peut tirer d’éthique directement des récits des Écritures, sauf peut-être des dix commandements, une fois contextualisés).

Quel est le sens de la coutume du sacrifice animal, dont la pratique plurimillénaire déborde largement, historiquement et géographiquement, le monde musulman ? Permettez-moi de partager celui que je crois comprendre : la sacralité de la vie (ou l’interdit de tuer), bénéficie d’une exemption, celle de l’animal dont on va se nourrir, et jamais cela ne doit devenir banal, c’est le moindre respect que l’on doit à l’animal. Le manque de respect se trouve dans ces barquettes en plastique où des lingots de viande sont emballés de sorte qu’on ne puisse faire aucun rapport avec la vache qu’on a vu brouter dans le pré et dont la sœur est passée anonymement, mais néanmoins terrorisée dans un abattoir automatisé et se retrouve là, méconnaissable, en petits morceaux emballés de cellophane. C’est d’avoir rendu invisible la mise à mort des animaux que l’on mange qui constitue la vraie « barbarie moderne ». De ce point de vue – on peut rêver –, une post-postmodernité civilisée devrait imposer que tout animal dont on va manger la viande soit sacrifié, de préférence en présence de (sinon par) ceux qui vont la manger (sans imposer le végétarisme, cela réduirait très certainement la consommation de viande comme l’exige l’écologie)… Plus réalistement, si chaque enfant pouvait voir au moins une fois comment cela se passe, ce ne serait déjà pas mal. D’autre part, l’interdit alimentaire biblique et coranique sur le sang ne peut être réduit à une pratique hygiénique (comme a tendance à le faire Rachid Benzine, à la suite de beaucoup de commentateurs qui légitiment des normes textuelles par des rationalisations a posteriori) : « âme liquide », le sang n’est pas un liquide comme les autres (pas plus que le lait ou le sperme). Et le mot âme n’est pas utilisé ici en un quelconque sens métaphorique ou « symbolique » : le sang est bien ce qui anime, au sens propre, les animaux (parmi lesquels la bizarre espèce de « singes spirituels » que sont les humains) ; lorsqu’il s’échappe totalement c’est la mort.

Le sacrifice du mouton – et de tous les animaux, du poulet au chameau, par égorgement – n’est peut-être « qu’une coutume », mais c’est une coutume qui inscrit la viande dans un ordre spirituel cosmique. En cela, sans être une obligation coranique, il répond parfaitement à l’esprit (souffle, pneuma en grec, spiritus en latin, rûh en arabe) de l’islam. Car, bien mieux qu’universelle (que Dieu nous préserve d’un monde où il n’y aurait que des musulmans), l’islam est une spiritualité cosmique. L’heure de la prière est dictée par le cycle quotidien du soleil, et les musulmans pratiquants connaissent mieux que les autres le moment où apparaissent les premières lueurs de l’aube, quand il est midi, quand c’est le milieu de l’après-midi (où l’ombre d’un bâton planté verticalement a la même longueur que le bâton), et quand s’achève le crépuscule (pour le lever et le coucher du soleil, tout le monde – sauf les lève-tard – peut être au courant, en observant le ciel, ce que bien peu de gens font en ville). Sous nos latitudes, ils en suivent quotidiennement les variations saisonnières. Les mois sont lunaires, et le praticien du jeûne du ramadan peut suivre l’avancement du mois en regardant la phase de la lune comme sur une horloge (pleine lune : on est à la moitié). Comme dans beaucoup de spiritualités, l’eau et les sources sont sacralisées comme le Vivant, al-Hayy, un des noms de Dieu. Les étoiles, les montagnes, les végétaux (du grain de moutarde à l’olivier), les animaux (de l’araignée à l’éléphant) et même les roches en leurs diverses teintes sont célébrés : l’humain est à la fois minuscule et particulier dans ce cosmos, glaise modelée (ou « poussière d’étoiles » pour se la jouer plus scientifique) et lieutenant (calife) de Dieu.

L’islam peut être vu comme religion, spiritualité et cultures (dans ce dernier cas au moins il mérite largement le pluriel). Ses formes religieuses sans spiritualité ni cultures conduisent, les djihadistes de Daech l’illustrent bien, à la pure barbarie, au démon déguisé en musulman. Au Maroc, par exemple et au contraire, s’est construite au fil des siècles une culture de la spiritualité, voire une mystique collective, remplie de trésors de délicatesse. On reproche parfois à l’islam maghrébin du « culte des saints et des génies » de trop se rapprocher de l’animisme, avec ses sources, ses grottes et ses arbres sacrés, avec les étoiles filantes qui sont autant de pierres lancées à Satan par les anges. Mais cette culture ne répond-elle pas très exactement à l’esprit cosmique de l’islam et du Coran, qui relient l’humain à son environnement et aux univers (al-alamin) ?

Permettez-moi un témoignage personnel. En vingt ans de « recherches participatives » sur la confrérie soufie populaire des Hamadcha (près de Meknès), j’ai assisté à des dizaines voire des centaines d’égorgements, du poulet au taureau, en passant par les béliers et les boucs. Bien que sensible à la souffrance animale, je n’en ai jamais perçu d’excessive : un léger spasme quand le couteau coupe la carotide, puis quelques secondes d’évanouissement pendant que le sang s’écoule (rien à voir avec les terrifiants hurlements d’un cochon qui savait qu’il allait mourir comme j’en ai entendu naguère). Ces sacrifices ont trois destinataires : Dieu, au nom duquel ils sont procédés et qui est imploré comme Celui qui guérit, les humains qui vont se partager la viande, et les esprits des « gens de la terre » (ahl al aard, djinns, jnun, esprits, « forces que l’esprit sent »), qui n’ont pas les mêmes interdits alimentaires que les humains et se régalent du sang poussé vers les trous d’évacuation. Ils relient donc le ciel, les humains et la terre et grâce à cela soignent les humains pour lesquels on y procède – Tobie Nathan, principal penseur de l’ethnopsychiatrie, rappelle que le médicament le plus utilisé sur la planète n’est pas l’aspirine, mais le poulet sacrifié. Cela s’inscrit dans toute une culture à la fois tournée vers le ciel (mystique) et vers la terre (thérapeutique), dont les rituels pleins de beauté induisent paix, amour et harmonie entre les participants, et avec les forces célestes et chtoniennes. Il s’agit d’une mystique collective, où les femmes mènent la danse (au propre comme au figuré). Mais les Hamadcha, bien que fabriquant les traditions spirituelles vivantes du « noyau culturel maghrébin » (même si celui-ci est recouvert par une « écorce moderne »), sont vilipendés par les « élites culturelles » comme sauvages puisqu’ils font couler le sang hors de l’Aïd, et hérétiques à l’égard de la normativité wahhabo-frériste de l’islam…

« Moderniser l’islam » en remplaçant par exemple la coutume du sacrifice du mouton par un don reviendrait à en supprimer la dimension cosmique, le lien établi avec la vie, la mort, le sang… (Pourtant cette dimension est bigrement plus intéressante que le coupage du halal et du haram en quatre). La question, « politique », qui se pose est : comment préserver cette coutume dans un cadre urbain, en respectant l’animal et les règles de l’hygiène, dans un monde où s’agencent en chacun de nous, à des titres divers, les tribus, les cultures et la citoyenneté, les convictions et traditions d’ici et d’ailleurs, la modernité, la postmodernité, et, espérons-le, la post-postmodernité ? La réponse n’est pas simple, elle est même nécessairement complexe, car prendre au sérieux les différentes logiques en présence, mais chercher à y répondre respecterait les exigences pour « construire ensemble » une société connectée au cosmos, notamment grâce aux coutumes amenées dans leur bagage par des paysans pauvres et peu lettrés venus du pays du Couchant (« Maghreb », en arabe).

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Informations complémentaires

Année

2015

Auteurs / Invités

Olivier Abdessalam Ralet

Thématiques

Abattage des animaux, Abattage rituel, Halal, Islam, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Respect des animaux