Jean Meslier, curé et athée : un paradoxe ?

Noël RIXHON

 

UGS : 2010015 Catégorie : Étiquette :

Description

Jean Meslier

« Théoricien éclatant de l’athéisme révolutionnaire », Jean Meslier, « par tant d’aspects novateurs, présente une pensée construite, cohérente et complète du monde physique et du monde social, du fondement de la nature matérielle et de la destinée de l’humanité ». Et « la raison de sa grandeur, c’est que la source de sa pensée, Meslier l’a trouvée dans la vie elle-même. » Tels sont les termes par lesquels dans son ouvrage, Lire Jean Meslier, curé et athée révolutionnaire, Serge Deruette, docteur en sciences politiques de l’ULB, qualifie ce curé génial, fascinant et interpellant qui, avant de mourir à l’âge de soixante-cinq ans en 1729, toujours en exercice dans sa paroisse d’Étrépigny dans les Ardennes françaises depuis quarante ans, a laissé trois manuscrits autographes d’un même volumineux Mémoire (publié aujourd’hui sous le titre Mémoire contre la religion). Véritable parole d’homme, mémoire étonnant de clairvoyance et de justesse dans ses critiques de la religion et ses analyses de situations concernant, bien sûr, son époque, mais encore et toujours valables pour les suivantes jusqu’à la nôtre !

Rendant justice à ce « fondateur oublié de l’athéisme » et à sa pensée, d’abord tronquée et déformée par Voltaire, l’ouvrage de Deruette comprend une copieuse introduction visant à éclairer les diverses questions liées à la vie, l’œuvre et la pensée de Meslier. L’auteur propose et commente de nombreux extraits du Mémoire, chapitre par chapitre, suivis d’un lexique utile à la compréhension de certains termes d’époque ; ainsi éveille-t-il chez le lecteur l’irrésistible envie de suivre Jean Meslier pas à pas dans sa démarche rationnelle par la lecture du Mémoire dans son intégralité, lecture nettement facilitée et s’avérant passionnante du début à la fin.

De ce Mémoire, on écoute plus son auteur qu’on ne le lit. Il écrit en langage parlé, comme s’il s’adressait directement à son public attentif (ses paroissiens et autres…), présent là, sous ses yeux. L’« écoutant » de bout en bout, on le suit pas à pas au fil de sa magistrale démonstration et de ses longs développements contre la religion, pour une société libérée de la tyrannie de quelques-uns, des inégalités, injustices, violences…, terreau de la misère sévissant dans les couches populaires. De sa part tant de par « la force de la vérité » qui l’habitait que par « la haine de l’injustice, du mensonge, de l’imposture, de la tyrannie et de toutes autres iniquités », les répétitions, énumérations, insistances et autres longueurs sont spontanément ressenties et comprises comme étant manière empreinte de pédagogie de se faire bien comprendre, d’éveiller les consciences, surtout lorsqu’il s’agit d’idées qui lui sont évidentes ou vont de soi, mais que ses lecteurs risquent de ne pas saisir d’emblée par déformation religieuse et/ou philosophique. « Tous ces raisonnements-ci, qui sont tirés de la métaphysique, écrit-il, sont entièrement démonstratifs dans leur genre, mais il faut un peu d’application d’esprit pour en voir parfaitement l’évidence ». Ainsi sent-on chez Meslier le souci didactique du détail, d’être complet, de ne rien laisser dans l’ombre… Des répétitions reviennent comme des refrains qui rythment sa pensée, manière infatigable de taper sur le clou…

Curé et athée

Lorsqu’on s’est mis à « fréquenter » Jean Meslier en le suivant dans son Mémoire, que ce soit par le travail minutieux de Serge Deruette ou le remarquable ouvrage, Le curé Meslier, de Maurice Dommanget, une question vient d’emblée à l’esprit : comment comprendre ce qui paraît être une double attitude, celle d’accomplir les tâches, entre autres la prédication, relevant d’une responsabilité pastorale sans avoir la foi et même, qui plus est, avec la ferme certitude que cette dernière, « une créance [croyance] aveugle qui sert de fondement à toutes les religions, n’est qu’un principe d’erreurs, d’illusions et d’impostures ». La raison pour laquelle Jean Meslier est tout de même resté curé jusqu’à la fin de sa vie, Deruette et Dommanget se sont employés à l’expliciter dans leur ouvrage. Mon propos consistera donc à livrer une réflexion que suscite ce fait et qui cependant garde encore sa pertinence aujourd’hui ; la situation singulière de Meslier n’est pas exceptionnelle ; elle n’est pas un fait isolé, ni en son temps ni en notre temps. Et conséquemment survient une autre question plus fondamentale : celle de la foi en tant qu’impérativement constitutive de la prêtrise.

Dans un répertoire athéiste de 1804 dans lequel J. Meslier est incidemment cité, il est noté que le prêtre « fit très bien son état » nonobstant « sa profession d’athéisme ». Il est certain qu’il s’acquittait sans problème de toutes les tâches pratiques et administratives relevant de sa fonction. Mais de quoi étaient faits ses prêches (dont les écrits ont malheureusement disparu) ? Parlait-il de Dieu ? À l’attention de ses paroissiens, il écrit : « J’étais néanmoins obligé de vous instruire de votre religion et de vous en parler au moins quelques fois ». (À noter qu’il dit : « votre » religion.) Comment procédait-t-il donc ? Toujours est-il qu’il n’est pas nécessaire d’adhérer aux dogmes chrétiens pour les exposer correctement ! Il y a la manière. Par exemple, en parler sous forme de questionnement ou se cantonner aux valeurs morales, aux comportements humains, aux problèmes sociaux… Dépouillé du caractère proprement religieux de la fonction de curé, J. Meslier lui reconnaissait cependant un rôle d’utilité publique « puisqu’il faut dans toutes les républiques bien réglées qu’il y ait des maîtres qui enseignent la vertu et qui instruisent les hommes dans les bonnes mœurs aussi bien que dans les sciences et dans les arts ». C’est donc en ce sens qu’il assuma sa charge de curé. Il avait compris qu’être curé et athée n’était pas incompatible !

Où est le paradoxe?

Mettons-nous bien dans la logique implacable qui était celle de Meslier : « la raison naturelle est le seul chemin que je me suis toujours proposé », écrit-il. L’Église – comme son Dieu « qui n’est pas » ainsi que tout ce qu’elle a institué et enseigne – n’est rien d’autre qu’invention et construction humaine ; elle n’a ni la valeur sacrée ni la consistance divine qu’elle s’octroie. Pour Jean Meslier, sa prêtrise dans sa référence à une transcendance – sacerdos in aeternum, prêtre pour l’éternité – n’est absolument rien en ce sens ; elle ne représente qu’une fonction sociale qu’il assume telle qu’il l’entend. Par conséquent, par rapport à l’Église telle qu’elle se croit et prétend être, il y a certes contradiction ; mais par rapport à ce qu’elle est en réalité, tel qu’il la voyait et la vivait pratiquement, lui, Jean Meslier dans sa conscience d’homme, on peut raisonnablement penser qu’il n’y avait pas contradiction ; il ne se sentait probablement pas en porte-à-faux ; on peut supposer qu’il se sentait au contraire « droit dans ses bottes », cohérent et conséquent avec lui-même. Car quelle valeur moralement contraignante accorder à un engagement dont on découvre qu’il n’a en rien la raison d’être essentielle, soi-disant surnaturelle, qui lui est illusoirement et faussement attribuée ? Et dans ce cas, quel mal y a-t-il à continuer à l’accomplir tout de même pour sa raison d’être humaine, sociale, administrative, répondant aux besoins psychologiques, matériels, cultuels (tradition, folklore…) d’une population. La contradiction s’estompe d’elle-même, la foi ne constituant effectivement pas une condition sine qua non !

Néanmoins, même s’il ne s’était acquitté de certaines obligations – ainsi qu’il le note à l’attention de ses paroissiens – « qu’avec beaucoup de répugnances et avec assez de négligences, comme vous avez pu le remarquer », la souffrance de Jean Meslier, son problème de conscience ne résidait toutefois qu’en ceci : à son corps défendant, il contribuait malgré tout à maintenir ses ouailles dans la religion, c’est-à-dire dans l’illusion, le mensonge, l’erreur. Là se sentait-il en contradiction avec une part de lui-même ! C’est pourquoi la rédaction de son Mémoire procura sans aucun doute quelque apaisement à sa conscience, son écrit étant destiné à la postérité dans l’espoir, « sous la forme d’un écrit clandestin et posthume, [d’apporter] sa contribution à ‘‘la délivrance des peuples’’ ». « Je voudrais pouvoir faire entendre ma voix d’un bout du royaume à l’autre, ou plutôt d’une extrémité de la terre à l’autre. »

« Je parle, il est vrai, contre ma profession, mais nullement contre la vérité et nullement contre mon inclination ni contre mes propres sentiments ». Plus loin, il marque son « aversion de l’humeur railleuse et bouffonne de ces autres messieurs [les curés] (…) qui se raillent plaisamment entre eux des mystères, des maximes et des cérémonies vaines et trompeuses de leur religion, et qui se moquent encore de la simplicité de ceux qui les croient… ». De fait, les recherches historiques sur la situation religieuse dans les Ardennes françaises relèvent que le clergé ne se distinguait vraiment pas – et c’est peu dire ! – par la docilité ni par la ferveur : bon nombre d’ecclésiastiques (et même des évêques) ne croyaient plus et feignaient d’avoir la foi.

En fait, de bout en bout de son Mémoire, Jean Meslier se révèle être un homme exaspéré, révolté par la situation sociale et humaine déplorable des pauvres paysans et autres exploités par les seigneurs, les princes et les rois ; indigné, écœuré par la bêtise et les aberrations des dogmes chrétiens et autres doctrines religieuses, et surtout par l’instrumentalisation qui en était faite afin de justifier, imposer et renforcer la domination et la tyrannie de ces seigneurs, princes et rois, ce qui, pour lui, constitue une démonstration flagrante parmi d’autres que les religions ne sont qu’invention humaine. Lui-même a connu les effets amers de la collusion entre pouvoir civil et pouvoir ecclésiastique puisqu’il fut sanctionné par son évêque pour avoir dénoncé les mauvais traitements que faisait subir le seigneur du lieu à ses paysans.

Dès lors, qui est dans le vrai ? Ces gens d’Église qui, convaincus de leurs bons droits et sans vergogne, trahissent l’esprit et les préceptes de leur religion en offrant leur soutien à des régimes totalitaires et meurtriers tel que cela s’est produit souvent au cours de l’histoire (et que nous avons encore connu il n’y a pas si longtemps), ou bien, d’un autre côté, ces hommes, tel Jean Meslier, qui, s’étant engagés au sein de l’Église, découvrent la vanité et l’inanité de leur religion et persistent tout de même à exercer leur ministère pour diverses raisons personnelles bien réfléchies ou de par certaines contraintes existentielles liées à leur implication particulière et effective au sein de la communauté humaine devenue la leur ? Deux états de fait, bien différents, mais récurrents, renfermant chacun leur propre paradoxe, révélateurs d’une grande et grave difficulté d’être véritablement d’Église en raison notamment du caractère surnaturel que celle-ci prétend se donner et qui s’estompe dans la réalité concrète ! Il n’est pas impertinent de se poser la question de la valeur intrinsèque d’une Église ou d’une religion qui ne peut que se trahir elle-même, cultiver l’ambiguïté et, par conséquent, exister inexorablement dans le paradoxe. En somme, toute Église, toute religion est en soi paradoxale ne fût-ce que déjà, par exemple, ce courant chrétien ancien que l’on pourrait résumer dans cette formule lapidaire, équivoque, incompréhensible, impossible, typique d’un certain mysticisme à l’origine du monachisme : être du monde sans être du monde, être dans ce monde et dans un autre (tout autre) à la fois ! Se pose dès lors par extension l’épineuse question de la foi.

La foi, qu’est-ce donc?

« La familiarité du sacré le désacralise », « le sacré libéré de son mystère laisse la place au seul pouvoir », « le sacré se dissout dans la connivence ». Ce constat apporte un éclairage intéressant sur l’état d’esprit de nombreux ecclésiastiques qui affectent une foi mitigée ou une croyance qui n’est plus que de conformité et de convenance ou même n’ont plus la foi, sont en fait athées ou tout au plus agnostiques et n’osent pas se l’avouer . Ils apparaissent comme des hommes d’appareil, prisonniers de leur système, de leur mode de vie, de leurs idées, de leur fonction, de leur prestige, de leurs privilèges, de leur image… dans lesquels ils se complaisent. D’aucuns, par ailleurs, poursuivent néanmoins leur ministère soit par engagement dans des activités sociales, humanitaires, voire politiques, qui ont pris le dessus sur des tâches proprement pastorales devenues occasionnelles et marginales, soit, plus prosaïquement, parce qu’il y va de leur gagne-pain.

Et donc, la foi dans tout cela, à quoi tient-elle, qu’est-elle vraiment, que représente-t-elle réellement, quelle est sa portée effective, que signifie-t-elle ? Se laisser emporter par son rêve de bonheur intemporel, par le besoin d’assouvir sa soif d’absolu ? Se cadenasser dans des dogmes, des mythes ? Placer sa sécurité mentale dans une tradition religieuse et l’institution qui la sauvegarde ? S’autosuggestionner ?… Ne serait-ce pas aussi cette énergie, ce dynamisme que d’aucuns ressentent en eux-mêmes et dont la nature les a dotés, qu’ils mettent de la manière qu’ils croient la plus appropriée et la plus constructive au service de l’humanité, mais qu’ils ont toutefois attribués à un être surnaturel conçu suivant les idées, les images, les mythes véhiculés par une tradition ?

Il arrive cependant que les aléas de l’existence et le travail de réflexion qui les accompagne, fassent prendre conscience, d’une part, que le « surnaturel » n’est effectivement que chimère et déroge à l’ensemble des lois et des forces physiques à l’œuvre dans l’univers et dans la nature, comporte par ailleurs de sérieux dangers lorsqu’il lui est fait inconditionnellement crédit dans une vision de la destinée humaine, et, d’autre part en conséquence, que « les hommes ne s’humanisent qu’au prix de transformer le monde, mais ne le transforment de façon humanisante que s’ils éprouvent déjà le besoin de se libérer de toute croyance pour se retrouver dans leur essentielle nudité ». Conscience remise à neuf, libérée des extravagances (doctrinales, rituelles…) d’une foi encombrante, déformante, « dévoyante » ; regard serein, lucide, réaliste, responsable sur soi, sur le monde, sur la vie !…

À titre de conclusion

Une première note finale reviendra à Maurice Dommanget, le biographe de Meslier : « Les croyants, aveuglés par la foi, mus par un sentiment d’horreur, ne peuvent s’expliquer le reniement. (…). Ils devraient pourtant reconnaître que toute croyance est fragile et qu’il n’est point besoin de faire intervenir le poids de la chair pour admettre qu’un prêtre, après des années d’étude et de doutes, d’observations et de réflexions, par la douleur et par la lutte, peut parvenir à se libérer de la foi de ses pères. J. Belot, avocat sous Louis XIV, remarquait déjà « combien la connaissance de la théologie a fait d’athées ». Le cas n’est guère plus rare aujourd’hui du prêtre dont la pensée se dresse en opposition complète avec sa fonction. Il arrive que cette pensée suive des cheminements intérieurs d’une telle force qu’elle crée une vie intime et secrète parallèle à la vie publique. Il arrive que l’accoutumance rende supportable cette situation fausse. On peut, au surplus, l’extrapoler hors du monde ecclésiastique, car la société contraint bien des individus à porter un masque ».

Enfin tout bien considéré, on peut raisonnablement avancer ceci : la vie même de Jean Meslier en tant que curé athée, menée de la sorte jusqu’au bout et consacrée par la rédaction de son Mémoire, constitue une démonstration par l’absurde de la fausseté et des incohérences inhérentes aux Églises et aux religions, toutes fondées sur de l’imaginaire. N’en était-il pas lui-même intimement persuadé ? N’était-ce pas là le sentiment qui foncièrement le guidait et le soutenait dans les faits et gestes de son quotidien ? C’est là une attitude une et univoque ! De celle-ci, il est permis de déduire que ce qui est qualifié de double et équivoque attitude chez lui, n’en avait que l’apparence et que sa constante manière d’être et d’agir, non sans souffrance, fut indubitablement celle d’un homme entier, lucide sur lui-même, sa situation particulière, son environnement naturel, sociétal et politique ; un homme pénétré de fond en comble de sa pensée athée, matérialiste et révolutionnaire.

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Informations complémentaires

Année

2010

Auteurs / Invités

Noël Rixhon

Thématiques

Athéisme, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses