Description
Si la nuit tous les chats sont gris, l’impérialisme de l’indifférencié est évidemment total. Le tigré ne se distingue pas du siamois. Le bleu russe et le bobtail japonais se ressemblent. Tout se vaut ou s’équivaut, tout se fond et se confond. On s’y perd, c’est le chaos. Les êtres et les choses sont dépossédés de leur identité. Elle ne leur sera rendue, ou donnée enfin, qu’avec le retour de la lumière. Elle seule arrache donc les règnes au magma primordial où l’innommable est absolu. Elle seule parvient à leur offrir des contours et des couleurs et, du coup, ces règnes, ces êtres et ces choses deviennent enfin nommables. On les voit enfin sortir de l’insensé pour acquérir du sens. On les voit enfin se soustraire à l’informe et affirmer leur volume, leur texture, leur être propre cabré contre ce néant d’origine et sans limites.
J’associerai toujours la grisaille à ce que peut être un jardin l’hiver. Il est comme frappé par la mort. C’est à ce moment-là de l’année qu’il est le moins lui-même et qu’il est encore, soyons de bonne foi, le moins agréable à regarder. Il est en dépression, accablé d’une tristesse qu’il ne garde pas pour lui seul. Mais, dès la fin mars, quand les nuits raccourcissent et que s’allongent les temps de clarté roborative, le jardin entame sa résurrection. Significativement, c’est d’abord le jaune des forsythias qui éclate, en même temps que celui des corètes du Japon. Puis viennent les crocus et les primevères près de la statuette antique ; puis les narcisses et les jonquilles au pied du nichoir ; puis les tulipes et les campanules sous le pommier. Jusqu’aux dahlias qui seront toujours vivaces en octobre, défileront ensuite les pavots, les roses, les pivoines de Chine, les fleurs de rhododendrons, la glycine sur la pergola au milieu du mois de mai, et ces adorables petits oursins mauves à la pointe des tiges de ciboulette dès que démarre le mois de juin.
Bien sûr, le jardin se doit d’être un espace organisé, au tracé réfléchi. Déjà son architecture bien pensée peut être une telle surprise que toute ornementation florale pourrait même s’y trouver superflue, excédentaire. Il n’empêche que, du début du printemps jusqu’à la fin de l’été, les fleurs embellissent le jardin parce que, réceptacles de senteurs, elles le sont aussi pour la lumière. Et qu’on le veuille ou non, s’il peut faire très froid fin février, tout paraît tout de même moins laid sitôt que se succèdent quelques journées de ciel bleu déposant parmi nous le miracle d’un ensoleillement intense.
À la fin de l’adolescence, la lecture émerveillée de Nietzsche m’a conduit à aimer Dionysos et à préférer, pendant plusieurs années, l’éclatement fragmentaire à l’ensemble organisé. Sans doute étions-nous tous immergés dans une curieuse époque, qui me parait si lointaine à présent, où l’idée même de totalité était quasi d’avance rabattue sur celle de totalitarisme. On chantait alors les vertus de l’inachèvement, de l’ébauche et de l’esquisse, de la discontinuité naturelle et du brouillon incontrôlé. On disait : « J’ai apprécié votre dernier texte et j’aime beaucoup votre travail. » On se refusait à avouer : « J’ai savouré votre dernier livre et j’admire énormément votre œuvre. » On conspuait la création harmonieuse, on composait de la musique atonale, on louait les abstraits lyriques dont la peinture était l’expression du corps, on trouvait suspecte la maîtrise à l’heure où il ne fallait avoir ni dieu ni maître et, dans la foulée, si l’on asseyait la beauté sur ses genoux, c’était pour la trouver amère et l’injurier.
Il m’aura fallu de nombreux séjours à Florence avant de me réjouir enfin d’évoluer dans la chapelle des Pazzi, à droite de Santa Croce. Cet ensemble de Brunelleschi, tout de marbre et de géométrie, me paraissait froid, trop calculé, impropre à la méditation qui requiert des recoins d’ombre. J’y voyais un espace trop apollinien, exclusivement dû à l’assurance d’un artiste qui refuse de jouer aux dés, leur préférant du reste l’équerre et le compas, avec lesquels il n’avait jamais dû jouer le moins du monde.
Cette chapelle est aujourd’hui pour moi un chef-d’œuvre architectural indiscutable. Cela va de soi, rien n’y a été déplacé ou remplacé. Simplement, j’observe qu’un changement considérable s’est produit de mon côté : j’en suis arrivé à fausser compagnie à Dionysos pour prendre désormais Apollon comme compagnon de route. Il est le dieu de la beauté, de la musique, de la lumière, de l’ordre et des proportions. Je m’en remets pleinement à lui dorénavant. Et quitte à revenir à une conception très ancienne de la beauté, je ne cesse plus de la découvrir, depuis quelques années, qu’à l’intérieur de ces systèmes où les parties dialoguent avec le tout, où elles n’existent que pour lui en étant nourries par ce qu’il est. Si bien souvent la cité idéale paraît réfractaire au vivant, rappelons qu’à tous les coups il s’agit là d’une image, et que l’image d’un chien n’a jamais mordu personne. En revanche, le développement anarchique d’une ville réelle ne peut à terme, lui, que la rendre invivable, c’est-à-dire laide, criminogène.
Si l’on ne veut pas que la matière lactée se répande sur le plan de travail et si l’on veut à l’inverse fabriquer un vrai fromage, il faut un moule, une forme. Le mot italien formaggio n’est pas une altération de notre vocable français par inversion erronée de deux lettres. C’est dans la Botte méditerranéenne qu’on ne s’est pas trompé : le terme correct doit bien commencer par forma, ce qui, en latin, signifie « beauté ». Ah ! L’Italie, et sa lumière qu’ont voulu saisir tant de peintres septentrionaux… Répète-t-on suffisamment que cinquante pour cent des œuvres d’art classées par l’Unesco sont conservées dans la Péninsule ? Chaque fois que j’y séjourne, régulièrement cinq heures de sommeil me remettent d’aplomb parce que je sais que lumière et beauté m’attendent au coin de la rue. Ce couple-là vous redonne des forces, quand l’informe et la grisaille s’entendent si bien à vous démoraliser.
Informations complémentaires
Année | 2016 |
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Auteurs / Invités | Jacques Cels |
Thématiques | Philosophie, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses |