Jean l’Évangéliste ou le théologien
Description
Biographie
Il ne faut pas confondre Jean l’Évangéliste avec Jean le Baptiste ou avec Jean dit « le Presbytre », c’est-à-dire l’Ancien, qui serait celui qui aurait eu les fameuses visions à Patmos. On y reviendra, puisque les grandes Églises monothéistes chrétiennes, comme le catholicisme ou comme l’orthodoxie, considèrent que Jean l’Évangéliste est l’auteur des trois lettres du Nouveau Testament et qu’il serait aussi l’auteur de l’Apocalypse. Tandis que la critique historique, et ce depuis l’Antiquité, considère qu’il ne peut s’agir du même auteur. C’est pourquoi on sépare généralement Jean dit « l’Évangéliste », auteur de l’Évangile et des trois lettres, de Jean dit « l’Ancien » qui serait l’auteur de l’Apocalypse.
À propos de Jean l’Évangéliste, on devient vite un spécialiste, parce qu’on ne sait pas grand-chose de lui, si ce n’est qu’il a écrit un Évangile et qu’il serait un des fils de Zébédée.
Est-il un contemporain de Jésus ?
Il est probable que dans l’esprit des Anciens, l’auteur avait connu Jésus et était un de ses disciples. Mais du point de vue de la critique historique, le texte a été établi sur base des manuscrits qui, eux, rappelons-le, sont postérieurs. Les philologues pensent pouvoir établir que les textes auraient été écrits entre 85 et 110, ce qui est largement après la mort de Jésus. La totalité du Nouveau Testament a été écrite en grec. C’est un fait assez classique en histoire des religions d’être devant des textes de personnes qui écrivent au moment où la première génération des témoins oculaires a disparu.
Sur quelles bases écrivent-ils ?
Ils écrivent sur la base des témoignages des Anciens, sur la base des traditions orales rapportées et peut-être déjà d’après des morceaux de textes que nous ne possédons plus et qui composaient leur bibliothèque en tant que communauté. Lorsque l’on évoque ces communautés –, en grec ecclésia, ce qui signifie assemblée –, ou ces petites églises, on n’est pas en train d’évoquer la place Saint-Pierre de Rome, mais de groupes de quelques dizaines d’êtres humains qui ont cru que Jésus était le messie, le cœur du christianisme – christ en grec signifie messie –, soit celui que les Écritures annonçaient et que les Écritures étaient accomplies.
De Jean l’Évangéliste, on se souvient toujours des premiers mots de l’Évangile de Jean : « Au commencement était le verbe et le verbe était auprès de Dieu et le verbe était Dieu ». Bien sûr, Jean l’a écrit en grec et la parole en grec se dit logos. Le terme logos est un mot central en philosophie.
Il n’y a pas d’enfance de Jésus dans l’Évangile de Jean. Euaggelion en grec cela veut dire « la bonne nouvelle ». Cela peut également vouloir dire, en grec ancien, « un message de victoire ». Quelle victoire ? La victoire de Jésus qui a franchi les barrières de la mort triomphant, en dépit d’un martyre que d’aucuns jugeaient infamant, et qui est de nouveau vivant, qui est ressuscité, qui est de nouveau droit, anastasie. La résurrection de Jésus est le cœur même, le noyau même, des Évangiles, du moins en ce qui concerne Mathieu Luc et Jean.
Il s’agit d’un texte très particulier, puisqu’il n’y a pas d’enfance de Jésus. Le texte commence par une sorte d’hymne philosophique que l’on pourrait, pour ceux qui aiment la technique philosophique, comparer à l’hymne de Cléanthe chez les stoïciens, voire à des hymnes de type plus religieux dans la tradition juive. Dans le judaïsme intertestamentaire, notamment, dont on a trouvé des textes à Qumrân. On a, ici, un texte en grec qui mobilise des concepts grecs très chargés : le mot « archí » qui signifie « principe, commencement, commandement, début » ; le mot « logos » qui signifie « parole, discours, raisons, relations » et il y en a bien d’autres. La question qui se pose c’est : « Est-ce que l’auteur les utilise parce qu’il a des connaissances en philosophie grecque et qu’il souhaite les injecter au début de son récit ? » ou bien « Est-ce qu’il utilise ces termes, mais sans véritablement les connoter philosophiquement ? ». À ce sujet, il y a plusieurs écoles qui s’entre-déchirent.
Il ne s’agit pas de textes philosophiques : ce sont des textes, pourrait- on dire, qui sont philosophiques par ricochet. C’est-à-dire que ce sont des textes qu’il faut inclure dans l’horizon religieux de l’époque, des textes qui sont inspirés des écritures juives, mais traduits en grec, et des textes qui mobilisent des concepts philosophiques sans les définir. Si on mobilise des concepts philosophiques sans les définir, on ne se situe pas dans la philosophie, mais on est dans un entre-deux. C’est la raison pour laquelle ces textes nous fascinent, et plus particulièrement le prologue, puisque si les concepts ne sont pas définis, s’il n’y a pas des doctrines afférentes, on a intérêt à les lire et à essayer, précisément, de les compléter.
Curieusement, dans le prologue de l’Évangile de Jean, on verra que dans la tradition philosophique, on aura souvent les plus conservateurs qui vont s’en inspirer et on a, souvent, ceux qui sont considérés comme les plus dissidents –, les croyants disent les « hérétiques », les « schismatiques », admettons les « hétérodoxes » –, qui s’en inspirent également. Pourquoi ? Parce qu’en fait, il y a des blancs entre les concepts : il s’agit presque d’une dialectique. En conséquence de quoi, celui qui lit, souhaite comprendre, au moment où il veut comprendre par ce processus herméneutique, il définit lui-même, ce qui en fait une invitation à penser, une invitation à la réflexion, une invitation à rechercher.
Jean l’Évangéliste va aussi défendre certaines opinions. Il a une voix particulière dans l’ensemble des voix du christianisme primitif. Celle-ci est, notamment, très différente de celle de Paul de Tarse. Ce n’est pas pour rien que la tradition orthodoxe, notamment, le qualifie de théologien, théologos. Souvent, lorsque l’on voit des icônes qui représentent ces grands personnages proches de Jésus, on ne met même pas le nom de Jean, on met le mot théologos. Jean est le personnage qui est considéré, par excellence, comme le premier à penser le message de Jésus et qui a introduit, déjà, des éléments herméneutiques de spéculation. Mais son originalité, elle est aussi dans le fait que, au fond, quand on lit l’Évangile de Jean –, c’est une interprétation, il y en a d’autres –, on a l’impression que le royaume est déjà là. Ce qu’il y a d’intéressant chez Jean, c’est que les événements sont arrivés : le messie est venu, Jésus était le messie, il est ressuscité. Jean donne beaucoup moins d’importance à la souffrance de Jésus, à la crucifixion, à sa mort infamante, etc. que les autres auteurs tels que Mathieu et Luc.
L’originalité de Jean serait donc de montrer –, c’est assez contemporain –, l’absurdité de la violence humaine, l’absurdité de la barbarie humaine, mais qui est omniprésente, et son absence de sens. Ce qui fait sens, pour Jean, c’est la résurrection. Par conséquent, c’est un Évangile qui est très peu doloriste, très peu centré sur cet aspect d’affectivité qui entoure la crucifixion de Jésus. Les textes démontrent l’absurdité de ce qu’il s’est passé – pour reprendre Nietzsche, on pourrait dire : « humain, trop humain » –, et annonce l’événement qui, pour lui, est central, à savoir la résurrection.
Ce qui est aussi intéressant, c’est que chez Jean, au-delà des barrières de la mort, Jésus apparaît postmortem aux disciples et, généralement, les disciples ne le reconnaissent pas. Ils ne le reconnaissent que par certains signes et certains mots. Ce n’est donc pas, finalement, l’apologie d’un personnage qui continuerait sa vie postmortem –, ou, pour se moquer de lui-même, un petit Baudouin qui, au-delà des barrières de la mort, continuerait à pontifier sur l’Évangile de Jean –. Ce n’est pas le cas. C’est une transformation, c’est autre chose qui se passe, et seuls ceux qui s’y sont préparés, dans cette vie, peuvent la comprendre et peuvent finalement vérifier, à ce moment, le caractère sacré de ce cheminement.
À travers cette explication, on comprend pourquoi ce sont des textes qui ont pu fasciner les amateurs et, en même temps, fasciner tout ceux qui ont des lectures très personnelles et au-delà des lectures courantes des doctrines chrétiennes habituelles au travers de l’Évangile de Jean.
La résurrection, concept facile à accepter ?
La résurrection n’est pas un concept facile à accepter : c’est un concept assez extraordinaire surtout à la lumière de nos catégories de pensée contemporaine. Quand on interroge nos contemporains chrétiens, catholiques, c’est peut-être le concept qui passe le plus difficilement bien que cela fasse partie du dogme chrétien. Les protestants, les orthodoxes, les catholiques croient en la résurrection. Dans le quotidien des gens, aujourd’hui, beaucoup de personnes s’interrogent sur la véracité de la résurrection de Jésus et se demandent si ce n’est pas symbolique.
Cette croyance s’inscrit dans une longue tradition du judaïsme qui commence avec Ézéchiel où il est davantage question de la résurrection du peuple qui est comme mort. Ézéchiel, dans un texte assez saisissant, dépeint les os qui se rassemblent, les chairs qui se remettent autour des os, les personnages qui se recomposent et qui ressurgissent, qui se tiennent de nouveau droit. Dans ce processus, Ézéchiel met en évidence que le peuple d’Israël en exil va, véritablement, se tenir de nouveau droit et va avoir une destinée historique devant lui. À partir du moment où on arrive dans des textes comme ceux des Macchabées en grec, on voit apparaître l’idée d’anastasisme au sens personnel. Il y a une scène assez abominable d’ailleurs, où les fils de Gulliver sont torturés devant elle et exécutés un par un.
Le quatrième dit Antiochos IV épiphane : « Que m’importe ce que tu me fais subir aujourd’hui, puisque, dans quelques heures, je serai debout à côté de Dieu ». On voit qu’il s’agit de la résurrection au sens personnel : « Je traverse un martyre, je traverse une souffrance radicale, mais la vie sera plus forte que la mort ».
On peut en déduire que le texte de Jean s’inscrit dans le sillage de cette longue tradition, puisque, dans le monde grec, c’était davantage – cela mériterait d’être précisé, mais ce n’est pas l’objet de faire de la technicité ici – la réincarnation qui était le modèle religieux dominant avec certains philosophes qui avait plus que des doutes sur cette doctrine. Il est vrai que le mot « résurrection » nous tire davantage du côté de l’héritage du judaïsme.
Les miracles
À propos de la partie de ce qu’on appelle les miracles linéaires de Jésus, chez Jean, beaucoup d’érudits considèrent que l’on pourrait appeler cette partie-là de l’Évangile, le livre des signes. Jean entre dans le détail de chacun de ces miracles, la transformation de l’eau en vin –, voilà au moins un miracle laïque et acceptable –, et dont le point culminant est la résurrection de Lazare.
Techniquement, chaque fois que Jean évoque un miracle, il ne parle pas nécessairement d’un signe, mais le fait qu’il utilise ce mot à plusieurs reprises indique que, pour lui, il ne s’agit pas de montrer Jésus comme un guérisseur, un thaumaturge ou un exorciste. Si on le lit l’Évangile de Marc, on y voit que Jésus est un thaumaturge, est un guérisseur, est un exorciste dans sa pratique par rapport au peuple. Mais, chez Jean, Jésus fait quelques signes qui, chacun, montre la haute autorité dont il jouit. Jésus ne ressuscite pas les morts à tour de bras, il ressuscite Lazare. On pourrait, nous, le tirer dans le sens du symbole, mais l’auteur n’emploie pas ce mot. On peut le tirer dans le sens que Jésus manifeste par ces faits que les lois traditionnelles auxquelles nous somment soumis, les lois de la physique et autres, lui, est capable de s’en affranchir. C’est ce qui est l’originalité du texte par rapport à un Jésus classiquement faiseur de miracles, guérisseur, etc. D’où le caractère divin de Jésus, même si on n’est pas encore, n’en déplaise à certains théologiens, dans des textes où Jésus est Dieu. Jésus, chez Jean, ne semble pas être Dieu, il est le fils de Dieu. Et là, ce n’est pas confortable : il faut s’entendre sur ce que l’on entend par « fils de Dieu ». Dans les titulatures, comme on dit, de Jésus, il ne faut pas surdéterminer son caractère divin. Le « Jésus, fils de Dieu », tel qu’on l’entend aujourd’hui dans les théologies classiques du christianisme, est un Jésus davantage « revu, relu et corrigé » par les théologiens du IVe siècle.
« Mon royaume n’est pas de ce monde… »
Jean n’est pas le plus prolixe en ce qui concerne le royaume : il en parle relativement peu, mais cela reste un concept qui mérite d’être traité. L’originalité, c’est que tout semble se passer comme si le royaume était déjà là. Les Écritures sont accomplies ; le mouvement est en marche ; le royaume est en train d’advenir. On retrouve aussi quelque chose de très contemporain dans cette réflexion : « Quand est-ce qu’on est dans le royaume et quand est-ce qu’on n’y est pas ? ». On est dans le royaume quand on est en dehors de la volonté de puissance et qu’on est hors du royaume quand on est dans la volonté de puissance.
Cela veut dire que chacun d’entre nous fait des choix et ces choix peuvent être conditionnés par des calculs soit à l’avantage de l’intéressé, soit, même, à l’avantage d’autres, etc., mais qui l’amène à adopter une certaine posture, et cette posture est parfois aussi une imposture. Et d’autres font des choix qui peuvent être désintéressés. Le royaume, c’est quand on est dans le désintéressement. Il y a, peut-être, un prolongement de l’Évangile de Jean avec l’Évangile de Judas, évangile apocryphe redécouvert assez récemment. C’est le seul texte dans lequel Jésus rit, il y rit même à plusieurs reprises.
Et quand Jésus rit-il ? Précisément quand quelqu’un croit être dans le royaume et qu’il n’y est pas. Par exemple, les disciples sont en train de compter des sous ; Jésus arrive et leur demande ce qu’ils font et ils répondent qu’ils sont en train de compter ce qu’ils vont donner aux pauvres. Jésus se met à rire, parce que si on se met à compter ce que l’on va donner aux pauvres, c’est que, déjà, le geste que l’on va faire n’a plus de valeur. Il y a ce côté de renoncement à la volonté de puissance, et du côté ironique aussi, de croire que l’on y a renoncé, alors que l’on est en plein dedans. Il y a quelque chose d’assez intéressant dans l’Évangile de Judas qui est un prolongement, sans doute excessif diraient certains théologiens, de ce que l’on croit ressentir quand on lit certains textes de Jean. Finalement, le royaume est là et cela se joue maintenant. Mais, en passant du coq à l’âne, si on prend l’Apocalypse, qui n’est pas de Jean dit l’Évangéliste, il y a quelque chose d’un peu analogue qui se déroule dans l’Apocalypse. On peut lire l’Apocalypse comme un grand récit eschatologique qui dévoile ce qui va se passer à la fin des temps avec le triomphe des justes contre les injustes, le double jugement etc. Et on spécule sur un texte qui annonce le triomphe de ceux qui ont la vraie foi.
Mais il y a une autre lecture qui vient d’Origène qui, lui-même, s’inscrit dans le droit fil d’un certain courant du judaïsme et qui estime que l’apocalypse, c’est maintenant, ce sont nos passions qui se battent en nous-mêmes et c’est la façon dont l’homme est capable de surmonter ses difficultés majeures, même s’il inscrit en lui-même une certaine forme de rectitude. Ces textes peuvent être lus dans une optique « merveilleuse », dans une optique parfois même fantastique, mais ces textes peuvent aussi être lus comme étant des leçons de vie et avoir une dimension nettement plus existentielle.
Quelle est l’originalité de Jean par rapport aux autres évangélistes ?
L’originalité principale de Jean, contrairement à ce que dit la tradition, c’est qu’il n’est pas le fils de Zébédée, c’est un théologien à sa manière. Il n’est pas un théologien formé aux écoles de philosophie, mais à sa manière, c’est un théologien, c’est-à-dire quelqu’un qui produit un discours qui se veut relativement cohérent sur le religieux et sur la divinité.
Jean nous amène, à petits pas, sur un mode de réflexion où, finalement, l’enjeu se pose par rapport au sujet, par rapport à la personne et par rapport à ses choix. Il préfigure un autre concept, qui deviendra très important en philosophie, qui est l’idée de conscience. C’est en cela que Jean a une certaine originalité. Par ailleurs, c’est aussi le texte par excellence qui permet à une pensée autre de se soucher sur lui. Il y a quelque chose que l’on pourrait rapprocher de la pensée de Platon. Le dialogue chez Platon, c’est aussi une invitation à compléter le genre dialectique et, soi-même, d’entrer dans le dialogue. Il y a quelque chose de ce genre dans l’Évangile de Jean qui est très beau et c’est la raison pour laquelle on peut voir Jean comme quelqu’un d’assez lettré. Il est directement dans l’héritage du judaïsme : il écrit en grec et il a été capable d’utiliser des concepts philosophiques directs pour exprimer cette foi juive accomplie qui était ce messianisme de la fin du Ier siècle, du début du IIe siècle.
Informations complémentaires
Auteurs / Invités | Libres propos de Baudouin Decharneux |
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Thématiques | Christianisme, Histoire des religions, Penseurs et société, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Religions |
Année | 2020 |