La laïcité et les laïcités : deux versions, un idéal

Marcel Bolle De Bal

 

UGS : 2010002 Catégorie : Étiquette :

Description

« C’est ce qu’on fait dire à la religion qui pose problème.
La démocratie est compatible avec la foi du citoyen.
Elle n’est pas compatible avec une organisation religieuse de la société. »

 Marcel GAUCHET

La laïcité est à la une de maints journaux et revues, à l’ordre du jour de multiples débats philosophiques et politiques, en ces temps troublés où l’Église, par la voix du Vatican et de son chef, exprime la pérennité de ses valeurs conservatrices, de sa volonté théocratique d’ingérence dans la sphère politique, notamment européenne.

Mais de quelle « laïcité » s’agit-il ? Quel sens attribuer à cette notion polysémique ? Car il y a la laïcité et les laïcités. Distinction à ne point perdre de vue. Distinction non irrémédiable, selon moi. Voyons cela d’un peu plus près.

La laïcité et les laïcités : deux définitions, deux conceptions, deux versions

La laïcité : il s’agit du principe de la séparation de la société civile et de la société religieuse (Robert), selon lequel l’État n’a pas pour mission d’exercer un quelconque pouvoir religieux, pas plus que l’Église n’a à exercer un pouvoir politique. Ceci paraît clair, simple et généralement accepté. Et pourtant… dans la réalité institutionnelle mondiale, rares sont les États réellement laïques : deux seulement – la France et les États-Unis – mériteraient, a-t-on dit, cette reconnaissance. Ceci peut surprendre les citoyens non initiés : pour beaucoup les États-Unis sont considérés comme une nation sinon théocratique, du moins religieuse ; en fait, si la société étatsunienne est bien à tonalité fortement religieuse, l’État, lui, est constitutionnellement laïque, car n’ayant pas le droit de s’immiscer dans la vie privée des citoyens.

 Les laïcités : une distinction est couramment faite entre diverses conceptions de cette notion de laïcité, entre ce que nous pouvons appeler la laïcité constitutionnelle ou politique d’une part, la laïcité culturelle ou philosophique d’autre part. Elle illustre le fait que ce vocable tellement bien enraciné au cœur de la langue française se voit attribué par les francophones de par le monde des acceptions très différentes, à la fois complémentaires et opposées : en particulier dans ces pays culturellement et géographiquement proches que sont la France et la Belgique. La France, fière de sa loi de 1905, se veut la championne de la laïcité constitutionnelle, nationale et politique. En Belgique, la laïcité se pare d’une tout autre dimension : elle est fondamentalement « culturelle », communautaire et philosophique. Que signifie cette particularité ? Que, compte tenu des spécificités du catholicisme belge et des trois « piliers » qui structurent la vie politique et sociale de ce pays (le chrétien, le socialiste, le libéral), les associations dites « laïques », c’est-à-dire non confessionnelles, ont obtenu – non sans de vifs débats en leur sein – une reconnaissance institutionnelle en tant que telle, au même titre que les Églises et les associations religieuses. L’État belge n’est pas un État laïque, car la séparation entre l’Église et l’État n’est pas de rigueur : l’État, par exemple, finance les cultes et l’enseignement de la religion dans les établissements scolaires.

Agnostique belge à tendance athée, je suis naturellement et culturellement amené à me définir « laïque » au sens culturel, communautaire et philosophique de cette épithète. Ce qui ne m’empêche nullement d’affirmer ma foi en l’idéal d’une laïcité constitutionnelle et politique.

Pour une laïcité constitutionnelle et politique

Athée et laïque convaincu, tant au sens français que belge, je ne puis que me déclarer sans ambiguïté en faveur d’un système politique et institutionnel résolument laïque. Celui dont la France s’est voulue la championne mondiale, par l’adoption de sa loi de 1905, instituant une rigoureuse séparation des Églises et de l’État. Bref pour une laïcité politique clairement affirmée.

Cette loi de 1905, modèle du genre – même si certains sont tentés de la remettre en cause –, proclame, par-delà la séparation des Églises et de l’État, la liberté de culte pour tous, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans discrimination de convictions religieuses ou philosophiques, le respect de toutes les croyances, la suprématie de la loi civile sur la loi divine.

Je rêve qu’un tel système, éventuellement perfectionné, approfondi et renforcé, devienne la règle dans ce plat pays qui est le mien, chanté par Jacques Brel. Et, là, nous sommes loin du compte. Qu’il s’agisse des règles du protocole officiel qui accorde une place particulièrement éminente au représentant de l’Église catholique ; ou encore de ces Te Deum en faveur de la dynastie royale auxquels tous les mandataires politiques – nationaux, régionaux et locaux – sont instamment invités à assister…

De tout temps, la logique des Églises veut qu’elles aient leur mot à dire dans la gestion de la cité. Plus même, il est de leur nature et de leur culture d’imposer, si faire se peut, une dimension théocratique au système d’organisation de la vie communautaire (aujourd’hui les mouvements islamistes qui, malgré – ou grâce à – leurs excès, ont le vent en poupe, illustrent de façon caricaturale cette tendance profonde des systèmes religieux…). Dans nos régions, il a fallu attendre l’action libératrice des grands penseurs du siècle des Lumières pour qu’enfin la notion de démocratie (c’est-à-dire, étymologiquement : la force du laos, la loi et la volonté du peuple) supplante peu à peu cette tradition de la théocratie (la force, la loi et la volonté divines). En ce qui concerne l’Église catholique, le pontificat de Pie IX a représenté le moment le plus significatif de cette ambition théocratique. Les « Droits de l’homme » n’ont-ils point été longtemps combattus, car ils étaient perçus comme une révolte contre la loi de Dieu ? Ce n’est qu’à partir du concile de Vatican II qu’une évolution sensible a pu être esquissée au sein des conceptions de la doctrine romaine, cessant d’opposer liberté et foi, cette dernière devant permettre la liberté de conscience. Évolution dont nous ne pouvons que nous féliciter, mais qui est loin d’être définitivement acquise, comme le révèlent divers événements récents. Or notre foi refuse par nature l’affirmation de dogmes et de vérités révélées : nous n’avons pas de doctrine scientifique à imposer, nous nourrissons nos convictions des apports des découvertes scientifiques. Et notre morale – « laïque » – est celle qui vient du peuple et lui revient. Pour moi – je me permets d’insister sur ce point – la religion relève de la sphère privée et n’a pas à intervenir sinon dans l’espace public, du moins dans la sphère politique.

J’ai quelques amis chrétiens, intellectuels, intelligents et évolués, qui tentent de me convaincre que ma résistance affirmée à l’emprise théocratique des Églises, en particulier de l’Église catholique, témoigne de ma part d’une méconnaissance des réalités actuelles de cette Église. J’aimerais les croire. Plusieurs faits récents alimentent malheureusement mon pessimisme à cet égard. Quelques exemples : le refus par le roi Baudouin de signer la loi, démocratiquement votée par le Parlement belge, dépénalisant l’interruption volontaire de grossesse… au nom de sa conscience (religieuse) ; le Catéchisme de l’Église catholique, publié en 1992 sous le pontificat et l’autorité de Jean-Paul II attribue au « péché d’Adam » la responsabilité du mal et de la mort devenus inhérents à la nature de l’humanité ; les propos de Benoît xvi sur le préservatif, source potentielle d’aggravation de la pandémie du sida ; sa volonté de réintégration des intégristes, jusques et y compris un évêque négationniste ; le soutien affiché à l’évêque brésilien excommuniant le médecin et la mère acceptant d’avorter une petite-fille violée par son beau-père… Sur tout ceci viennent alors se greffer les propos de Nicolas Sarkozy, co-adjuteur du Latran, proclamant que l’instituteur ne pourra jamais remplacer le prêtre ou le pasteur pour former les jeunes consciences ! Non, non, non, Dieu n’est pas mort, du moins en sa réalité institutionnelle, car il dicte encore ses divins préceptes. Les tensions entre laïcité et religions qui structuraient des univers mentaux (auraient-elles perdu de leur pertinence ?), seraient-elles en voie de « vaporisation » (comme aurait dit Orwell) ? Ce diagnostic sympathique me paraît discutable, et en tout cas prématuré. Mes amis chrétiens partiellement libres exaministes ne représentent, je le crains, qu’une petite minorité – certes (très bien) pensante – du monde chrétien dans son ensemble…

Ou alors la laïcité, comme les religions, serait-elle frappée de « décroyance » ? Cette hypothèse n’est pas à exclure. Son paradis peut-être dit « désenchanté », dans la mesure où les espoirs placés dans la révolution scientifique et technique se sont révélés lourds de désillusions. Dès lors, ne confondons pas laïcité (soucieuse de neutralité philosophique) et « laïcisme » : méfions-nous du « laïcisme », de ce prosélytisme laïque sans nuances, dénué d’empathie pour la sensibilité des croyants sincères.

Partant du principe – pour moi intangible – que la loi civile prime sur la loi religieuse, que la loi des hommes doit prévaloir sur la loi d Dieu (lequel ? … et laquelle ?), je tiens à exprimer ici deux aspirations personnelles – et, je l’espère, pas uniquement personnelles – concernant les réalités institutionnelles de mon pays : d’une part la laïcisation de l’État, d’autre part la laïcisation de l’enseignement.

La laïcisation de l’État : je souhaite que les structures de mon pays se rapprochent, en ce domaine, de la philosophie politique, de celles de la France, que la religion cesse d’investir l’espace public, que, par exemple ces vestiges de pratiques anciennes que sont les Te Deum royaux soient remisés au placard des rites désuets. Ce mouvement de laïcisation de l’État belge est en cours : je forme le vœu qu’il s’accélère et s’approfondisse. Par ailleurs et dans la même logique, je suis opposé à l’idée de partis fondés et organisés sur une base religieuse. Ici – tout arrive ! – je me réfère à un apport essentiel de Jésus : « Rendons à Dieu ce qui est à Dieu, à César ce qui est à César ».

La laïcisation de l’enseignement : je me déclare avec force et vigueur en faveur de l’instauration d’un réseau unique, pluraliste, d’enseignement, et ce à tous les niveaux. Ceci devrait alléger l’actuelle charge financière résultant du double réseau – l’officiel et le libre – obérant le budget des ministères de l’Éducation, avec tous les doubles emplois et les gaspillages de l’argent public que cela implique. Mais surtout une telle structure institutionnelle devrait être de nature à favoriser la reliance, la tolérance et le dialogue entre les communautés culturelles, philosophiques et religieuses. Car je suis partisan d’un dialogue réel, fondé sur la recherche de la vérité au risque d’y perdre ses convictions les plus fortes, et non, comme le conçoivent certains militants fondamentalistes ou intégristes, dans une perspective d’évangélisation, de conversion, de mission spirituelle. Je me déclare sans ambages partisan d’un pluralisme de confrontation plus que de juxtaposition.

Sans doute cette aspiration raisonnable sera-t-elle considérée comme utopique par beaucoup : je ne l’ignore pas… et pourtant, elle me paraît s’inscrire dans la perspective à long terme de l’amélioration de notre système éducatif, cette base essentielle de notre avenir commun, et surtout de celui de nos enfants et de nos descendants. Dans ce réseau devraient être dispensés des cours de philosophie et d’histoire des religions, l’enseignement du catéchisme religieux se réalisant, lui, au sein d’institutions privées. J’avoue en effet ne pas comprendre pourquoi moi, laïque, je devrais subventionner un enseignement fondamentalement contraire à mes convictions personnelles. Aussi, à moyen terme, avant que ne puisse être mise en chantier l’école pluraliste que j’appelle de mes vœux, je propose que soit adopté en Belgique, comme cela se pratique dans d’autres pays, un système « dédicacé » de répartition des impôts philosophico-religieux en fonction des desiderata des contribuables.

Pour une laïcité culturelle et philosophique

L’idée d’une laïcité « culturelle » à la belge, non exempte d’une dimension communautaire, est rejetée avec fracas – ou par ignorance – par nos amis français. Ceux-ci, tout empreints de la vocation universaliste qui a constitué le message de base de leur éducation civique, ont une sainte horreur de tout ce qui de près ou de loin paraît se parer des atours du communautaire… et donc, pour nos voisins du Sud, de ce péché capital qui a nom le « communautarisme »… cette perversion, à leurs yeux, du beau modèle universaliste et républicain tant vanté.

Nous, Belges, sommes beaucoup plus nuancés par rapport à ce thème de débats. Lointains descendants et héritiers de nos communes du Moyen Âge, fières de leurs libertés chèrement acquises et symbolisées par les beffrois des villes du plat pays, nous n’avons pas oublié que les communards de Flandre, en 1302, ont taillé en pièce l’orgueilleuse armée française, celle des chevaliers aux éperons d’or de Philippe le Bel, au cours d’un combat précisément connu comme la « Bataille des Éperons d’Or ». Chez nous, « commune », « communauté », « communautaire » sont des notions valorisées (ce qui, soit dit en passant, explique notre engagement en faveur d’une Europe fédérale suscitant de vives réticences de la part d’une grande majorité de Français…). Le communautarisme, certes, peut en constituer une déviance contestable, éventuellement dangereuse. Mais la « communauté » laïque échappe à cette stigmatisation, car elle est porteuse de valeurs civiques et humanistes, elles incontestables.

Quelles sont-elles, ces valeurs de base qui fondent chez nous, en droit et en fait, l’existence et la reconnaissance d’une communauté spécifique ? D’une communauté non confessionnelle à côté et au même titre que les communautés confessionnelles. Essentiellement un trio de valeurs spécifiques : d’abord la libération – la « désaliénation – par rapport à tous les dogmes et autres vérités révélées (, et cela dès le plus jeune âge !) ; ensuite, le pluralisme des conceptions et l’acceptation tolérante des croyances d’autrui ; enfin, la libre pensée, le libre examen, non seulement dans le domaine scientifique (principe fondateur de l’Université libre de Bruxelles), mais également dans le champ des convictions philosophico-religieuses. Puis une série de valeurs communes à maints systèmes théologiques : la justice, la liberté, la paix, la tolérance, le respect de l’autre, la compassion, la démocratie. Sur un plan moins strictement philosophique, je pourrais évoquer les droits de l’homme (de la femme, des enfants… et, pourquoi pas des animaux), la communication interpersonnelle et la métacommunication (c’est-à-dire communiquer sur la façon dont nous communiquons – ou ne communiquons pas ou mal – avec nos proches). J’y ajouterais volontiers, à titre personnel, l’ouverture d’esprit et l’esprit critique, l’autonomie de la personne, l’intégration (et non l’assimilation) des différences et, bien évidemment, la liberté, l’égalité et la fraternité (celle-ci la plus malaisée à gérer par les responsables politiques). Ou encore, le refus de trois violences : sur les personnes, sur les collectivités, sur la nature. Par delà un anticléricalisme militant, je plaide volontiers pour un pluralisme constructif, au sein duquel je pourrai préserver sans difficulté la fermeté de mes convictions athées… jusqu’à un improbable apport de preuves divines.

Ces diverses valeurs justifient à mes yeux qu’à côté d’une nécessaire laïcité constitutionnelle, politique et sociétale soit développée une laïcité culturelle, philosophique, sociologique et communautaire qui peut et doit en constituer l’indispensable complément naturel.

La laïcité : un seul idéal fondamental ?

Ceci étant dit, je ne puis que m’interroger : cette distinction, répétitivement exposée et utilisée, entre les deux grands types de laïcité, n’est-elle pas surfaite, survalorisée, sur-instrumentalisée ? N’affaiblit-elle pas l’idéal laïque plus qu’elle ne le renforce ? À bien y réfléchir, en effet, le fossé entre les conceptions française et belge de la laïcité est-il aussi profond qu’on le dit ou qu’on le laisse croire ? J’en doute. En France, ce sont les laïques « culturels » – préférant se qualifier de « libres penseurs » – qui, pour des raisons philosophiques, sont les plus ardents défenseurs de la laïcité politique. En Belgique, les mêmes laïques « culturels » portent en leur cœur l’idéal d’une laïcité politique… Robert Badinter, citoyen éminent s’il en est, ne vient-il pas lui-même de présenter la bataille pour une laïcité politique et philosophique comme un enjeu majeur pour les temps à venir ?

Alors… ? Ne serait-il pas laïquement sage de surmonter certaines incompréhensions sémantiques, de « réunir ce qui est épars », de relier ce qui tend à être délié, de recréer des liens plus étroits entre les deux versions d’un même idéal fondamental ?

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Informations complémentaires

Année

2010

Auteurs / Invités

Marcel Bolle De Bal

Thématiques

Ambitions de la laïcité, Laïcité, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses