Description
L’arbre de la science et les valeurs
Il convient de se demander comment, dans un univers philosophique qui, depuis Parménide, était entièrement fermé sur l’Être et sur la Raison, le concept de liberté a pu brusquement surgir. Ce n’est pas qu’il n’ait de tout temps affleuré à la surface de la conscience ; mais on en étouffait généralement l’annonce, et même le stoïcisme n’a accepté de lui reconnaître un statut égal à celui de la raison qu’en le confondant avec elle. Seule l’expérience chrétienne, en se voyant obligée de porter à l’absolu, lui a fait sa place, et par là même, a mis en évidence le dilemme fondamental. Celui-ci cependant, pour nous être ainsi apparu d’abord dans le ciel, est bien de ce monde. Nous avons vu qu’il réside déjà dans la simple conception d’une nature de l’homme. Mais nous pouvons dire qu’il fait la substance même du quotidien, et qu’il n’est aucune de nos pensées, aucun de nos actes qui ne le pose. Être homme et agir en homme, c’est vivre dans cette ambiguïté où nous jette l’existence simultanée de la raison et des valeurs.
N’est-il pas contradictoire, en effet, de vouloir traiter du problème moral rationnellement ? Car il en va là de notre bonheur, c’est-à-dire de la chose la plus vague, la plus chimérique, et de la plus humaine des inventions. Les hommes s’entendent encore à moitié sur leurs répulsions et sur leurs dégoûts, beaucoup moins sur les objets de leurs désirs. Quoi d’étonnant à cela, si notre existence constitue un nœud de contradictions dont nous tirons, au hasard des circonstances et des impulsions, n’importe quel fil ? Aucun critère, sinon tout relatif, ne préside à notre choix. L’aspiration vers un bien ne fait pas de doute ; mais à peine essayons-nous de le concevoir, de définir un « souverain bien » : comme devant le chef-d’œuvre inconnu, nous n’y reconnaissons plus rien.
Mais cela est truisme. Il suffisait de dire que le bonheur, le bien, sont des valeurs, et que les valeurs n’acquièrent précisément de consistance que dans la mesure où la raison se trouve incapable de les fonder. Peut-être est-ce là la découverte de la philosophie moderne qui a le plus de conséquences : celle qui rend le mieux compte du désarroi de l’homme tout en justifiant son ambition démesurée. Et c’est à Kant sans doute qu’on doit cette rupture qui délivre l’homme en le jetant à l’abandon. Car, jusqu’à Kant, les valeurs dépendaient étroitement de la raison ou de la foi, un peu de la même manière que les fruits dépendent du tronc et des branches. Elles n’avaient pas tant été créées pour l’homme que celui-ci n’avait été créé pour elles. Il ne lui était permis d’en user que s’il consentait à rendre hommage, à travers leur saveur, au principe qui les avait nourries. Certaines, d’ailleurs, étaient défendues. Ainsi, l’homme était lui-même suspendu à l’arbre de la science comme un simple corollaire. Il n’avait guère d’autre droit que celui d’être raisonnable. On le lui a assez répété. Et c’est parce que la raison n’aboutissait finalement qu’à cette maigre prébende que ce mot a fini par devenir synonyme de résignation. Pourtant la résignation n’était pas tout à fait la raison. D’une certaine façon, elle en était même le contraire, car elle avouait l’impuissance. Et il a suffi que l’on s’avisât de cette impuissance, que la raison mourante donnât moins de lumière pour qu’aussitôt, dans l’ombre, les valeurs se missent à luire d’un éclat singulier. Une fois coupé le cordon ombilical des preuves, elles commencèrent à vivre de leur vie propre. Avec elles, l’homme était enfin né, mais dans la solitude. Et l’on s’en souvint du mot de Satan, lorsqu’il propose à l’homme les valeurs :
Vous serez semblables à Dieu, connaissant le bien et le mal.
C’est bien cette même tentation que Kant apporta à l’homme lorsqu’il montra que l’esprit reste enfermé dans ses catégories et doit par suite abandonner l’espoir de s’élever jusqu’à l’essence des choses, jusqu’à l’absolu. Certes, la raison n’a pas perdu tout pouvoir : elle peut encore, parmi les valeurs, nous en désigner certaines comme préférables à d’autres, nous guider dans notre choix. Mais cette préférence sera toute relative aux circonstances, et il n’est plus désormais aucun point de repère inébranlable d’où nous puissions survoler notre destin. Paradoxe suprême : c’est au contraire dans la mesure où les valeurs restent ainsi suspendues dans le demi-vide qu’elles acquièrent leur consistance et leur vertu. Elles n’existent vraiment que lorsqu’elles sont préférées. En donnant à l’homme le pouvoir de choisir, on l’investit du même coup du pouvoir de créer, dans une certaine mesure, l’objet de son choix. Sa vie insensée, il en fait du moins ce qu’il veut.
Or il semble bien que Kant ne comprit pas, ou ne put pas supporter, cette révélation. Cette folle liberté qu’il vient de mettre au monde, il n’a de cesse qu’il ne l’ait élevée à l’absolu en la travestissant sous les oripeaux de l’ancienne Raison : il en fait la loi morale. Et il réalise ce véritable tour de passe-passe d’une manière qui est bien propre à nous intéresser : par un simple renversement. Si aucun absolu ne fonde plus la conduite morale, ne peut-on en effet permuter les termes du problème et trouver dans la loi morale le fondement de l’absolu ? Ne nous occupons pas de savoir si la notion d’obligation, de devoir n’a pas une origine empirique et sociale qui nous empêcherait de la considérer comme une donnée immédiate. Elle est en tout cas une valeur qui s’impose à nous, et qui s’impose sans raison suffisante, comme toutes les valeurs. Il est même facile de voir que celle-ci est particulièrement autonome, irréductible : car la faire dépendre de l’utilité ou du désir de gloire la ruinerait sans rémission. Elle constitue donc la plus injustifiable des valeurs, la plus précaire, la plus gratuite. Mais précisément, le fait d’exister ainsi et comme malgré tout, sans cause et sans preuve, avec opiniâtreté, lui confère soudain une présence de réalité, une évidence plus grande que celle qui s’attache à n’importe quel autre concept. C’est sa précarité même qui fait sa nécessité ; c’est la pure liberté qu’elle exprime qui lui confère une essence indubitable. Pour soutenir une telle liberté, il faut donc appeler à la rescousse rien de moins que Dieu lui-même. Et le saut est fait : car c’est bien du saut « existentiel » qu’il s’agit ici.
Ainsi l’impératif kantien apparaît comme une révolte instantanée contre l’absurde ; et cette révolte s’accomplissant par une véritable permutation, on ne s’étonnera pas qu’à cette loi morale, à cette raison pratique que constituait d’abord le surgissement spontané de la liberté, Kant ait prêté finalement tous les caractères de la raison pure et du moi transcendantal : universalité, intemporalité, nécessité. Le devoir s’est de nouveau englouti dans le savoir. Mais un tel retournement ne peut évidemment pas nous satisfaire, puisque les postulats invoqués ruinent les bases sur lesquelles on s’était appuyé pour les poser. De nouveau, les valeurs sont réductibles, et l’homme s’en retrouve prisonnier.
Il fallait chercher une autre voie, un autre mode de conciliation : c’était le problème qui se posait après Kant à la philosophie morale. Comment réserver les droits de la raison tout en faisant sa part au pouvoir créateur de l’homme ? À défaut d’un accord instantané et dont l’individu seul se révélait incapable, ne pouvait-on du moins espérer cette conciliation au terme d’une aventure de longue haleine dans laquelle l’humanité tout entière se trouvait engagée ? Car il est un élément naturel qu’on n’avait pas fait intervenir jusqu’alors et dont la nature même implique un pouvoir irrésistible de synthèse : le temps.
Le mythe de l’histoire
D’après l’hypothèse historique, l’absolu (ou l’essence de l’homme) ne serait donc plus en fait, mais bien en acte ; elle se réaliserait dans l’histoire. Ce n’est qu’au terme de la création continuée à travers l’homme, au bout de l’évolution, qu’il y aurait conciliation. Mais une telle prétention n’est-elle pas injustifiable ? N’est-elle pas en outre une duperie ?
Une prétention vraiment insensée, car elle accorde à l’humanité et à son destin une importance que, depuis les deux infinis de Pascal, leur place dans l’univers nous permet de moins en moins de leur reconnaître. À cette échelle, le peuple des fourmis ne serait pas moins justifié que nous de se réclamer d’un destin providentiel. Sans doute, on peut objecter que le seul fait de parler d’une « importance » plus ou moins grande de l’humanité » implique déjà l’idée d’un certain plan, d’un certain ordre du monde, et par conséquent celui d’une Providence. Il est vrai, d’autre part, que les indus, par exemple, semblent avoir de l’immensité du temps une conception moins orgueilleuse que la nôtre : ils conçoivent très bien l’humanité emportée comme un fétu sur cet océan, et les dieux eux-mêmes n’échappent pas à ce glissement universel des êtres. Mais encore peut-on répondre que ce temps objectif n’est qu’un mythe, qu’il n’est d’autre temps que le temps humain, et que l’homme n’a donc point tort de chercher un sens à ce qui le reconnaît comme condition. Il n’y a pas d’orgueil à prétendre à une place d’où l’on ne domine plus rien.
Au demeurant ce qui nous intéresse, ce qui nous désespère et nous exalte, c’est précisément cet injustifiable abandon à la discrétion de l’espace et du temps. Si nous ne pouvons prendre au sérieux la prétention de la fourmilière, nous n’avons pas davantage le droit d’en rire. Mais encore faut-il que ce soit bien nous, en tant qu’individus souffrants, qui conservions l’espoir de participer tôt ou tard à ce salut que nous offrirait l’accomplissement historique. Nous : non pas nos descendants lointains, non pas une humanité future pour laquelle nous ne pouvons guère éprouver qu’une curiosité désintéressée. C’est la conscience individuelle qui exige dédommagement. En faire un bref éclat de souffrance au cours d’une lutte qui n’aboutira au triomphe que lorsqu’elle ne sera plus là pour récolter les fruits, c’est lui offrir une consolation spécieuse, c’est la duper. Ainsi les théories de la « parousie » doivent-elles se préoccuper au moins d’offrir une compensation à cette conscience, et si possible de ménager la possibilité de sa récupération à la fin des temps.
Ceci, déjà, fixe quelques coordonnées du problème. Mais on peut envisager le temps comme une répétition, comme une stagnation ou comme un mûrissement, suivant que l’on met l’accent sur le passé, le présent ou l’avenir. Nous ne nous occuperons cependant pas pour l’instant de la conception antique d’un temps cyclique, ou de celle de l’éternel retour, parce qu’elles nous proposent une solution qui déplace le problème et aboutit à nier l’histoire. Ce qui nous retiendra à peu près exclusivement, c’est la thèse occidentale, proprement historique, du temps conçu comme une évolution dirigée vers un but plus ou moins défini, du temps irréversible qui s’assigne une fin réelle ou progresse du moins vers elle comme vers la limite idéale. Quelles sont les conditions d’un sens de l’histoire ?
Il est clair, depuis les analyses que les philosophes de l’existence et de la phénoménologie ont faites du temps, d’une part que celui-ci suppose toujours la présence d’un observateur et qu’il n’existe donc pas de temps proprement objectif ; d’autre part, que la perception du temps n’est pas réductible à une série d’états psychologiques (mémoire, attente) qui, par leurs combinaisons et leur articulation, rendraient rationnellement compte du changement. Le temps apparaît bien au contraire comme une puissance autonome, une force spontanée qui se joue de la nécessité et toujours lui échappe, même si elle semble parfois lui obéir. Et cependant, dans la mesure où nous prétendons reconnaître au temps un certain sens, nous postulons une certaine nécessité. Nous exigeons au moins de pouvoir ramener l’évolution à un concept clair et distinct, de connaître la loi de cette courbe que trace notre destin ou celui des choses. Et qui parle de courbe déjà suppose continuité. Un sens du temps ne se conçoit pas en dehors d’une constance dans le changement : il faut que quelque chose demeure à travers le devenir, pour qu’à ce devenir nous puissions assigner une forme. Davantage : le fait de dominer ainsi le temps et de le supposer réductible à un schéma nécessaire implique la conception d’un terme à la durée, d’une fin de l’évolution – et sans doute aussi celle d’un commencement. Il n’y a pas de sens possible en dehors d’un accomplissement au moins idéal, puisqu’un sens qui laisserait intact le pouvoir irrationnel de l’évolution avouerait par là même qu’il est incomplet, précaire, incapable de vraiment maîtriser le temps. De sorte que l’on peut se demander si le projet de découvrir un sens à la durée et à l’histoire ne manifeste pas en réalité une conduite de fuite, la volonté d’échapper au temps et de nier le temps au profit d’un obscur désir d’éternité.
Remarque curieuse : un tel désir chimérique n’est pas étranger à l’idéal le plus rigoureux et le plus précis que la pensée se soit jamais proposée : le déterminisme. En effet, dans un monde exactement prévisible, le temps serait réduit à n’être plus qu’une coordonnée analogue à celles qui mesurent l’espace, la connaissance instantanée que nous pourrions prendre de tous les états possibles de l’univers priverait celui-ci de tout avenir, comme d’ailleurs de tout passé, et nous aurions véritablement affaire à un monde mort. Fait plus surprenant encore : c’est en effet une telle mort qu’une analyse rigoureuse des conditions imposées par l’état même des choses aux transformations énergétiques du monde nous a prédite. Le principe de Carnot nous peint un univers où l’énergie d’abord amassée en certains points va ensuite se dissipant, s’éparpillant à travers toute la matière, et tend par la suite à s’égaliser dans un équilibre terminal qu’on a effectivement désigné sous le nom de « mort thermique ». Car on conçoit sans difficulté qu’une fois cet équilibre atteint, il n’existera plus dans le monde aucun principe de changement, et que le temps dès lors aura tari. Pareillement les récentes théories astrophysiques sur la fuite des nébuleuses et l’accroissement régulier du rayon de l’espace courbe semblent bien à leur tour définir un état final où, parmi une matière infiniment raréfiée, les radiations elles-mêmes parties d’un corpuscule, tout échange d’énergie sera impossible. Ainsi l’évolution du monde physique se dirigerait vers une fin cosmique qui serait aussi la fin du temps : et il s’agit bien ici d’un temps aussi objectif qu’il est possible de rêver.
Quelle est la valeur de telles prévisions ? Je n’ai aucune compétence pour en décider. Notons cependant que leur base n’est pas uniquement expérimentale ; elles ne s’appuient pas seulement sur le fait que l’observation des phénomènes nous révèle cette constance dans le changement, en dehors de quoi il n’est pas de sens possible (cette constance étant, dans le cas de l’entropie, que toute transformation d’énergie d’une espèce en une autre ne se fait pas sans production de chaleur, c’est-à-dire d’énergie éparpillée). Cette base est en outre rationnelle. On conçoit fort bien, par exemple, que tout choc entre deux corps (énergie mécanique) ait généralement pour effet de répartir cette énergie globale entre toutes les particules composant ces corps : l’énergie se dissipe aussi facilement qu’une goutte de vin versée dans l’eau ; tandis qu’il est évidemment beaucoup plus difficile de rassembler les molécules ainsi éparpillées pour reconstituer la goutte primitive, à savoir ici l’énergie mécanique concentrée dont on était parti. Cette considération détermine une irréversibilité est-elle fondée en toute nécessité ? On peut en douter, lorsqu’on songe à ces théories qui prétendent sauver l’univers de sa « mort » en imaginant des états infiniment peu probables, mais possibles, pendant lesquels un renversement brusque du processus permettrait en quelque sorte au monde de se recharger. La postulation d’une durée illimitée autorise la croyance en un tel « éternel retour » énergétique. Au demeurant, ces prévisions ne sont en fin de compte que des hypothèses : leur valeur dépend de celle de la science elle-même, de celle de l’hypothèse déterministe (dont on n’ignore pas qu’elle a dû ces derniers temps se reconnaître certaines limites), enfin du pouvoir de la raison elle-même.
Si donc, dans le monde de la nature, l’idée d’un sens de l’évolution n’est pas du tout inconcevable, ce sens reste néanmoins hypothétique. Pourra-t-on en dire autant de l’évolution de l’humanité ? Certes, il est indéniable, et en dépit de fréquentes rechutes, que cette évolution semble suivre depuis l’époque historique une certaine direction qu’on pourrait définir comme une libération de l’homme à l’égard des contraintes tant naturelles que sociales. Il se produit dans le domaine humain une curieuse égalisation des consciences, assimilable symboliquement à celle que l’entropie détermine dans le monde physique. Mais il va sans dire que la probabilité de ce sens apparaît comme beaucoup moins grande encore. Car, sans même mentionner que le passé humain ne nous est connu que par les reconstitutions historiques qu’on en a faites, lesquelles dépendent inévitablement elles-mêmes de la conception que leurs auteurs se font de l’histoire, on voit immédiatement que les faits sur lesquels on s’appuierait ici pour dégager inductivement une loi sont infiniment plus précaires que les observations des physiciens. Le concept de libération est bien plus vague et plus difficile à déterminer que celui de niveau énergétique ; il se pourrait même qu’il fût d’essence totalement différente, puisqu’en lui la qualité semble inextricablement mêlée à la quantité. De plus on peut, dans le cas de l’entropie, construire un système mécanique assez simple permettant de rendre compte rationnellement des différences irréversibles qui existent entre les états. Tandis que, si même on accepte de reconnaître dans l’économie politique une théorie de ce genre valable pour le monde humain, on sera bien forcé de convenir qu’elle est infiniment plus complexe et plus aléatoire que la théorie cinétique des gaz, par exemple. C’est pourtant ce que Marx a tenté ; mais on sait du reste qu’il a échoué en grande partie à prévoir le futur même le plus immédiat.
Ainsi l’existence et la découverte d’un sens objectif du temps humain apparaissent plus incertaines encore que celles d’un sens de l’évolution physique. Il ne semble pas que nous puissions ici formuler une loi véritable : à tout moment, le cours de l’histoire se révèle soumis à des forces qu’il nous st impossible de prévoir et qui ont fait les historiens parler de Providence, de hasard ou de liberté. Dire d’ailleurs que les événements humains ne sont pas déterminables, ou bien que le temps de l’histoire n’est pas purement objectif, c’est souligner la même incertitude. Peut-on cependant renoncer à trouver une objectivité au temps ? Pas plus, sans doute, que le priver totalement de liberté. L’évidence même du temps n’est pas compatible avec la conception d’une objectivité parfaite et d’un déterminisme intégral. L’univers que la science construirait si elle pouvait entièrement remplir son dessein ne serait plus qu’objet compact et intemporel.
Mais en revanche, toute postulation d’un sens du temps nous force à admettre une certaine nécessité. Pour qu’il y ait simple changement déjà, il faut qu’une permanence soit accouplée à une différence. Et c’est précisément ce dont rend compte le phénomène de la mémoire. La mémoire n’est pas la conservation pure et simple du passé, car ce qui se conserve intégralement est toujours présent ; elle n’est pas non plus la renaissance du passé sous forme de souvenir. Elle est, proprement, une manière privilégiée (le projet en est une autre) dont nous vivons la durée. Lorsque nous nous souvenons, nous savons que l’événement évoqué est révolu, et c’est en tant que révolu que nous l’évoquons. Pourtant, de cet événement, le souvenir constitue au moins la trace. Non pas une trace palpable à la manière d’une empreinte laissée dans le sable, mais une trace virtuelle qui ne peut précisément s’exprimer autrement que comme une permanence au sein du changement. Cet objet a joué hier un rôle dans ma vie : c’est bien aujourd’hui le même objet, mais son rôle a disparu, n’est plus à présent que de l’histoire. Ou bien c’est l’objet même qui s’est transformé, sans cependant cesser d’être complètement identique à lui-même. Ce verre ébréché est encore le même verre où l’on peut boire : et le verre n’est ébréché aujourd’hui que parce qu’il était intact hier, ma mémoire en fait foi. Ainsi, pour que deux états du monde puissent être dits successifs, il faut bien que, grâce à ma mémoire, je saisisse du même coup une permanence et une différence. Quelque chose s’est conservé de l’état A à l’état B, et quelque chose aussi est autre. Et sans doute est-il incorrect de parler de « quelque chose ». La permanence et la différence sont le plus souvent indissociables : cette parfaite imbrication constitue précisément le sentiment de la durée. La science, elle, s’efforce d’insister sur la permanence. À la limite, elle rêve de faire de la différence une simple illusion. Elle admet bien le rôle de la mémoire dans la recherche scientifique, elle l’exclut du monde qu’elle édifie. Elle reconnaît que la mémoire existe dans la perception du changement, mais elle la bannit du changement lui-même ; et l’on voit bien comment elle procède à cette expulsion : en supposant que les points de vue que nous prenons sur les choses peuvent être théoriquement multipliés à l’infini, de telle sorte que les états pouvant être séparés par des intervalles de temps aussi petits que l’on veut, la mémoire n’ait plus à intervenir. Aussi une conception purement déterministe du monde de ce phénomène de la mémoire. Car on ne conçoit pas dans un tel monde qu’il puisse exister une part du présent qui ne soit rien que la trace, et comme le reflet du passé. Tout y change peut-être ; mais certainement rien n’y dure. Rien ne s’y conserve, et c’est pourquoi on peut dire aussi bien que tout demeure. Dès lors, si nous voulons rendre compte de notre expérience du temps et de notre sentiment de l’histoire, il faut que nous admettions qu’en dehors de la permanence existe une différence qui lui est irréductible et qui introduit une liberté.
Logiquement corrélatifs, l’identité et la différence, la nécessité et la liberté, ou encore, si l’on veut employer la terminologie hégélienne, l’être et le non-être, le sont encore existentiellement : le temps en sort comme leur synthèse. Il est la contradiction réalisée, la possibilité pour la contradiction d’exister dans le concret. Ou plutôt on ne peut même pas dire qu’il est, puisqu’il est devenir, que le présent apparaît essentiellement comme ce qui passe, c’est-à-dire ce qui touche jusqu’à s’y confondre à son absence. Les conceptions existentielles du temps telles qu’on les trouve chez Heidegger ou chez Sartre, ne font en somme que reprendre l’idée de Hegel en l’humanisant, en faisant descendre dans l’homme la contradiction fondamentale que l’auteur de la Logique avait posée conceptuellement. Pourtant, le changement, en dépit de la part de nécessité qu’il contient, ne comporte pas ipso facto un sens. Toutes ces vagues dans leurs chevauchements indéfinis ne font pas nécessairement surgir un rivage ; elles ne l’appellent même pas. Si ce qui est conservé quand on passe de l’état B à l’état C est entièrement différent de ce qui s’était conservé lorsqu’on était passé de A à B, la liberté est totale et le temps n’est plus qu’une suite chaotique de fragments sans liens. Une continuité et un sens impliquent, comme nous le disions, une constance dans le changement : il faut que ce qui se conserve de B à C soit au moins partiellement identique à ce qui se conserve de A à B, et ainsi de suite, – de sorte qu’on doit admettre que quelque chose éternellement subsiste sous-jacente à toutes les variations du temps : ce quelque chose est son sens.
Mais ce n’est pas encore suffisant. Si nous voulons que ce sens aboutisse, si nous prétendons que le temps trouve son terme, il faut alors imaginer que cette nécessité et cette liberté, dont la conjonction crée le temps, finissent par rentrer l’une dans l’autre, que l’une parvient à se rendre maître de l’autre et à l’absorber. Or cela est évidemment possible de deux manières. Ou bien ce qui survient de nouveau à chaque nouveau passage se trouve lui-même conservé et la nécessité profonde qui est comme la colonne vertébrale de l’évolution ne cesse de s’enrichir, par synthèses successives, tandis que la liberté au contraire s’amenuise et finit par s’effacer ; c’est en somme la thèse de Hegel. Ou bien c’est au contraire la liberté qui, à chaque étape, s’enrichit aux dépens du noyau de nécessité, l’évolution tendant à présent à donner libre cours à son pouvoir créateur et à l’efflorescence de ses formes libres, jusqu’à user complètement l’axe qui servait à ces formes de support. Je crois que, sans sollicitations excessives, le bergsonisme pourrait trouver dans cette image une manière d’interprétation.
Pour Hegel, l’Esprit parvenu au terme de ses métamorphoses constitue la réalité achevée. Cette solution admet donc bien un enrichissement progressif de la réalité au cours de l’évolution. Néanmoins, pour que toute la nouveauté qui se manifeste à chaque instant puisse se conserver et venir s’agglomérer au noyau primitif, il faut postuler qu’il ne s’agit pas là d’une simple addition, comparable à celle de la neige venant adhérer à la boule, mais d’une véritable organisation, d’une synthèse perpétuelle et profonde à laquelle doit bien présider une sorte de loi. Cette loi est précisément la dialectique. La dialectique n’est pas la logique pure, car elle oit faire place à la liberté introduite par le temps. Mais elle récupère cette liberté pour l’intégrer à la nécessité en voie de formation. En regardant vers l’avenir, le monde – et singulièrement le monde humain – peuvent apparaître comme des organismes qui se constituent peu à peu spontanément, et donnent à chaque instant naissance à des formes imprévisibles. Mais ce monde fluide et plus ou moins invertébré, si l’on se retourne à présent vers son passé, apparaît au contraire comme régi par une nécessité implacable. Si la dialectique se conçoit donc comme une logique temporalisée, la logique apparaît inversement comme le dépôt de la dialectique. En prenant conscience du milieu naturel, en se libérant peu à peu par le travail, en construisant les mondes culturels de la science, de l’art, du droit et de la philosophie, l’homme exerce et découvre la liberté qui alimente l’histoire. Mais aussi, par et dans cette action même, il prend conscience de la loi profonde qui restitue cette liberté à la nécessité fondamentale. Se libérer, c’est permettre à l’Esprit de se reconnaître lui-même et par suite de devenir ce qu’il est. Par la lutte et le travail, la conscience rend objectifs le monde et elle-même, elle arrive ainsi à la connaissance de soi ; et comme cette connaissance dévoile en même temps la rationalité de sa structure et la loi profonde qui assemble en une totalité de plus en plus riche toutes ses expériences successives, son aliénation ne lui apparaît finalement que comme le moyen de sa réconciliation et l’Esprit se bâtit sur l’amas ordonné des ruines. La liberté se trouve donc réduite ainsi à la formule par laquelle Marx la définira : « un consentement à la nécessité ». Et le moment où la loi dialectique est découverte est aussi celui où l’Esprit a pris entièrement conscience de soi, puisque cette loi n’est rien d’autre que cette prise de conscience : c’est donc le moment ultime précédant la tombée de la nuit où soudain s’élève, « comme l’oiseau de Minerve prend son vol », la philosophie hégélienne, qui est le vrai couronnement de l’histoire.
On sait la fascination que l’hégélianisme a exercée sur notre époque. En faisant de la liberté qui surgit de la conscience la loi même qui préside à l’évolution, il offrait apparemment une solution du dilemme. De plus, puisque l’Esprit est fait des expériences accumulées des hommes, il semble tenir compte de l’exigence qui hante la conscience individuelle de ne pas se trouver engloutie dans l’évolution, mais d’être au contraire récupérée en quelque manière à la fin du temps. Il est vrai qu’il faut pour l’admettre un certain acte de foi. Le monde marche vers une universalité où les caractères particuliers risquent de se perdre. Et en attendant, la consolation de l’individu écrasé par les avatars de l’évolution reste d’ordre purement intellectuel : l’explication doit suffire à nous faire supporter notre destin. C’est déjà conférer à la pure raison une valeur supérieure à celle de l’histoire. Mais il faut en outre que la philosophie hégélienne ait apporté la bonne parole : ceux qui sont morts avant son avènement sont pareils aux âmes qui n’ont pas connu la révélation : leur place est dans une ignorance sans salut comme au fond des limbes sans espoir.
Au demeurant, cette explication est loin d’être aussi satisfaisante qu’on pourrait le désirer. N’y a-t-il pas contradiction à supposer une liberté qui s’érige en loi et aboutit à une nécessité absolue ? En somme, c’est la possibilité même de la dialectique qui est ici en cause. On voit assez mal la nécessité qui préside aux synthèses successives, à l’ordre même de ces synthèses, et il semble qu’avec un peu d’habilité, on pourrait obliger n’importe quelle série de concepts à rentrer dans une construction de cette espèce. De plus, pourquoi cette série doit-elle ne comporter qu’un nombre fini de termes ? Il semblerait au contraire que l’Esprit qui en est l’achèvement, étant infini, universel, absolu, ne puisse être obtenu que par une progression infinie ; sinon, il faut recourir au procédé qu’exige tout passage à l’absolu et introduire ici encore, entre les termes avant-dernier et dernier, une discontinuité brusque qui ne peut être franchie que par saut.
Enfin la dialectique hégélienne tire, sinon ses preuves, du moins son pouvoir affectif de conviction, d’illustrations historiques comme la lutte entre le maître et l’esclave, le stoïcisme, la conscience malheureuse du scepticisme, le héros romantique, etc., dont le moins qu’on en puisse dire est que l’interprétation que Hegel en donne est discutable, d’autant plus que cette interprétation n’est possible qu’à partir d’une vérité qu’on suppose donc déjà découverte. Et nous touchons là au reproche qu’on fait le plus souvent à cette doctrine : il concerne sa prétention à se donner pour le dernier mot de l’histoire et de la philosophie. Si cette philosophie est vraie, si en elle l’Esprit a pris conscience de lui-même et reconnu sa loi, dès lors tout est résolu et nous nous trouvons hors du temps. Or nous sommes bien en possession de ce dernier mot, Hegel l’était déjà, et le rideau est toujours levé sur l’avenir, et l’on ne cesse de commenter l’hégélianisme comme si la philosophie n’avait pas fini de se trouver et de se reconnaître : nous sommes toujours les mêmes prisonniers en perpétuelle évasion du temps.
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Informations complémentaires
Année | 2010 |
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Auteurs / Invités | Maurice-Jean Lefebvre |
Thématiques | Philosophie, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses |