Description
Je me souviens d’un des premiers essais du philosophe Alain Finkielkraut qui porte ce titre et qui m’avait séduit. Séduit par une analyse critique qui me paraissait juste et nécessaire et parce que la réflexion sur la pensée m’a toujours paru essentielle. C’était à la fois un avertissement et la dénonciation d’une affligeante décadence qui ne manqua pas de déplaire.
On n’aime pas ce terme, car on a beau jeu, en parcourant l’histoire, de pointer à chaque époque la critique de la précédente. Hier ou autrefois est quasi toujours valorisé comme par magie. Et pourtant, l’objectivité impose de reconnaître qu’il existe des hauts et des bas dans les civilisations et qu’elles finissent toutes par disparaître, même si elles laissent un héritage parfois très précieux.
Il me paraît aujourd’hui dans le cadre de la déshumanisation générale que nous vivons – malgré les incessantes proclamations des droits humains qui, de fait, en douce le plus souvent, sont érodés –, qu’il convient de reprendre ce thème fondamentalement tragique si on admet, avec Pascal, que « toute notre dignité consiste en la pensée », la capacité qui nous différencie le plus – bien que pas totalement– du reste du vivant.
Une longue histoire
Dans cette défaite, l’explosion de l’hypercapitalisme depuis la fin du vingtième siècle a joué et joue encore un rôle capital, c’est le cas de le dire. Car le culte effréné du profit domine et ravage tous les aspects de la vie des sociétés. Remontez la filière de tous nos problèmes et de toutes nos catastrophes et vous trouverez quasi toujours la question du profit. Le pis, c’est que cela finit par nous paraître normal. On a dressé la population à le considérer comme la clé de toute réussite et même du bonheur. Avec combien de drames et de désenchantements! De fait, la plupart des humains gagnent leur vie en la perdant. Le temps c’est de l’argent ! Et l’individu vaut ce qu’il produit et combien il rapporte.
En particulier, les tâches qui dominent l’existence ont perdu tout sens, toute valeur intrinsèque. Elles ne s’évaluent plus qu’au niveau du gain ou des bénéfices. L’économisme est un tsunami qui a submergé et détruit pour la plupart le sens profond d’une vie. Avec un sinistre cortège de suicides, de dépressions, de violences, de désespoirs, de misères et de vaines velléités de révolte tant le système est cadenassé et généralisé. L’appréhension pour l’avenir, l’inquiétude de celui des jeunes ont rarement été aussi prégnantes. La dictature du quantitatif provoque un grave préjudice à la qualité de vie. Je ne sais plus qui l’a formulée ainsi : « Le numérique est une baguette magique dérobée par une sorcière maléfique ».
Par ailleurs, le manque de perspective historique objective – on sacrifie volontiers l’étude de l’histoire au sensationnel, à la propagande ou simplement à l’ignorance – fausse de plus en plus notre vision de la généalogie des idées. Et, trait de plus de notre vanité indécrottable, nous croyons volontiers avoir pensé à nouveau alors que, la plupart du temps, nous ne faisons que penser de nouveau, c’est-à-dire répéter ce qui convient à « l’air du temps ».
Le philosophe grec, connu surtout pour ses scandales, Diogène, considérait que toute rencontre sociale pouvait être une occasion d’éducation, notamment civique, car il souhaitait qu’une démocratie instruise tout le monde, en particulier les enfants, de ses principes fondateurs. De son côté, Lucien et combien d’autres pratiquaient un véritable esprit de libre examen. Curieusement, dans notre société laïque, ce ne sont pas les plus connus…
Nous croyons avoir inventé l’écologie et être les premiers à nous inquiéter de l’avenir de la terre. Mais, dès la fin du dix-huitième siècle et surtout au dix-neuvième qui est celui qui, par le développement industriel, a commencé à nous empoisonner et à piller les ressources mondiales à grande échelle, des lanceurs d’alerte se sont manifestés et, comme Cassandre, n’ont pas été écoutés. Car le poids du court terme commençait déjà à s’installer, fortifié par un sentiment de puissance infinie.
Au dix-huitième siècle, la notion de climat inclut la santé des populations. L’Occident critique l’Orient qui a trop déboisé sans souci de la qualité de l’air et du cycle de l’eau. On connaît la désertification du pourtour méditerranéen avec, par exemple, la quasi-disparition des cèdres du Liban. Pourtant un savant comme Buffon manifeste encore un certain optimisme sur le long terme.
Mais, dès 1789, la vente des bois nationaux amorce le pillage qui servira au siècle suivant où la curiosité scientifique, celle de la géologie naissante par exemple, crée l’illusion d’une terre aux richesses infinies. Une bonne conscience et surtout l’appât du gain accompagnent la naissance de ce que nous appelons l’anthropocène.
De son côté, Tocqueville, dans ses notes de voyage, dénonce déjà à Manchester une situation catastrophique où la richesse insolente de quelques-uns se fonde sur l’effroyable misère du plus grand nombre et crée un paysage sinistré. Déjà en 1855, paraît un livre de conscience écologique qui annonce la fin du monde par l’industrie. Fourrier montre l’enjeu climatique d’une « détérioration matérielle de la planète contraire à la civilisation ». En vain. Qu’une ville du Hainaut s’appelle La Louvière prouve qu’on y vivait au milieu de forêts qui ont été englouties pour les besoins de l’exploitation du charbon, forêt qui aurait limité la romanisation d’une partie du pays au temps de Jules César.
Dès les grandes découvertes du seizième siècle, le monde a connu toutes les formes de colonisation et d’exploitation, y compris l’atrocité de l’esclavage qui subsiste aujourd’hui sous des formes hypocrites : travail des enfants, salaires de misère, conditions sanitaires horribles, corvées gratuites, absence de toute sécurité physique, professionnelle ou sociale pour un grand nombre. Songeons aussi aux doubles journées de travail pour tant de femmes. Toutes ces épreuves ruinent la pensée et empêchent le développement de la culture.
De ce fait, notre pensée morale s’est dégradée dans les faits. Les discours officiels s’abreuvent de valeurs proclamées intangibles et universelles, mais peu de choses progressent vraiment ou durablement. Flaubert nous avait déjà avertis dans son Dictionnaire des idées reçues : « argent : cause de tout le mal ; propriété : plus sacrée que la religion; économie politique : science sans entrailles ; concurrence : âme du commerce ».
On a même osé inventer une discipline universitaire : « l’éthique des affaires » ! Elle brave deux timides avertissements philosophiques : John Rawls: « Les inégalités doivent être au service des plus démunis » ; Paul Ricœur : « Je réserve le terme d’éthique pour la visée d’une vie accomplie ». La morale serait pour lui « l’articulation de l’éthique dans les normes et contraintes du quotidien ». Mais les fameuses « lois du marché » pèsent bien lourd sur les vies et les consciences. Elles finissent même par y effacer les plus légitimes aspirations. Il faut les contraintes d’un confinement sanitaire radical pour réveiller quelques lueurs (fugitives ?) d’autonomie légitime et de critiques raisonnables. On verra demain ce qui en sortira…
Le travail
Aujourd’hui beaucoup ont une compétence. Hier, ils avaient un métier avec tout ce que cela avait de valorisant ou de relationnel, alors que les compétences s’envolent, se dévalorisent ou deviennent vite obsolètes. Le métier signifiait une reconnaissance sociale bien établie, une maîtrise au sens plein, c’est-à-dire une domination d’un savoir-faire, paré souvent d’un savoir-être, assorti d’un sentiment de liberté essentielle à l’épanouissement personnel que l’on peut retrouver dans ce qui survit de l’artisanat. On était fier d’être un artisan apprécié, un employé d’une entreprise d’utilité publique reconnue, de servir une cause comme l’éducation par exemple. Même les mineurs aimaient, disaient-ils, leur terrible métier parce qu’ils y trouvaient une solidarité, une fierté, un sens du bien général qui les soutenaient. On aimait « la belle ouvrage » ! Du coup, la malédiction de devoir gagner son pain pouvait devenir une source de joies éphémères et de dignité quelque peu amère en dépit des difficultés et des circonstances.
Les rapports humains connaissaient des violences, mais il existait des moments de chaleur, de reconnaissance, de solidarité qui permettaient de bâtir l’indispensable estime de soi. Ils n’étaient pas broyés par les impératifs souverains de concurrence et de productivité ni mécanisés par le management et la dictature du numérique qui redouble les effets de la mécanisation de l’ère industrielle. Sans ce minimum d’épanouissement existentiel, comment tenter de développer une pensée capable d’autonomie, de jugements lucides, de projets constructifs ? D’autant que le monde des loisirs, au lieu de tendre à l’émancipation culturelle, à la citoyenneté véritable, à la créativité positive, nous enferme de plus en plus dans la standardisation du goût, des désirs, de la vulgarité et de la bassesse des modes sous l’emprise de fer du consumérisme qui constitue une propagande efficace et destructrice comme, en politique, le « soft-power », invisible pour beaucoup, remplace avantageusement l’occupation militaire indigeste et révoltante. Le formatage est généralisé. Le langage officiel de la « pensée unique » et du « politiquement correct » est devenu tout à fait orwellien1. Tous les pans de la culture sont contaminés à l’exception de quelques minorités confidentielles. Les médias populaires en sont les usines. Même les écoles et les universités sont atteintes. Tout devient marchandise. Un totalitarisme se poursuit et se complète tous les jours.
Il est désolant de constater que la servilité et l’abêtissement finissent par gagner ce que furent naguère les sanctuaires de la pensée et de la culture. Beaucoup de productions, de la chanson au cinéma, s’abâtardissent pour rencontrer le succès de masse. Ce qui provoque un cercle vicieux : le triomphe de la vulgarité découvre la vulgarité des attentes et contribue à les ancrer davantage. La « fête » agitée, bruyante et superficielle est au programme. De même, l’éducation donne aux jeux une place démesurée au détriment d’une réflexion approfondie. Difficile de préparer à l’effort intellectuel, à la précision et aux exigences de la méthode scientifique, évacuant ainsi des formes de joie supérieures et de bons outils de réussite de vie.
Et voici que les sciences commencent à perdre leur aura intellectuelle et surtout éthique. Le statut de vérité est controversé, suspect de manipulation, voire de complotisme et ne reçoit plus la totalité d’adhésion populaire que lui valaient son prestige et les bienfaits qui découlaient d’un savoir étendu et performant. Même ici, l’argent a commencé ses ravages: véritable racket sur les brevets, manœuvres et tricheries inadmissibles, vedettisme, l’éthique scientifique. L’exemple des grandes firmes pharmaceutiques est particulièrement probant et… scandaleux puisqu’il porte atteinte à la santé et aux finances publiques.
La science a souvent été plus ou moins consciemment amputée de certains territoires jugés tabous ou trop sociaux et politiques. L’origine sociologique de la plupart des chercheurs de naguère l’explique sans doute en grande partie, bien que, dès le départ, l’aspect révolutionnaire de certaines découvertes ait pu être énergiquement combattu. Charles Darwin en sait quelque chose !
Voici qu’un jeune enseignant de l’ULB, Renaud Duterme, propose de développer certains aspects «oubliés » de la géographie, science pas si innocente qu’on pourrait le penser. Il souhaite défendre une géographie populaire, comme Howard Zinn, par exemple, a fait connaître une histoire populaire des Usa. Il y a eu pourtant de célèbres géographes novateurs, comme Yves Lacoste ou Vidal de Lablache, et même anarchistes tels que Kropotkine ou Élysée Reclus qui enseigna à l’ULB. Ainsi, la colonisation, l’urbanisation, la surproduction et le gaspillage des ressources, le développement durable ou non, la globalisation entretiennent des rapports étroits avec l’idéologie, donc avec la politique. L’enseignement de la géographie tend à les négliger ou à les minimiser. Il s’agissait donc de développer une géographie humaine qui englobe mieux les aspects de la vie quotidienne et citoyenne qu’elle peut éclairer.
La réaction à la décadence du statut de la science s’est développée depuis les années 1970 avec les « sciences citoyennes » exigeant un contrôle sérieux capable de combattre un certain « populisme » qui se développe à l’encontre des valeurs démocratiques que partage l’idéal scientifique : honnêteté, objectivité, positivité, respect de la recherche et des chercheurs, qualité des procédures, etc. Un ancien recteur de l’université de Liège, Bernard Rentier, s’est fait le champion de la cause en Belgique sur un principe qui devrait être évident pour tous: ce qui est financé par les pouvoirs publics doit être accessible au public et, si possible, gratuitement. Ceci bannirait toute marchandisation indue. Depuis 2018, un décret de la Fédération Wallonie-Bruxelles va dans ce sens.
Une autre interrogation pose une question analogue. Assister l’appareil judiciaire d’une « justice prédictive » basée sur une compilation d’algorithmes, c’est-à-dire une analyse automatisée de la jurisprudence, ne risque-t-il pas de créer des juges robotisés, emportés par un effet de mode ou de facilité loin de la réflexion sur la singularité humaine de chaque cas, oubliant la différence entre vérité et probabilité ?
Ceci nous invite donc à réfléchir au rapport de notre intelligence avec l’intelligence artificielle. La première tendance est de suivre la pente de l’intérêt et du système économique. Par exemple, gagner du temps pour gagner de l’argent. Les performances des ordinateurs sont évidemment admirables et séduisantes. Elles peuvent rendre d’immenses services dans certains domaines où règne le calcul, mais en oubliant bien d’autres fonctions qui servent la vie humaine par la culture et la philosophie. S’identifier à l’intelligence artificielle serait robotiser la pensée, donc la nier. Tentation d’un « transhumanisme » productiviste et réducteur ?
Pour conclure
Ces considérations pourraient se développer et se multiplier à l’infini. On réclame beaucoup aujourd’hui une décolonisation de la pensée eu égard à l’histoire coloniale. Il faudrait aussi l’émanciper d’une autocolonisation qui est l’économisme imposé par la globalisation. Cela devrait passer par l’école, l’éducation générale et une culture de l’excellence humaines au sens plein.
Notre civilisation,– un penseur comme Edgar Morin l’a répété à l’envi –, est marquée de plus en plus par la complexité, ce qui est difficile à digérer pour beaucoup tentés par le simplisme, par divers populismes, par les échanges sociaux bardés de truismes et de préjugés, se confinant dans la bulle facile des « mêmes ». La pensée véritable, c’est la lutte constante contre ce confort morbide et dangereux, car devenant aisément un foyer de rumeurs, de fausses nouvelles et même de violences racistes ou ségrégationnistes.
Il est essentiel, par exemple, d’apprendre à recontextualiser avant de juger ou de choisir. Telle est la leçon de la complexité et de l’interculturalité qui induisent, contre les absolus, une relativité positive salvatrice. On découvre ainsi la nécessité de penser selon la valeur des critères et des bonnes raisons que la philosophie a le plus souvent mis en évidence, notamment par l’épistémologie qui demeure une grave lacune dans notre formation générale. Elle n’est pas seulement nécessaire à la pensée scientifique, car, comme parmi d’autres Gaston Bachelard l’a bien montré, elle dénonce les pièges et les biais de notre esprit et des traditions.
Il faut donc apprendre patiemment à combattre toute forme de localisme et accéder à l’ouverture optimale de la curiosité. Cet effort peut être individuel. Il a beaucoup plus de chances de s’épanouir dans le dialogue ouvert et franc, quoi qu’il en coûte pour nos illusions douillettes. Ce dialogue devrait être tout le contraire des affligeants débats qu’on nous inflige régulièrement ainsi que le dénonçait le philosophe et pédagogue Matthew Lipman. Ce moyen essentiel de favoriser les relations humaines à tous les niveaux et de toute nature devrait imprégner notre vie culturelle.
Mais il ne faut pas oublier que cette vie culturelle est d’abord marquée depuis deux millénaires par l’autorité sourcilleuse de la tradition judéo-chrétienne qui a formaté et limité les esprits par une mythologie invraisemblable qui les a habitués à accepter un fantastique les éloignant du réel et de la responsabilité. Souvenons-nous des critiques du dix-huitième siècle où brillait Voltaire et des exégèses savantes du dix-neuvième démontrant l’absurdité de la manipulation des textes dits sacrés. En plein univers technoscientifique, beaucoup de sectes diverses continuent de prier au lieu d’agir, de croire au geste magique de la bénédiction ou au secours de la communion christique qui révoltait déjà du temps de la Réforme.
Quant à l’éthique, elle pourrait se centrer sur le respect de la personne et l’affinement du jugement qui nous épargneraient nombre de violences et d’errements qui empoisonnent notre vie sociale. Elle n’existe valablement que dans la cohérence des attitudes en accord avec les principes et les intérêts supérieurs, non de quelques-uns, mais de la vie humaine digne d’une meilleure philosophie. Un sursaut collectif responsable est-il encore possible ?
Informations complémentaires
Auteurs / Invités | Marcel Voisin |
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Thématiques | Capitalisme, Langue, langages et démocratie, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Travail / Emploi / Chômage |
Année | 2020 |