La complexité de l’identité

Baudouin DECHARNEUX

 

UGS : 2023005 Catégorie : Étiquette :

Description

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Étant donné que la religion est mon domaine de prédilection, il est naturel que j’en parle. La religion en tant qu’identité ne doit pas être sous-estimée.

Je me permets de rappeler brièvement un point historique.

En 1492, un événement d’une importance capitale se déroule pour l’histoire de l’Europe. En janvier de cette année-là, le sultan Boabdil[2], ancré dans la région du sud de l’Espagne, capitule face aux rois très catholiques. Ces événements sont connus sous le nom de « capitulations de Grenade ». Dans les termes de ces capitulations, le sultan parvient à garantir que les musulmans pourront continuer à pratiquer leur culte en terre espagnole. Cependant, les Juifs se voient contraints de choisir entre la conversion et l’exil de la péninsule ibérique.

Dans les trois années qui suivent, les musulmans sont également priés de quitter l’Espagne. Lorsque je parle de « priés », il faut comprendre que cela s’accompagne de spoliations et de violences.

Une note intéressante de cette année-là est que, sans le savoir, l’Espagne pose les bases de l’État-nation. Cette lecture découle de l’idée d’une nation fondée sur le sol, le sang et la religion. Cette notion aura des conséquences profondes et durables dans l’histoire.

La même année, Christophe Colomb aborde, avec trois caravelles –, la Pinta, la Niña et la Santa Maria –, en un lieu qui sera plus tard identifié comme étant les Bahamas, bien que Colomb ait d’abord pensé avoir atteint l’est de l’archipel du Japon, voire les Philippines. En réalité, il vient de découvrir un nouveau continent, qui prendra le nom d’Amérique grâce à Amerigo Vespucci[3].

Cette année 1492 marque également le début du colonialisme. Elle est fondamentale, non seulement en raison de l’invention de l’État-nation, mais aussi du colonialisme. Elle nous plonge directement, selon certains, dans la Renaissance et, bien sûr, dans la modernité.

L’identité du sujet sera profondément bouleversée, car si vous ne partagez pas ce sol, ce sang et cette religion, vous n’êtes pas considéré comme un sujet à part entière. Il faut être prudent, car il est possible de trouver de nombreux exemples dans le monde où une minorité peut jouir d’un statut enviable par rapport aux citoyens d’autres régions. Cependant, malgré ces variations, vous demeurez au mieux un citoyen de seconde zone. Ces notions prendront des formes plus définitives lors de la célèbre paix d’Augsbourg en 1555. Cette tentative de mettre fin aux guerres de religion qui ravagent l’Europe, principalement au XVIe siècle, impose le principe que les sujets doivent suivre la religion du monarque ou du prince régnant. Ainsi, l’identité devient profondément liée à l’émergence d’une première réflexion politique sur l’État-nation et fortement attachée à l’appartenance religieuse du sujet.

Il est paradoxal que les dates mentionnées coïncident avec la période de la Renaissance. En effet, la Renaissance est caractérisée par l’émergence du protestantisme et des idées qui permettent au sujet de choisir sa religion. Cette ère voit également l’avènement d’un monde où la liberté d’examen est revendiquée, un concept symbolisé par le fameux « libre examen », cher à l’Université libre de Bruxelles.

Peu à peu, une époque se dessine où le sujet, qu’il soit homme ou femme, peut prendre place et même s’éclairer par lui-même. Il peut lire les textes sacrés par lui-même, les comprendre et les commenter. Cela marque une tentative de gain de liberté que nous revendiquons encore aujourd’hui, indépendamment de nos convictions. La liberté de conscience, par exemple, vous permet de penser différemment et d’exprimer des idées divergentes. Cette liberté est une barrière essentielle pour préserver votre propre identité et pour respecter le noyau fondamental qui nous constitue.

Pendant que ces changements s’opèrent, l’État-nation prend forme avec les caractéristiques décrites plus tôt, qui sont politiquement significatives. La religion devient également un facteur crucial. Cela prendra au moins un siècle et demi pour que des penseurs commencent à émerger, remettant en question cette idéologie. Cependant, même si nous ne sommes pas encore totalement débarrassés de ces idées, des penseurs commencent à apporter des nuances ou à s’y opposer.

Au XVIIIe siècle, en Angleterre, émerge l’idée progressiste selon laquelle on peut être citoyen d’un endroit donné tout en reconnaissant son voisin comme citoyen, même si les croyances religieuses diffèrent. Le monde scientifique joue également un rôle important dans ce changement, comme en témoigne la Royal Society à la fin du XVIIe siècle, qui a contribué à l’hégémonie scientifique et technologique de l’Angleterre.

Il est également important de mentionner la franc-maçonnerie, qui a permis à des individus de différentes confessions, telles que les catholiques, les presbytériens et autres, de coexister au sein des loges en tant que citoyens égaux, contribuant ainsi à atténuer les conflits religieux. La quête de l’identité et des privilèges identitaires persiste dans ces sociétés, tout comme le concept de propriété foncière lié au sang et à la religion.

La recherche d’identité, les quêtes de privilèges identitaires et les tendances de supériorité vis-à-vis des autres sont autant de caractéristiques toujours présentes aujourd’hui. Cette notion d’identité peut aussi être un refuge pour les minorités, évitant ainsi l’effacement et la normalisation, un écueil que ces groupes tentent d’éviter. Tout cela témoigne de l’interconnexion entre l’évolution de la pensée, de l’identité et de la politique au fur et à mesure que le XVIIIe siècle approche.

Nous avons assisté à l’émergence de la raison et de la philosophie au cours de la période moderne. Une idée centrale a émergé : les êtres humains partagent non pas une religion, un sang ou un territoire spécifique, mais la raison. Implicitement, cette affirmation suggère que les êtres humains peuvent communiquer par le biais de la raison et trouver ensemble des solutions aux multiples problèmes qui les affectent. La raison devient le concept universel par excellence.

Cependant, il est essentiel de nuancer ce projet magnifique porté par les encyclopédistes. Dans la quête d’identité comme dans celle de l’universalité, il n’y a pas de vérité absolue, mais souvent un mélange des deux. Il est important de ne pas présenter la raison comme un concept universel de manière trop simpliste.

Au contraire, certains ont suggéré que certains individus ont plus de raison que d’autres. Par conséquent, ils ont la responsabilité d’éduquer les autres à développer leur raisonnement, de la même manière que l’on enseigne à un enfant à développer son raisonnement hypothético-déductif. Lorsqu’un enfant est capable de comprendre des déductions logiques, il est considéré comme ayant achevé son éducation.

Malheureusement, la raison peut aussi être utilisée comme un outil discriminant. Par exemple, dans l’histoire coloniale de la Belgique, certains Congolais étaient appelés les « évolués », car ils étaient considérés comme ayant plus de raison que les autres. Cette distinction était utilisée pour justifier des inégalités salariales et des relations discriminatoires.

De plus, il n’y a pas si longtemps, un homme d’Église a suggéré que les femmes avaient la raison, mais que, contrairement aux hommes, elles avaient une raison qui se contentait de reproduire ce qu’elles entendaient et n’étaient pas créatives. Cette idée absurde illustre comment la notion de raison a été utilisée pour maintenir des stéréotypes de genre et pour discriminer les femmes.

En fin de compte, la raison, bien qu’essentielle pour la progression de la pensée et de la société, a également été un concept qui a servi à discriminer, à diviser et à créer des identités artificielles.

C’est pourquoi il faut souligner qu’en ce qui concerne la question de la « désidentité », il existe un chemin du milieu que nous devrions tous explorer. Il est indéniable que nous avons tous besoin de réfléchir sur qui nous sommes. C’est crucial pour nous situer dans ce monde, car si nous ne le faisons pas, d’autres le feront à notre place.

Cependant, à travers tout cela, nous ne devons jamais oublier l’élément le plus important : notre capacité à converger vers l’Autre, avec un grand « A ». L’universalisme, même si le terme peut être discutable, reste un idéal vers lequel nous devons tendre. C’est une reconnaissance fondamentale de l’humanité en tant qu’humains. Nous partageons une identité commune en tant qu’êtres humains.

Je voudrais simplement conclure en soulignant que ce que j’ai partagé ici aurait été très pertinent il y a trente ans. Cependant, aujourd’hui, notre conception de l’identité évolue progressivement, notamment avec nos réflexions sur l’écologie, tant sur le plan scientifique que politique. Notre identité devient plus complexe, car nous réalisons que les êtres humains sont interdépendants de leur environnement, qu’ils ont une conscience de cette interdépendance. Par conséquent, notre identité évoluera en conséquence.

Je suis également apiculteur amateur, avec un certain nombre de ruches, et je suis fasciné par la manière dont notre interdépendance avec le monde naturel, y compris les abeilles, influence notre identité. Par exemple, les pesticides ont un impact sur les abeilles, ce qui perturbe la chaîne alimentaire, des insectes aux oiseaux.

Ainsi, notre identité ne se limite pas à notre relation avec d’autres êtres humains, mais s’étend à notre interdépendance avec le monde naturel, avec le règne animal, végétal et même fossile.

Pour conclure, je crois que l’identité est un sujet complexe, et il est essentiel que nous, en tant que citoyens, comprenions cette complexité pour prendre des décisions politiques éclairées. L’éducation permanente est cruciale pour mettre cette complexité à la portée de tous. Elle permet à chacun de découvrir ses multiples identités et leur interdépendance avec celles des autres, ainsi qu’avec le monde vivant. C’est un défi majeur pour la pensée citoyenne dans les décennies à venir, car cela a un impact politique concret sur nos démocraties.

La culture, l’éducation et la pensée critique ne devraient pas être réservées à quelques spécialistes, mais devenir accessible à tous. Les êtres humains ont la capacité de s’éclairer par eux-mêmes, de comprendre la complexité et de faire des choix éclairés. Cela devrait être notre objectif collectif, car c’est la clé pour préserver nos démocraties.

[1] D’après la conférence Identité fantasmée de Baudouin DECHARNEUX : L’identité fantasmée – La Pensée et les Hommes (lapenseeetleshommes.be). Transcription et adaptation : Fabienne Vermeylen

[2] Mohammed XII de Grenade, Abû `Abd Allâh Mohammed ben Abî al-Hasan `Alî, (1459-1532) fut le dernier souverain maure al-Andalou.

[3] Amerigo VESPUCCI (1454-1512), explorateur et navigateur italien du XVe siècle, est célèbre pour avoir affirmé que les terres qu’il avait découvertes lors de ses voyages en Amérique ne faisaient pas partie de l’Asie, mais constituaient plutôt un « Nouveau monde ».

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Informations complémentaires

Année

2023

Auteurs / Invités

Baudouin Decharneux

Thématiques

Identité, Identités culturelles, Masculinisme, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Religions, Patriarcat

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