Description
Contrairement à Hegel pour qui la liberté n’était guère qu’un moyen d’accomplir la nécessité, Bergson met l’accent sur cette liberté présente au cœur de l’évolution, et c’est la nécessité qui, chez lui, figure une sorte d’illusion. Si nous étions de pures consciences, nous coïnciderions intuitivement avec le flux libre du monde, sans que celui-ci puisse nous apparaître contradictoirement comme étant à la fois composé de matière et d’esprit : nous aurions retrouvé l’unité originelle. Mais nous sommes un corps agissant, et ce sont les nécessités pratiques de notre action qui, en obligeant notre perception à découper dans la pure durée des instants distincts, exclusifs l’un de l’autre, font surgir à la fois et par l’effet de deux mouvements conjugués dont le second est simplement la réaction au premier, l’intelligence et la matière. Aussi le monde de la science et de ses lois est-il un monde tout pragmatique qui nous dérobe la perception intégrale du réel. Mais cette thèse est bien connue, et je voudrais seulement insister sur la manière dont Bergson, à sa lumière, est amené à concevoir l’évolution. Celle-ci peut-elle encore avoir un « sens » ? Difficilement, si l’on se place d’emblée dans la réalité, puisque cette réalité, au dire de l’« évolution créatrice », se révélerait pure spontanéité, pure durée. Privée de cette structure spatiale que nous lui prêtons illusoirement, impénétrable à l’intelligence, on ne voit plus en effet par quel procédé nous pourrions encore saisir, entre ses éléments, de ces rapports qui seuls définissent la progression d’une série. Seulement nous ne sommes pas encore assimilés au mouvant, et l’évolution doit donc en attendant nous rester en partie intelligible. Précisément, il semble que la nature nous apparaisse comme une vaste machine, laquelle à travers les échecs, les erreurs et les oublis, essaie de remonter la pente qui l’entraîne vers la matérialité pour rejoindre au contraire la tension parfaite, la pure continuité de la durée. Il y aurait donc une direction de l’évolution, en ce sens que la vie, partout où nous la voyons à l’œuvre, s’efforce d’échapper à l’envoûtement de la matière, de se dégager de la prévision, de « greffer sur la nécessité la plus grande somme possible d’indétermination », et qu’elle manifeste en somme une aspiration presque irrésistible vers la liberté. De cette aspiration, on peut trouver au moins les signes dans l’évolution biologique où la vie semble se jouer à résoudre avec une sorte de fantaisie les problèmes qui lui sont posés par le développement de l’embryon, et où nous remarquons d’autre part que les êtres les plus complexes sont ceux chez lesquels l’automatisme a disparu graduellement pour faire place à la décision libre. Mais elle se manifeste aussi dans les sociétés humaines, dans cet élan qui prétend nous dégager des impératifs de la « morale close », assimilable à l’instinct, pour nous permettre au contraire d’entendre l’appel d’une vérité toute désintéressée, et de reconnaître dans les héros et les saints les réussites sporadiques de la vie à la recherche d’une « morale ouverte ». Ainsi la nécessité, tant biologique que sociale, se trouverait surmontée. Et tandis que la thèse hégélienne conduisait assez naturellement à la praxis marxiste et à l’extériorisation de l’homme dans le monde, la conception bergsonienne de l’évolution déprécie au contraire l’action, source de nécessité, pour prôner une intériorisation qui, dans les deux sources, aboutit à nous proposer en exemple le mysticisme.
On ne peut nier l’ampleur et la force de cette vision. Elle ne va pourtant pas sans difficulté. Si la durée pure est bien notre réalité, alors la matière et l’intelligence sont en effet des erreurs et des obstacles que nous devons vaincre. Mais tout d’abord on ne conçoit pas comment ces erreurs et ces obstacles ont pris naissance ; de plus, aucune véritable nécessité n’oblige la vie à les surmonter, puisque l’élan qui l’anime est précisément celui de la liberté. À mesure que la nécessité s’amenuise, le sens même de l’évolution qui avait besoin de cette nécessité pour se concevoir nous échappe : sur quoi s’appuiera-t-on encore pour donner une structure au temps ? Il y a là une ambiguïté qui peut s’exprimer en disant que l’évolution se dirige vers une négation du temps qui n’est autre cependant que le temps lui-même. Sans doute, seule l’intuition est capable du réel : notre conception du temps comme « structure » est erronée, et le seul sens que nous pouvons lui reconnaître est tout empirique : il est celui que nous a révélé la biologie. Mais ce recours tombe évidement sous le coup du reproche que l’on peut faire à toute induction : la métaphysique bergsonienne nous apparaît alors construite tout entière en porte-à-faux sur le frêle soubassement qu’ont édifié depuis une centaine d’années à peine les sciences de la vie. Et dès lors Bergson doit bien admettre qu’il n’y a pas de sens nécessaire à l’évolution : c’est une création continuée, une prolifération qui jouit d’elle-même. Le futur n’est donc pas prévisible, et l’avenir sera donc ce que l’homme le fera. Mais il est facile de voir que cette sorte de concession introduit un nouveau dilemme. Car l’action qu’on estime à présent indispensable est une action très particulière : comme le sens de l’histoire n’existait que par la négation de la nécessité qui seule pouvait le fonder, de même notre action doit être dirigée vers l’intériorisation, et sa véritable fin est donc de s’abolir elle-même. C’est bien à peu près ce que Bergson entend lorsqu’il parle d’un retour à la « vie simple ». La philosophie de l’évolution créatrice est donc historique en dépit d’elle-même. Elle est en fuite de l’histoire vers la durée pure ; et la durée pure à son tour se renie essentiellement en se concentrant en une réalité contradictoire qui ne peut s’appeler qu’éternité.
Quelle que soit la manière dont on conçoive la possibilité d’une réconciliation à la fin de l’histoire, il faut donc postuler l’existence d’une réalité dernière, immuable, et admettre la nécessité d’un saut vers un absolu dont le temps et l’histoire sont par définition incapables. Car il est de la nature même du temps d’échapper à toute solution rationnelle qu’on peut proposer à son endroit. L’idée de temps est paradoxale, car elle exige que ce temps ait un sens, comme tout écoulement, et ce sens à son tour postule une nécessité qui aboutit à la négation même du temps. Fait-on au contraire de ce dernier une pure liberté, dès lors toute continuité est proscrite et l’on se trouve en présence d’une série invertébrée d’instants sans liens. Au demeurant, la conception d’une fin de l’histoire est elle-même de l’ordre de l’impossible. Certes, on peut imaginer une mort thermique de l’univers, en ce moment dernier où, tout mouvement ayant cessé, le concept de temps physique et objectif n’aura plus en effet aucune signification. Mais aussi ne l’imagine-t-on que parce que, ce faisant, nous restons situés dans une durée humaine qui déborde, englobe le temps scientifique. Au contraire, si nous supposons cette durée elle-même abolie, nous nous trouvons alors en dehors du temps, en dehors de l’humain, et la conception d’un accomplissement de l’histoire ne diffère plus alors de n’importe quel mythe d’au-delà. Ainsi cette société sans classes et sans luttes que nous annonce le marxisme est bien en quelque manière l’équivalent humain de la stagnation définitive de l’univers : mais il est évident que l’humanité, parvenue à ce stade, ou bien se trouvera abolie, ou bien expérimentera une nouvelle naissance qui nous la rendra aussi étrangère que si elle avait cessé d’être. Marx est sans doute parfaitement conscient de cette conséquence, puisqu’il admet que, si la libération totale de l’homme doit le guérir de sa misère, elle l’en guérit précisément et d’abord en le rachetant de son angoisse et des vaines questions qu’il se pose, en abolissant la philosophie, c’est-à-dire l’activité où l’homme prend, dans le temps, conscience de son destin. Et la résolution de l’économie sonne bien la fin du souci et du temps humain.
Concluons donc que tout passage à la limite fait perdre au temps sa seule réalité possible, et à son sens toute espèce de signification. On ne descend pas en esprit le cours du temps, pas plus que sur ces frêles machines que Wells inventa. Aussi devant les théories de l’histoire éprouvons-nous le même dépit qu’à la lecture d’un livre où le héros nous raconte son agonie, et où nous comprenons soudain, à la dernière page, que ce livre n’a pas même pu être écrit. La difficulté est ici celle de toutes les cosmogonies : comment restituer le tout avec le peu que nous en connaissons ? On pourrait, en retournant le mot de Valéry, dire qu’à la fin des temps est la Fable, et qu’elle y sera toujours.
D’où vient cette impuissance ? On a répondu qu’elle résultait de ce que nous nous faisons du temps et de son sens une conception fausse. Le temps n’est pas objectif, et l’histoire ne se trouve écrite que dans les manuels. Pour nous, en nous, elle n’est que la somme de nos projets et de nos regrets, notre manière de connaître et de vivre le monde comme notre aventure. Ainsi, on ne peut pas nier que nous n’ayons une histoire, personnelle ou sociale, et que cette histoire (le cours de notre vie, l’époque où nous vivons) n’ait pour nous son sens. Mais ce sens ne ressemble pas à cette continuité inflexible que nous exigions d’abord de reconnaître à l’histoire. Il faut l’entendre plutôt comme une signification. Nous donnons inévitablement un tel sens à tout ce qui nous arrive, à notre expérience individuelle ou collective ; nous ne pouvons pas nous empêcher d’interpréter tout événement à la lumière de ce que nous croyons savoir du passé et de ce que nous espérons de l’avenir. Mais l’on voit qu’il faut bannir toute idée d’objectivité, tout espoir d’accomplissement. Le sens que nous reconnaîtrons au temps ne résidera plus dans l’évolution des choses et dans celle des hommes conçue sur le mode de l’évolution physique, mais dans notre perception active du monde. Ce n’est que lorsque nous aurons renoncé à l’éternel que le vrai sens du temps nous sera rendu.
Cette thèse, qui est celle des existentialistes, et particulièrement de Maurice Merleau-Ponty, nous tâcherons d’en préciser la validité. Auparavant, et pour pouvoir en saisir toute la portée, il nous faut faire retour au problème de la liberté et des valeurs. En effet, le sens implicite que nous reconnaissons au cours de notre existence dépend des valeurs que nous poursuivons, et par suite de la liberté, en laquelle nous avons reconnu leur condition. Peut-on fonder ce sens, et en dériver une règle à notre action, en dehors de toute nécessité, sur cette liberté qui nous est apparue le propre de l’homme, et dont le temps ne constituerait plus qu’un mode d’apparition ? De nouveau, nous mettons notre problème en équation sous la forme de l’existence d’une nature de l’homme. À ceci près cependant qu’on ne reconnaît plus à présent à l’homme aucune essence : il serait au contraire absence de nature, pure liberté.
La liberté absolue
La liberté est la condition des valeurs, même de celles qui peuvent nous sembler au premier abord les mieux fondées en raison. Car la conscience que nous prenons des mobiles qui nous animent nous en libère au moins partiellement. Ce n’est donc pas par une véritable nécessité que nous tendons vers les valeurs. La preuve en est que nous pouvons parfois les refuser précisément dans la mesure où elles nous paraissent trop raisonnables, et nous préférons alors – absurdement peut-être, mais nous préférons en tout cas – notre liberté. Dès lors une question se pose, qui fait tout le nœud de ce problème : la liberté n’est-elle pas elle-même une valeur, supérieure aux autres puisqu’elle en est la condition ? Et s’il n’existe pas de raison déterminante de choisir telle valeur plutôt que telle autre, ne sommes-nous pas du moins tenus de choisir la liberté, parce qu’elle seule se trouverait en quelque sorte prouvée du fait même qu’elle constitue son propre fondement et que, en nous reconnaissants libres, nous nous reconnaissons du même coup enfermés par la liberté et rivés à elle ?
On reconnaît ici la thèse que Jean-Paul Sartre nous a proposée. Elle a déjà donné lieu à des critiques assez pertinentes pour qu’on me permette de ne rappeler que ses principales difficultés. Dès l’Introduction de l’Être et le Néant, Sartre définit la liberté comme fondamentale. Elle n’est pas une « propriété » entre autres de l’être de l’homme : elle constitue tout son être. Et en effet, c’est encore en usant de ma liberté que je pourrais m’aviser de la contester. Je ne suis au monde que par elle. Autant dire qu’elle est absolue. L’homme est donc cet être très particulier, cet être « pour soi », dépourvu d’essence, « par qui le néant vient au monde », et dont la liberté est totale, puisque rien en lui ne le détermine à être ceci plutôt que cela. Mais ici surgit une première antinomie. Une liberté absolue » peut-être, comme Sartre l’affirme, être une liberté qui nous enferme, à laquelle nous sommes « condamnés » ? Est-il permis de la concevoir sans accorder du même coup à cette liberté le pouvoir de se refuser elle-même ?
Car si la liberté est ainsi inévitable, si elle revient à chaque instant m’engloutir comme une fatalité, si mon destin est bien de vivre par elle et en elle, si donc elle s’impose à moi comme une véritable loi, n’acquiert-elle pas par là même tous les caractères de l’essence qu’on a voulu d’abord lui refuser : n’est-elle pas pleinement spécifique de l’humain ?
Le radicalisme de la thèse sartrienne suscite la même réserve dans sa conception de « projet fondamental » : l’homme se choisit lui-même entièrement. Il ne choisit peut-être pas d’être homme, c’est-à-dire libre, mais il choisit ses projets et jusqu’aux moindres particularités de son caractère individuel. Et ce choix peut-être sans cesse remis en question. Il ne faut donc pas dire que l’homme n’a pas d’essence, mais que son essence – ou plutôt son être – est créée à chaque instant par sa liberté, qu’elle en dépend : l’homme est bien ainsi ce qu’il se fait. Mais il nous vient alors une question naïve : si l’homme peut choisir d’être n’importe quoi, qu’est-ce qui déterminera ou tout au moins inclinera son choix ? La difficulté que nous rencontrions dans le problème d’une nature de l’homme pouvait se formuler : « Si cette nature existe, pourquoi sommes-nous encore tenus de la réaliser ». Dans le cas d’une absence de nature, nous pouvons au contraire demander : « Pourquoi l’homme veut-il en avoir une, et que va-t-il devenir ? ». Certes, je ne me dissimule pas que nous touchons peut-être ici le fond même de notre réalité. Peut-être l’homme est-il bien une liberté lâchée dans le vide, « une passion inutile » vouée au désir, mais incapable de savoir ce qu’elle désire. Je veux seulement faire remarquer que cette thèse d’un choix total de l’homme par lui-même semble d’abord contradictoire (puisque le choix nous serait refusé, et que notre liberté serait donc, en cela du moins, limitée), avec notre expérience quotidienne où nous nous sentons libres, non pas de nous choisir à partir de rien, mais au contraire de lutter contre les déterminations extérieures ou intérieures. Aussi bien semble-t-elle incapable de fonder une morale, alors que pourtant chez Sartre le souci moral ne cesse d’affleurer dans ses premières œuvres, et s’est tout à fait affirmé ces dernières années. Peut-on trouver à ce « revirement » une explication ?
Tâchons d’analyser la conception d’une liberté valeur suprême, et d’en tirer toutes les conséquences. Si la liberté est bien une telle valeur, l’homme doit vouloir être sa liberté. Ceci semble d’abord contradictoire. Car la liberté nous constitue, on ne peut en aucune façon la devenir, on n’a donc pas à se poser la question de savoir si on doit la vouloir ou non. Et cependant, la liberté ne nous enferme pas comme le ferait une nature quelconque. Elle est un creux dans l’être, elle se tient à distance d’elle-même et constitue précisément la conscience que nous en prenons ; si bien qu’il nous est donné, sinon d’y échapper, du moins de la juger ; donc de lui conférer un indice de bien ou mal. Vouloir la liberté, cela signifierait alors, non pas nous proposer de la réaliser (nous n’en sommes pas encore au stade où Sartre essaie de renouveler les bases idéologiques du marxisme), mais tout au moins d’accepter la condition qui nous est imposée, d’accepter d’êtres libres, et par là même de réaliser entièrement la liberté, qui n’attend en somme que d’être reconnue par l’homme pour se changer en essence. Tandis que chez Marx, la liberté se réduit finalement à un consentement à la nécessité, elle prend ici pleine possession d’elle-même comme consentement à elle-même. L’homme trouverait alors sa véritable nature dans son acceptation d’être totalement libre envers les valeurs et de choisir n’importe quoi : ce serait là, en somme, une sorte de crédo de l’aventurier. Il n’est pas niable que cette tendance soit au moins chez Sartre une tentation, et qu’elle constitue en tout cas l’aboutissement logique de sa conception de la liberté.
Mais n’est-ce pas là postuler du même coup une sorte de saut ou de « conversion » qui, de la liberté déchirée telle qu’elle se manifeste dans la durée, nous fait bondir dans une manière d’absolu ? Nous disions que considérer la liberté comme une valeur, c’était en faire un bien ou un mal. Mais pourquoi plutôt un bien qu’un mal ? Ce dilemme est implicite dans les termes mêmes qu’emploie Sartre pour nous décrire la liberté ; on peut même dire qu’il constitue le nœud profond, l’intrigue occulte de ses œuvres d’imagination, dont il fait à certains moments le pathétique et la grandeur. Écrire que nous sommes « condamnés » à être libres, n’est-ce pas avouer que la liberté est un mal ? Et en effet, il semble que le bien réside plutôt, pour l’auteur de L’Être et le Néant, dans la compacité des choses sans conscience, dans l’inaltérabilité de l’« en soi ». C’est là qu’une préférence qu’il partage sans doute avec nous tous qui, dans nos moments de lassitude, plaçons le bonheur dans l’irresponsabilité et le repos. Nous nous ingénions à nous créer un personnage, à nous couler dans une situation stable. Ainsi les héros eux-mêmes modèlent de leur vivant leur propre statue, et gardent pour l’instant de leur mort quelque formule lapidaire où ils pensent s’éterniser. Tout ce qui change nous effraie, l’admiration des autres nous rassure. Encore faut-il que nous leur donnions quelque chose à admirer. Et notre immortalité se mesure dès lors, comme celle des personnages de Huis clos, à la mémoire de ceux que nous avons laissés sur la terre. Au contraire, Sartre ne trouve pas de mots trop durs pour peindre l’essentielle inconsistance du « pour soi » : cette conscience infiniment mobile qui constitue l’homme est un manque, une fuite, un vide, un néant, un perpétuel échec. L’être de l’homme cherche, dans la réflexion, à se saisir comme une chose stable, durable, mais ce faisant, il ne peut qu’il accuse davantage cette distance qui lui permet précisément de se prendre pour un objet, d’exister pour soi. D’ailleurs, le même échec guette nos conduites les plus diverses, et les actes de l’homme durcissent autour de lui comme autant de dépouilles qu’il est incapable de s’approprier vraiment. Il est bien alors ce désir inassouvi qui ne parvient ni à se faire dieu, puisqu’il semble que la liberté qui le constitue a pour tâche absurde de se refuser elle-même, mais, se refusant, d’être encore et plus totalement, plus irrémédiablement liberté.
Comment se fait-il, dès lors, que cette fatalité accablante finisse par devenir pour Sartre le souverain bien à la poursuite duquel il semble vouloir que nous nous consacrions entièrement ? Mais nous pouvons dès à présent répondre que c’est parce que la liberté nous offre encore la possibilité de l’accepter. Elle est un mal tant qu’on la refuse et qu’elle nous constitue en nous emprisonnant ; mais elle vire incontinent au bien si, en l’acceptant, nous la constituons librement notre être même et échappons alors à son déchirement. Ainsi, l’ambiguïté qui se manifeste ici comme ambivalence de la valeur liberté, c’est bien toute celle même qui, tout à l’heure, nous montrait cette liberté comme néant possédée d’une propension irrésistible à se métamorphoser en être, cette absence de nature tourner automatiquement en son essence. Car si l’on attache au néant la valeur « mal » et à l’être la valeur « bien », mais si l’acceptation de ce mal, c’est-à-dire la reconnaissance de la liberté par elle-même a le pouvoir d’en faire une essence, alors on peut dire également que la liberté est une condamnation, mais aussi que ceux qui la fuient la trahissent, comme faut les « salauds » de Bouville, qui, tout simplement, se trompent d’être ; on conçoit que Roquentin qui ne se résigne ni à la mauvaise foi, ni à l’acceptation, rôde interminablement sous la pluie continue et glacée, se mêle aux ombres du boulevard noir et au défilé sinistre des promeneurs du dimanche comme à tout ce qui offre le reflet brisé d’une liberté désespérée ; tandis qu’Oreste au contraire, en optant pour la liberté, en fait une liberté triomphante, et trouve son salut, même si son orgueil doit être rempli de harpies jusqu’à la fin des temps.
En somme, une liberté qui s’accepte et se donne ainsi comme un absolu de bien n’est pas éloignée de la liberté stoïcienne. C’est dans l’épochè stoïque, bien plus encore que dans le Dieu de Descartes, que l’on trouve l’image de sa liberté. Le stoïque supporte toutes les souffrances, non pas en les supprimant, mais parce qu’il possède le don d’un détachement supérieur. Ainsi la liberté conquise est-elle détachement par rapport à la liberté déchirée. Elle est à la fois source de tous les maux et leur remède. Elle aboutit à une réconciliation instantanée où se trouvent enfin confondus le néant et l’être, le pour soi et l’en soi, et il faut même ajouter le bonheur et le malheur. On atteint ici au fond de l’humain, mais aussi on sort de son règne. Nous avons déjà dit qu’une telle liberté postulait une conversion : et ce terme même indique que nous n’avons ici d’autre possibilité de confirmation qu’une expérience tout individuelle.
Ainsi l’infidélité apparente de Sartre envers lui-même dissimulait une fidélité plus profonde : celle envers l’ambiguïté qui s’attache à la notion même de liberté absolue. On a vu que, condition des valeurs, elle oscillait vertigineusement entre le néant et l’être ; mais prise elle-même comme valeur, elle se donne inextricablement comme un mal et comme un bien. De ce cercle vicieux, on ne peut sortir que par un saut, un véritable acte de foi moral. Et il semble que nous pouvons à présent nous expliquer l’origine de cette impossibilité, la fatalité de ce vertige : c’est qu’on ne peut faire une valeur de ce qui constitue la condition de toute valeur ; autrement dit, choisir la liberté comme valeur, c’est poser le concept de valeur absolue qui est contradictoire en soi.
Les valeurs, en effet, si elles dépendent de la liberté, doivent cependant toujours être plus ou moins fondées en raison : une valeur qui n’existerait que d’être choisie est une impossibilité de fait. Elles ne sont donc pas absolues, et cela en deux sens différents : elles ne s’imposent pas nécessairement, et elles ne sont pas totalement gratuites. Or, ou bien la liberté est sans raison, comme il paraît d’abord, puisqu’elle s’oppose par nature à l’ordre rationnel. Ou bien, si elle trouve un fondement, ce ne peut être qu’en elle-même, et c’est bien la solution qu’on nous propose. Pourtant, ce raisonnement est spécieux. On nous dit en effet que la liberté s’impose parce qu’on ne peut la refuser sans s’appuyer sur elle. Dire non à la liberté, c’est déjà poser un acte libre. Nous devons donc vouloir la liberté : elle est valeur. Mais cette conclusion, n’était-elle pas en réalité supposée dans les prémisses ? Quand on me dit que je ne puis pas « refuser » la liberté, on suppose évidement que mon intention pourrait-être de la refuser : or, cet acte ne prendrait un sens que dans le cas où nous aurions des raisons de le vouloir, c’est-à-dire dans le cas où la liberté serait déjà donnée comme une valeur. Nous n’avons pourtant a priori aucune raison. La liberté existe, soit. Mais elle n’existe ni comme un bien ni comme un mal. Elle existe plutôt comme une contradiction. En langage logique, elle se réduit à une notion qui serait celle de sa propre négation. D’où suivent à l’infini des conclusions qui s’opposent en s’impliquant. Si bien que, comme tout absolu, la conception de la liberté totale ne nous laisse plus d’autre recours que de faire ; en elle, un saut incompréhensible.
On ne peut faire de la liberté ni un absolu ni une nature de l’homme. Ce n’est pas à dire que nous devons rejeter cette notion au rang des chimères. Mais il est trop évident qu’en raisonnant sur elle comme un concept abstrait, en l’isolant de l’expérience où elle prend naissance, on la trahit, on la rend inintelligible – et inutile – à force de vouloir la forcer dans les cadres de l’intelligibilité. La réalité est que l’homme est à la fois liberté et nécessité, et que ces deux notions ne se comprennent que l’une par l’autre. Elles ne trouvent leur sens, qui se confond avec leur rôle, que dans notre présence aux choses, dans notre lutte contre elles, bref dans notre action. Ceci nous ramène à l’histoire. Mais il ne s’agit plus de l’histoire conçue comme ce long élan qui doit nous faire finalement basculer dans l’absolu. Il n’est plus question d’expliquer le monde, mais de le connaître en le vivant. L’histoire, que nous le voulons ou non, se fait à la petite journée. Il se pourrait bien que la liberté la hante, mais elle est bien loin de la régir. Et l’action que nous voyons alors à l’œuvre dans le monde porte un tout autre nom : elle s’appelle libération. C’est cette notion que nous allons tenter d’analyser à présent. Les reproches que l’on adresse à la morale existentialiste tomberont sans doute en grande partie si nous parvenons à la distinguer de celle de liberté, avec laquelle on l’a confondue abusivement.
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Informations complémentaires
Année | 2010 |
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Auteurs / Invités | Maurice-Jean Lefebvre |
Thématiques | Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses |