La laïcisation de l’art

Christophe LOIR

 

UGS : 2006016 Catégorie : Étiquette :

Description

Pendant de nombreux siècles, l’expression artistique, sous la plupart de ses formes, était régie par les autorités religieuses. L’Église catholique, en particulier, définissait des thèmes, imposait des normes, soutenait les artistes qui se moulaient dans ses vues et ses doctrines.

Avec la sécularisation de la culture à la fin du XVIIIe siècle, l’œuvre d’art quitte le lieu de culte pour le musée. L’art se laïcise : il échappe pour une large part aux impératifs des doctrines pour s’adresser à un public de plus en plus vaste. 

À la fin des temps modernes et au début de l’époque contemporaine, la société occidentale connaît de profonds bouleversements culturels. La laïcisation progressive de la société transforme notamment la sphère artistique.

Mes recherches portent sur la sécularisation des œuvres d’art et la laïcisation de l’art ; c’est-à-dire le passage des œuvres d’art de l’Église à l’État et, plus globalement, la perte d’influence de l’Église dans le domaine artistique. Le résultat de ces recherches a été publié dans deux ouvrages parus dans la collection Études sur le XVIIIe siècle .

1. La sécularisation des œuvres d’art

Lors de visites d’édifices religieux et de musées, j’ai été intrigué par les lieux de conservation des œuvres d’art. Quelles raisons ont pu amener des hommes à transférer des œuvres à iconographie religieuse, créées spécifiquement pour un lieu de culte vers un édifice consacré exclusivement aux « Muses », le musée ? Comment, quand et pourquoi ce passage s’est-il opéré, quel en est l’impact sur l’œuvre ? La période française et ses mesures de nationalisation apparaît-elle comme une étape cruciale dans ce mouvement ? La gestion par l’État témoigne-t-elle d’une prise de conscience d’un patrimoine artistique ? Je me suis intéressé aux composantes historique, artistique et religieuse en vue d’appréhender ce phénomène qui concerne à la fois les institutions, les individus et le patrimoine artistique.

Si l’impact socio-économique de la nationalisation des biens immobiliers ecclésiastiques dans le département de la Dyle a été étudié, il restait à développer l’impact culturel de la sécularisation. Plutôt qu’à l’analyse de la vente des immeubles, je me suis donc attaché à celle de la conservation des biens artistiques et principalement des tableaux, puisque les sculptures ont généralement subi le même sort que les établissements religieux et que l’orfèvrerie a été considérée pour sa valeur intrinsèque. Si l’historiographie belge a principalement développé les prises d’œuvres d’art en 1794 dans les Pays-Bas méridionaux au profit de Paris et leur restitution en 1815, la sécularisation doit s’appréhender sur une période plus longue allant de la fin de la période autrichienne – 1773, date de la suppression de l’ordre des Jésuites – jusqu’au début de l’Indépendance belge – 1842, date de l’achat du musée de Bruxelles par l’État belge à la ville. Cette étude parcourt donc la période autrichienne de Marie-Thérèse et Joseph II (marquée par la suppression de l’ordre des Jésuites et des couvents alors jugés « inutiles »), la période française de la fin de la Convention, du Directoire, du Consulat et de l’Empire avec la vente des biens nationaux, la période hollandaise sous Guillaume Ier et enfin l’Indépendance belge avec les choix de gestion des œuvres sécularisées. Cette période correspond, sur le plan artistique, au passage du néoclassicisme vers le romantisme. Géographiquement, en ce qui concerne la période autrichienne, l’étude porte sur l’ensemble des Pays-Bas méridionaux, puisque l’application des mesures de sécularisation se fait par le pouvoir central ; pour les périodes française, hollandaise et l’Indépendance, elle se centre sur le département de la Dyle, qui deviendra province de Brabant méridional, puis province de Brabant.

L’ensemble des sécularisations décontextualise des milliers d’œuvres d’art qui sont soit vendues, sous la période autrichienne, soient conservées, sous la Convention et le Directoire. La conservation des œuvres sous ces deux régimes s’exprime par le placement dans une collection existante ou en formation. Les œuvres sont décontextualisées, dans le premier cas à Paris, dans le second à Bruxelles. Les débuts du mouvement de sécularisation aboutissent à l’exportation d’œuvres d’art puisqu’elles sont achetées par des collectionneurs étrangers sous les Autrichiens et partent au museum de Paris sous la Convention. Pendant le Directoire, la sécularisation permet, pour la première fois, de conserver des œuvres à Bruxelles. L’Empire, avec les envois de tableaux au musée de cette ville, et le début de la période hollandaise avec les restitutions, permettront de ramener la plupart des œuvres exportées lors des conquêtes artistiques.

Avec la décontextualisation coexiste un mouvement de recontextualisation au sein des établissements ecclésiastiques. Ce phénomène est peu présent lors des sécularisations autrichiennes et s’exprime alors, soit par l’achat par des ecclésiastiques, soit par l’exception de ventes. Dans les deux cas, elle sous-tend la restitution du droit de propriété. Un second mouvement débute sous le Consulat, à la suite du Concordat, et touche les œuvres issues des suppressions d’établissements religieux sous le Directoire. Ce mouvement est plus massif et s’exprime sous forme de mises en dépôt, avec obligation de conservation et de restitution éventuelle de l’œuvre au musée de Bruxelles. Enfin, Guillaume Ier recontextualise une partie des œuvres revenues de Paris avec obligation de fournir de bonnes conditions de conservation, mais leur statut est flou et les arrêtés ne restituent pas clairement le droit de propriété aux ecclésiastiques. Lorsque l’œuvre d’art est recontextualisée dans un édifice religieux, la valeur culturelle domine désormais la valeur cultuelle et l’église devient un lieu de compromis entre les dimensions religieuse et artistique, cultuelle et éducative. Les ecclésiastiques doivent dorénavant répondre à des critères de conservation et d’emplacement d’œuvres qui ne sont toutefois plus clairement leur propriété.

Le choix de conserver les œuvres sécularisées au sein d’une institution muséale a entraîné de nombreuses difficultés. Les défenseurs du musée doivent développer une argumentation permettant de légitimer cette nouvelle institution. Ils soulignent particulièrement sa fonction éducative, à laquelle ils ajoutent l’intérêt économique, politique et les bonnes conditions de conservation. Mais dès les premières sécularisations, les difficultés financières sont un obstacle majeur : les commissaires, lors de la recherche des objets d’art et de science dans le département de la Dyle, ne peuvent transporter à Bruxelles toutes les œuvres réservées et le musée, qui n’est pas reconnu officiellement sous le Directoire, fonctionne sans subside aux dépens de l’École centrale. Guillaume Bosschaert se bat pour obtenir la reconnaissance officielle du musée de Bruxelles au travers de la création d’une École spéciale, mais ce projet avorte. Il sera reconnu progressivement au fil du Consulat et de l’Empire par l’arrêté de septembre 1801, la suppression de l’École centrale, la municipalisation des bâtiments, et trouvera un statut totalement clarifié, sous l’Indépendance, suite à l’achat par l’État. La muséalisation des œuvres religieuses a également nécessité le développement d’une argumentation juridique en vue de légitimer le transfert de propriété que représente la sécularisation, passage du domaine du religieux au civil. Les défenseurs du musée doivent également faire face aux problèmes pratiques en matière artistique, depuis la prise de l’œuvre dans l’établissement ecclésiastique jusqu’à sa présentation au public dans l’ancien palais de Charles de Lorraine. À chaque étape, il s’agit de milliers d’œuvres qu’ils doivent inventorier, trier, sélectionner, transporter, attribuer, dater, décrire, conserver, présenter, enrichir, publier et restaurer. La période étudiée se caractérise par un bouillonnement où s’affrontent théorie et pratique. Si la première parvient à bien énoncer des méthodes et des moyens d’agir, la seconde n’est qu’embûches faute d’argent, de spécialisation, par l’importance de la masse d’œuvres à gérer, les carences techniques et l’instabilité politique.

2. La laïcisation de l’art

Lors de la publication de mon ouvrage sur la sécularisation des œuvres d’art et la création du musée de Bruxelles au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, plusieurs indices me laissaient entrevoir qu’il ne s’agissait là que d’un aspect d’un phénomène beaucoup plus large touchant l’ensemble du monde artistique belge. Mes recherches ultérieures devaient confirmer ce pressentiment. À côté de la naissance des musées apparaissaient également les premiers Salons des beaux-arts, les premières sociétés artistiques ainsi que le développement des académies. Ces innovations institutionnelles semblaient avoir des liens étroits et s’accompagner de transformations du statut des artistes, du public et du patrimoine. Durant cette époque charnière de l’histoire de la culture européenne, à la fin de l’Ancien Régime et au début de l’époque contemporaine, le monde artistique se modernisait et s’adaptait aux bouleversements politiques et culturels. Dans le cadre de ma thèse de doctorat, conjuguant les apports de ma double formation en histoire et en histoire de l’art, j’ai approfondi l’étude de cette période fascinante, afin de démontrer l’existence d’une reconfiguration profonde du monde artistique en Belgique, touchant à la fois le cadre institutionnel, le statut de l’artiste, le rapport aux œuvres et les pratiques du public ; soit les institutions, les hommes et les œuvres. L’émergence du concept de « beaux-arts », qui sous-tend la valorisation et la réunion de la peinture, de la sculpture, de la gravure et de l’architecture, est un aspect capital de cette reconfiguration du monde artistique.

Cette reconfiguration à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle est un phénomène complexe dont les différents éléments sont étroitement liés. On peut cependant dégager trois grandes lignes de force : l’autonomisation de la sphère artistique, l’apparition de la sphère publique et surtout la laïcisation de l’art.

Les transformations artistiques ont été imprégnées par la laïcisation de la société qui se développe alors en Europe. Avec le joséphisme et la période révolutionnaire, la Belgique se trouve aux premières loges, et cela dès les prémices d’une modernisation du monde artistique. Il est significatif de voir que les guides touristiques, en offrant des descriptions uniquement artistiques des œuvres conservées dans les églises, témoignent d’un processus d’esthétisation et de laïcisation du rapport à l’œuvre d’art religieux. Sans toutefois exagérer la place de l’Église dans le domaine des arts sous l’Ancien Régime, il faut constater les liens étroits qui unissent le monde artistique et le monde ecclésiastique, particulièrement dans les Pays-Bas autrichiens. Les ecclésiastiques sont les principaux commanditaires, les églises sont les principaux lieux de conservation et d’exposition de l’art ancien et de l’art contemporain. Les artistes ont généralement des obligations religieuses au sein des corporations et des confréries, ce qui pose problème à ceux qui ne sont pas de confession catholique. Après les transformations artistiques, des ecclésiastiques continueront à commander des œuvres, se retrouveront encore parmi les souscripteurs dans les académies et les sociétés, fréquenteront les Salons et les musées où ils peuvent voir de l’iconographie religieuse et, bien évidemment, des œuvres anciennes et contemporaines décoreront encore les églises, mais les liens entre le monde artistique et le monde ecclésiastique ne seront plus aussi étroits. La laïcisation de la société va influencer la fondation des institutions, le rapport entre l’artiste et le public et la perception des œuvres d’art, à tel point que l’on peut parler d’une laïcisation de l’art. Les institutions n’ont plus aucun esprit confessionnel, elles deviennent publiques et laïques. Certaines d’entre elles seront d’ailleurs directement liées à l’effondrement de l’Église ; c’est le cas des musées fondés grâce aux sécularisations d’œuvres d’art religieuses.

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Informations complémentaires

Année

2006

Auteurs / Invités

Christophe Loir

Thématiques

Arts, Histoire de l'art, Laïcité, Sécularisation

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