La liance et les liances. Du biologique au philosophique
Description
La « liance » : un vocable mystérieux pour beaucoup, intriguant pour certains, peu répandu, car à la diffusion restreinte. Quel est son sens ? Comment le définir ? Ces questions m’ont été posées par une internaute thérapeute. Dans ces quelques pages, je tente d’y répondre. Notre analyse nous fera découvrir que la liance n’est pas une, mais multiple : il y a des liances, ce qui justifie le titre de ces réflexions.
En exposant ces quelques idées et réflexions, j’ai l’espoir – l’ambition ? – qu’elles puissent aider mes éventuels lecteurs à partager cette conviction qui est mienne : le triangle conceptuel liance-déliance-reliance n’est ni l’expression, ni l’apanage d’un mouvement philosophique particulier, il peut servir à analyser et comprendre des phénomènes tels que la genèse et le développement de notre monde, librement interprétés par différentes reliances spirituelles.
Introduction
La notion de reliance, conçue voici plus de quatre décennies, a été évoquée, voire utilisée par maints collègues, chercheurs, professeurs et animateurs, plus particulièrement par les sociologues Edgar Morin et Michel Maffesoli qui lui ont donné une audience internationale.
Parler de re-liance suppose l’existence d’une dé-liance préalable. Aussi ai-je consacré de nombreuses réflexions à l’analyse du couple conceptuel déliance-reliance.
Jusqu’au jour où voici bientôt trente ans, un de mes étudiants, lors de son examen oral (ils l’étaient tous à l’époque), m’a posé cette simple – et complexe – question : « S’il y a eu déliance, qu’y avait-il avant la déliance, qu’était-ce que l’état de pré-déliance ? » Question pertinente à laquelle je n’avais jamais songé auparavant. Un dialogue d’une dizaine de minutes nous a inspiré la réponse suivante, de commun accord : « la liance, bien évidemment » ; mais alors, comment la définir ? Si la reliance a été définie comme un rapport humain médiatisé, et en se distinguant d’elle, la liance, elle, sera définie comme « une « relation humaine non médiatisée », dont le premier exemple qui nous est venu à l’esprit est ce qui relie le fœtus et sa future mère, au sein de celle-ci.
Depuis lors, je me suis contenté de reproduire, sans autre forme de procès ou d’approfondissement théorique, cette définition simple qui me paraissait évidente.
Mais voici que, récemment, une de mes lectrices s’est intéressée à cette notion, et m’a proposé différentes définitions ou conceptions. Ce faisant, elle m’a incité – et je m’en réjouis – à remettre sur le métier mon ouvrage trop vite abandonné. D’où l’ébauche du texte et de l’analyse qui suivent. En ressort la constatation que la liance est un substantif qui, comme ceux d’amour et d’intelligence, par exemple, peut avoir plusieurs sens différents, plus ou moins complémentaires, que je tente de recenser.
Historique de ma réflexion
Définition initiale (Marcel Bolle de Bal, 1975), à orientation plutôt sociologique : un rapport humain non médiatisé – définition inspirée par les travaux de Dupréel – en contrepoint de ce que j’appellerai plus tard la « déliance ».
Idée de base : 1° le désir de reliance face à la solitude psychologique et sociale ; 2° s’il y a eu reliance c’est qu’il y avait auparavant « dé-liance » ; 3° s’il y a eu dé-liance, c’est qu’il y avait avant ? la «liance » ?
Comment tenter de la définir ? Comme dit plus haut, par une spécificité : l’absence de médiation sociale. D’où l’exemple de la relation fusionnelle, indifférenciée au départ entre le fœtus et la future mère.
Élargissement de la notion
Liance primordiale (originelle, cosmique) : Edgar Morin a estimé que ce terme mérite d’être utilisé pour qualifier ce qu’il appelle « l’entité primordiale », caractérisée par l’indifférenciation, décrite ( ?) soit par – j’assume personnellement cette formulation – le chaos primitif, la soupe initiale, état fusionnel, où tout est indistinct …
Cette vision morinienne est nuancée ou complétée par, mon ami V.H., chrétien profondément croyant : se référant à l’Évangile selon saint Jean ; il nous rappelle qu’« Au commencement était le Verbe (Logos) » et que ce Logos est le contraire du Chaos ; pour lui cette liance primordiale serait essentiellement Dieu, l’Unité parfaite…
Toutefois, poussant un peu plus loin sa réflexion, il insiste sur l’idée que, pour lui, Dieu est à la fois liance et reliance. Cette conception de toute évidence, lui est inspirée par la définition, au cœur de la théologie catholique, d’un Dieu trinitaire, une entité » en trois personnes (le Père, le Fils et le Saint-Esprit) fusionnées (liance), distinctes (déliances), puis reliées (reliance). Invité à préciser sa pensée, mon ami catholique s’est exprimé ainsi : « Pour toi la divine trilogie – liance, déliance, reliance – est séquentielle ; pour moi elle est simultanée, en quelque sorte fusionnée ». Au lecteur, en fonction de ses propres convictions philosophiques et sociologiques, d’opter pour l’une ou l’autre hypothèse…
Par ailleurs, un autre élément vient étayer ma conviction que mon triangle conceptuel, et plus particulièrement la liance, est susceptible de rendre compte d’interprétations spécifiques dans différentes cultures. Cette hypothèse m’est suggérée par la réflexion d’un jeune chercheur, diplômé en anthropologie et en philosophie, S.F., qui, dans le prolongement des idées d’Edgar Morin sur l’entité primordiale des origines, leur trouve un pendant dans la philosophie chinoise, notamment celle de Lao Zi dans le Tao du Jing : celui-ci, par opposition à Confucius, insisterait sur une quête non médiatisée de la liance fondamentale, celle des origines.
Cette liance primordiale serait profondément transformée ou mutilée, selon les cas et les philosophies, par certaines dé-liances elles aussi primordiales, dites soit théologiques, soit métaphysiques.
Une dé-liance théologique : Dieu – selon la dénomination spécifique aux monothéismes – par la Création aurait séparé la Terre et le Ciel, la Lumière et les Ténèbres, le jour et la nuit… à cet égard il peut être considéré – paradoxalement – comme le dé-liant initial, avec comme conséquences ultérieures le péché originel, la séparation de l’humain et du divin, du matériel et du spirituel.
Une dé-liance métaphysique : de tels phénomènes de différenciation et de séparation seraient, selon certaines conceptions non strictement religieuses (celles du Big Bang, notamment) comme le fruit de mutations ontologiques profondes, prolongées par une évolution, brutale ou continue, de la matière et des espèces.
Élargissements ultérieurement proposés
Liance psychologique : sur le plan de la psychologie, une correspondante thérapeute (I.T.) voit la « liance » comme le phénomène affectif et psychologique lors de la première rencontre entre deux êtres humains, en particulier amoureux ; à mon avis, cette relation relève plutôt de la reliance entre deux êtres séparés jusque-là, déliés par diverses médiatisations.
Personnellement, en me fondant sur certains éléments de la définition initiale – la fusion, entre les futures parties séparées, dé-liées – je serais prêt à accepter cet élargissement de la notion de reliance au cas particulier du « coup de foudre », de cet instant « magique » où deux personnes se découvrent et fusionnent (deux qui ne font qu’un) se vivent hors du social (« les amoureux sont seuls au monde »). Ils surmontent une déliance antérieure pour créer, ne fût-ce que momentanément, une liance, qui plus que probablement sera suivie d’inévitables « dé-liances » au contact des réalités de la vie quotidienne.
L’originalité de cette définition est de situer, dans ce cas particulier la liance après, non avant des déliances. Elle serait suivie de dé-liances et éventuellement de re-liances. Il n’empêche : cet élargissement peut être légitimement contesté ou nuancé, comme nous le verrons plus loin, car il suppose des relations médiatisées.
Liance psychosociologique : I.T. évoque une supposée « liance » lors de la première rencontre entre un professeur et certains de ses élèves, entre une infirmière et certains de ses patients. Sauf cas particulier, il ne s’agit pas pour moi de liance, mais en fait de re-liance : ni indistinction, ni fusion. En revanche, on pourrait éventuellement parler de liance psychosociologique dans le cas de fusion entre une personne et un groupe ou une association (syndicat ou parti politique, par exemple : je pense, entre autres à ces organisations dans certains régimes totalitaires qui exigent de leurs membres une adhésion complète, à caractère fusionnel, par rapport aux exigences qu’elles formulent). Lorsqu’ il s’agit d’un engagement militant ou fusionnel total, comme peuvent le vivre certaines personnalités mues par un profond besoin de reconnaissance sociale ou d’implication existentielle. Là aussi de probables dé-liances ne manqueront pas de rompre ce rêve fusionnel. Toutefois cet élargissement de la notion présente l’inconvénient de ne pas tenir compte des médiations sociales prégnantes.
Autre perspective sémentico-sociologique : au début, j’avais décrit le phénomène de déliance – sans avoir immédiatement utilisé ce terme – comme la rupture des liens humains fondamentaux vécus au sein de ce que les sociologues et les psychosociologues qualifient de « groupes sociaux primaires », à savoir : – la famille : en lambeaux (Toffler), – le village : l’exode rural, – la paroisse : la sécularisation, – l’atelier de production : le travail en miettes (Friedmann).
Selon cette interprétation, la liance psychosociologique serait la réalité des relations psychosociales existentiellement fondatrices en voie de désintégration inscrite dans la logique du développement de la société techno-bureaucratique, préalable donc aux déliances provoquées par celle- ci. Liance peut-être, mais cette fois médiatisée…
Sous un autre angle, un ami (V.T.) voit dans la « liance » une relation instrumentale et fonctionnelle entre deux entités – choses ou sujets – qui interagissent. La société marchande, selon lui, serait marquée par une intersubjectivité faible, par le caractère impersonnel de cette « liance »… autre façon de dire les « dé-liances » que j’ai tenté de mettre en évidence.
J’estime que cette définition – malgré la pertinence de l’analyse – sort du cadre de celle qui sert de point de départ pour la présente réflexion.
Liance académique (scientifique) : Edgar Morin insiste régulièrement sur l’impérieuse nécessité de relier des sciences trop souvent séparées par le paradigme de simplification et de la division propre aux sociétés de la modernité, au contraire du paradigme de complexité pour lequel il plaide avec force, vigueur et constance.
Moi-même, je me suis toujours efforcé de relier les diverses disciplines de sciences humaines qui constituaient ma formation de base : droit social, économie sociale, psychologie sociale, psychosociologie. En ce qui concerne cette dernière, laquelle a été mon principal investissement, je dirais volontiers qu’elle constituait la « liance académique » entre deux disciplines trop souvent séparées (rappelons-nous l’historique et vif débat entre Durkheim et Tarde…), pour ne pas dire méprisante l’une envers l’autre (pour les psychologues, les sociologues sont définis comme des « bla-blateurs peu scientifiques ; les sociologues le leur rendant bien en les traitant de « tordus » complexés, ai-je souvent constaté…). Liance peut-être, mais la déliance n’est pas loin ? Au sein de mon université – exemple vécu – dès ma mise à la retraite, psychologues et sociologues se sont rapidement mis d’accord pour supprimer tous mes enseignements de « psychosociologie », chacun reprenant ses billes pour les cultiver de façon déliée au sein de leurs Facultés – fiefs – respectives, refusant toute idée de fusion institutionnelle telle que préconisée par d’aucuns.
D’autres exemples pourraient sans doute être trouvés dans le domaine des sciences exactes : astrophysique ? bio-ingéniérie ? neurophysiologie ?
Cette extension de la notion de liance enrichit celle-ci, même si certains ne l’accepteront qu’avec réticence.
Liance mythologique (psychanalytique ? cosmique ?) : dans cette perspective, la liance n’est plus une structure ou un processus, mais l’objet d’une quête existentielle, philosophique ou religieuse (religion…, reliance, alliance ; la rédemption selon l’eschatologie catholique, V.H.). En d’autres termes la quête de Nouvelles Alliances entre Dieu et les hommes, entre l’Homme et la Nature (Prigogine), entre les différentes sciences (Sciencia nuova, Morin). Ici, F.S., autre ami profondément chrétien, souhaite que je m’étende quelque peu sur cette notion d’Alliance. À juste titre, il met l’accent sur la distinction entre l’Ancienne Alliance juive et la Nouvelle Alliance chrétienne. Dans le cadre des méditations conceptuelles proposées dans cet article, ses remarques constituent une invitation à nous intéresser à cette notion d’alliance, jusqu’à présent insuffisamment prise en considération. À cet égard, une première observation, d’ordre étymologique ou sémantique : dans cette perspective, oserais-je avancer l’hypothèse qu’« alliance » pourrait trouver sa source dans le latin (ad -ligare)… le préfixe ad signifiant notamment « vers, aller vers, auprès de, à proximité de… ». Si cette interprétation est valable, l’Alliance théologique traduirait le désir ou le projet mythique de se lier ou de se re-lier à ce Dieu défini comme liance initiale, comme entité/unité fusionnelle ou fusionnante. Dans une ligne proche, F.L., elle aussi intéressée par mes cogitations, me signale la valeur spirituelle de la circoncision – marque symbolique d’Alliance dans la religion juive. Aller vers Dieu, se rêver auprès de Dieu, n’est-ce pas le sens profond de l’investissement affectif des croyants sincères ?
F.L. ne se limite pas à cette seule remarque. Par ailleurs, elle attire mon attention sur cette dimension particulière de l’idée de liance, ainsi que sur les reliances entre deux liances : la liance initiale (réalité biologique) et la liance finale (rêve philosophique). La liance initiale : dans les souterrains profonds de notre inconscient, m’écrit-elle, s’est inscrite la liance au sein de la mère lentement mûrie depuis quelques cellules jusqu’à la forme humaine d’un petit bébé ; avec la naissance, il y a eu de-liance ; après cette rupture plus ou moins traumatique, notre vie, celle de chaque être humain, est une suite continue d’innombrables déliances et reliances (pour Morin, le « re » de re-liance exprimerait la redondance, en quelque sorte, appliquée ici, la répétition fantasmée, quasi illusoire de la quête de la liance initiale…) ; symboliquement et psychanalytiquement, ces reliances à répétition peuvent être vécues ou interprétées sous un autre angle comme le désir de ce que je nommerais une liance finale. Pour être plus précis : la liance initiale serait antérieure à la naissance, la liance finale postérieure à la mort. En l’occurrence, il s’agit du rêve d’un retour au sein maternel, d’un bonheur absolu ; un bonheur sans conflit, sans chagrin, de la quête de ce paradis perdu gravé dans notre mémoire inconsciente ; toute notre vie durant, nous serons à sa recherche, en espérant le retrouver dans un amour profond partagé… ou alors dans diverses formes de l’Un, (la liance initiale muée en liance finale…) : soit la foi mystique en Dieu (l’ espoir d’un au-delà dans la fusion en Dieu, pour celui qui se veut ou se dit croyant (liance religieuse), soit l’idéal existentiel d’une fusion avec la Nature et son cycle éternel des saisons – mort, renaissance, vie, mort, renaissance, vie… – pour celui, agnostique ou athée, qui ne croit pas en une quelconque divinité (liance métaphysique).
Autre liance mythologique que me souffle F.L. et que je reconnais : le mythe de l’androgyne. Selon celui-ci l’être humain – liance initiale – serait une entité hermaphrodite, à la fois Hermès et Aphrodite, homme et femme confondus ; puis vint la déliance, la séparation de l’homme et de la femme ; aujourd’hui il est reconnu que tous les êtres humains comportent en eux une part masculine et une part féminine : de l’anima chez l’homme, de l’animus chez la femme (Jung). La quête – liance initiale mythiquement rêvée comme liance finale – sous-tend certains engagements personnels ; j’ai moi-même avancé cette idée en ce qui concerne la franc-maçonnerie… Ainsi pouvons-nous dire qu’un fait biologique ancré dans l’archéomémoire se découvre chargé d’un sens philosophique. Je suis enclin à qualifier de liance mythologique cette aspiration vitale du retour à l’Un, (mise en évidence par Plotin ; S.F.) aspiration à la fois essentielle, et utopique.
Autres définitions possibles
Toutes les définitions ci-dessus répertoriées constituent des variations sur la définition initiale dont elles s’efforcent de conserver la caractéristique essentielle : la liance en tant que relation non médiatisée socialement.
I.T., mon internaute thérapeute (ceci expliquant probablement cela ?), évoque à de multiples reprises, dans plusieurs de ses messages, une autre définition de la liance : non plus une relation sans médiation, mais cette fois une relation médiatisée de différentes façons (par des contextes psychologiques et sociaux médiateurs), non plus de façon prioritaire une structure, un processus ou un lien (comme dans la définition de base du concept de reliance), mais avant tout une émotion, un sentiment, une image, un idéal, la perception d’un phénomène, souvent intense, vécu ou désiré : cette vision particulière pourrait, me semble-t-il, être qualifiée de liance émotionnelle (ou sentimentale). Celle-ci ne serait ni initiale ni finale (aux sens définis précédemment), mais à la fois initiale et terminale en un sens plus spécifique : elle aurait un commencement et une fin ; si elle surgit, ce n’est pas dans un vide social, par ailleurs elle ne s’évapore pas dans un mythe cosmique ; elle implique des déliances antérieures et ultérieures, elle suppose des reliances antérieures et ultérieures.
Trois variations de ce type de liance peuvent alors, ici aussi, être dégagées : potentielle, passionnelle, existentielle.
Une liance potentielle : le sentiment, fruit d’une imagination vagabonde, qu’une « reliance » serait possible et féconde avec une autre personne, un livre, un auteur ou une œuvre d’art, sentiment certes générateur d’une vive émotion. Ce sentiment pourrait trouver sa source dans la rencontre fortuite avec cette personne, ce livre ou cette œuvre d’art. On ne peut exclure que ce sentiment d’une possible liance (ou re-liance, car les deux peuvent ici se confondre) nourrie ou renforcée par le pressentiment, lucide ou intuitif, plus ou moins exacerbé, des futures déliances que cette liance porte en germe. Également, sans doute, par un désir de rencontre, de réunion, d’aventure intellectuelle et affective, pleine d’émotions existentielles.
Une liance passionnelle : son archétype, modalité particulière et plus générale de la liance psychologique évoquée plus haut, serait le « coup de foudre », émotion forte s’il en est. Souvent cité pour exprimer la rencontre soudaine, brutale, bouleversante entre deux êtres humains, il peut aussi servir de référence (comme explicitement dit dans une très récente émission de « La Grande Librairie » – Fr5 – sur les passions) pour décrire la découverte d’un livre, d’un auteur, ou simplement d’une œuvre littéraire ou picturale. La passion, alors, submerge tout, plus rien ne compte en dehors d’elle. Déliance sociale quasi absolue. Pour dire cette liance extra- ordinaire, le terme « liance » paraît bien plus fort et spécifique que ceux de lien ou de relation qui viendraient classiquement à l’esprit. Par sa relation triangulaire avec ses comparses déliance et reliance, ce concept de liance s’inscrit dans une logique d’« accordage » pour reprendre une formule du psychanalyste Daniel Stern (cité par I..T.), autrement dit de création relationnelle. L’idéal sous-jacent est alors celui de la fusion de deux entités auparavant distinctes : deux qui ne forment plus qu’un, fût-ce momentanément.
Une liance existentielle : ici, nous retrouvons l’idée de flux énergétique fondamental, d’énergie vitale évoquée tant par la thérapeute I.T. (la liance chi) que par le philosophe anthropologue S.F. Ce dernier, imprégné de taoïsme, nous rappelle qu’en chinois énergie et souffle sont synonymes qu’ils seraient en quelque sorte le fondement même de la liance existentielle. Si j’interprète correctement les informations – forcément schématiques, comme il le souligne lui-même – que ce chercheur pétri de culture chinoise m’a transmises, j’estime, selon la terminologie qui m’est propre que nous pouvons détecter dans ce cadre une « reliance » (un double lien) entre deux types de liances : la liance primordiale non médiatisée et une liance existentielle médiatisée, entre les conceptions du taoïsme et du confucianisme. Je m’explique. Pour le taoïsme, il importe de laisser libre cours à ce souffle vital, à ne pas lui résister ou lui offrir d’obstacles ; pour illustrer ceci, S.F. a recours à la métaphore de l’eau : chaque être humain, pour vivre pleinement son existence doit le faire de façon spontanée, avec ouverture d’esprit et souplesse, est invité à s’inspirer du ruisseau qui petit à petit creuse le chemin le conduisant inexorablement à l’océan ; symboliquement, ceci constituerait l’idéal d’ un retour non médiatisé aux origines… en d’autres termes la quête d’une liance primordiale. Pour le confucianisme, en revanche, ce travail existentiel doit se réaliser à partir de la pratique de rites, d’exercices codifiés selon des protocoles relativement stricts ; à cet égard, ce type de travail sur cette énergie vitale, consciente ou inconsciente, sous-tendant l’existence, devrait permettre à celle-ci de survivre ou de s’épanouir. En résumé, il semble que nous puissions percevoir dans l’idéal du taoïsme une intuition de ce que j’ai appelé la liance primordiale ; dans la pratique du confucianisme des relations médiatisées, ce qui correspond à notre notion de liance existentielle.
Par extension, ce type de liance pourrait se traduire, sur le plan sociologique par la notion ésotérique d’égrégore, supposée exprimer l’inconscient collectif d’un groupe, élément moteur de son existence, de sa vitalité toujours sujette aux aléas de déliances menaçantes, mais sauvegardée par des reliances renouvelées.
Après avoir lu l’avant-dernière version de ce texte, F.S. s’est étonné que je n’aie point abordé la question de la schizophrénie … domaine dans lequel il avoue lui-même ne posséder aucune compétence particulière. Bien que je ne sois moi-même point expert en cette matière, j’ai estimé que cette remarque méritait d’être prise en considération, dans le cadre de ces réflexions conçues comme une invitation à approfondir, vérifier, contester ou infirmer un certain nombre d’hypothèses que je me permets d’émettre. À cette fin, je me contenterai donc d’une de ces définitions courantes que je pense avoir retenu au fil de diverses lectures : une maladie psychique caractérisée, entre autres, par une double dissociation : au sein de la personne et par rapport au monde extérieur. Selon ma terminologie, une double déliance : psychologique et sociale. Dans les deux cas, une dé-liance par rapport à la liance initiale, celle de l’unité de la personne, du soi, de la personnalité. Dans cette interprétation, le travail du thérapeute peut être considéré comme une action de re-liance visant à relier les éléments déliés, à reconstruire la liance initiale, l’unité de la personne, du « soi ». Reliance à soi susceptible de mobiliser l’intérêt non seulement l’intérêt des psychologues, mais aussi celui des sociologues et psychosociologues motivés par l’analyse des déterminants sociaux et psychosociaux de cette reliance.
Une question, ici, ne peut manquer de surgir : de quoi se compose ce « Soi » envisagé dans sa nature de liance existentielle ? Il s’agit certes d’une réalité complexe assurant avec plus ou moins de succès la fusion de plusieurs composantes : le Ça, le Moi et le Surmoi (dimension psychique), le Père ; l’époux et le fils ou la Mère, l’épouse et la fille (dimension sociale). À côté de la déliance sociale par rapport au monde extérieur, la déliance psychique interne peut être marquée par la dissociation entre certaines de ces composantes supposées fusionnées. Tout ceci formulé, sous ma seule responsabilité, à titre d’une hypothèse destinée à stimuler l’esprit critique d’éventuels lecteurs, d’une hypothèse destinée à être creusée ou réfutée par des spécialistes en sciences humaines mieux armés que moi pour traiter de ce sujet.
Par une extension – que d’aucuns légitimement estimeront peut-être contestable, que d’autres, en revanche, considéreront plutôt stimulante – de la notion de liance émotionnelle et de ses trois dimensions particulières – potentielle, passionnelle, existentielle – celles-ci peuvent, à des degrés divers et par-delà les évidents intérêts économiques ou politiques, être décelées, détectées dans la genèse et le développement de maintes « alliances » dans la vie de l’humanité : entre personnes (mariages : l’anneau nuptial, dit « alliance »), entre familles, entre dynasties, entre États, nations ou gouvernements (traités internationaux : la Sainte-Alliance, les Alliés, les Nations), entre partis politiques, entre entreprises (ententes, fusions, acquisitions )…
Remarques terminales
Du biologique (le fœtus) au philosophique (les mythes), en passant par le psychologique et le sociologique : tel a été le parcours, résumé dans le sous-titre de cet article, de notre voyage exploratoire au pays de notre triangle conceptuel inédit.
Arrivés au terme – provisoire – de cette expédition sémantique, ici contée en suivant le fil de son développement, nous pouvons la synthétiser en prenant acte des deux grandes parties de l’analyse, chacune d’entre elles consacrée à l’une des deux définitions du concept de liance : la liance primordiale non médiatisée dans la première partie, la liance émotionnelle médiatisée au sein de la seconde.
« Provisoire » : ces quelques définitions et réflexions, en effet, n’ont nullement la prétention de se présenter comme définitives. Point de conclusion, mais une ouverture. Une seule ambition : avoir ouvert, ouvrir quelques pistes à explorer. Puissent-elles inciter certains lecteurs intéressés à apporter leur pierre pour la définition d’une notion originale.
Informations complémentaires
Auteurs / Invités | Marcel Bolle De Bal |
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Thématiques | Philosophie, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Société contemporaine, Sociologie |
Année | 2019 |