Description
« Vivre avec » ou « vivre ensemble » sont deux expressions qui peuvent apparaître similaires alors qu’elles expriment subtilement un rapport à l’autre divergent.
Vivre avec, c’est tolérer ou s’accommoder de…, voire accepter et dans ce dernier cas on évoque souvent la maladie… : il faut bien vivre ou survivre avec elle… L’important est mis sur le je.
Vivre ensemble met l’accent sur le lien, exprime des relations de bonne entente où l’individualisme n’est guère toléré, car l’ouverture à l’autre est essentielle. « Si tu penses comme moi, tu es mon frère. Si tu ne penses pas comme moi, tu es deux fois mon frère, car tu m’ouvres à un autre monde », écrit Amadou Hampaté Bâ.
Le » vivre ensemble » est donc la formule utilisée face à la diversité des identités culturelles dans un même pays suffisamment démocratique afin que le « droit à la différence » soit un concept fondamental pour gérer celle-ci. Mais peut-on être certain qu’« ensemble » crée nécessairement du lien ? Vivre ensemble peut-il se transformer en un vaste « nous » ?
La différence ?
Différence qui pour les uns les enrichissent et pour les autres leur fait peur. S’il est commun d’affirmer, d’une part, que nous sommes tous différents et, d’autre part, que l’humain est un être social qui a besoin d’autrui pour exister, comprendre comment passer de la fermeture à l’ouverture exige une réflexion sur le processus identitaire, l’analyse des liens entre identité et altérité entre identité et image.
L’identité renvoie à l’être : être quelqu’un et Autrui nous renvoie une image ; autrement dit l’Autre m’altère.
Si l’altérité est un fait qui met la différence comme point commun entre les personnes, l’altération est un processus à partir duquel un sujet change et devient autre, en fonction d’influences exercées par un autre, sans pour autant perdre totalement son identité. Synonyme de transformation, l’altération rend compte notamment de l’action éducative.
Éduquer c’est développer les facultés morales, physiques et intellectuelles de l’enfant pour qu’il puisse « vivre en société » et acquérir une autonomie suffisante pour le jour où il sera lui-même adulte. Au départ, l’éducation relève de ce qui est parental, donc plus intime. Quand l’enfant arrive en maternelle ou en primaire, c’est bien de la confrontation avec les autres dont il sera question.
Chacun de nous est dépositaire d’un « héritage vertical » venant de son milieu d’origine de ses ancêtres et d’un « héritage horizontal » venant de son époque et donc cette notion d’identité renferme toute la problématique du rapport entre le collectif et l’individuel, le déterminisme social et la singularité individuelle.
Il est communément admis que l’identité se construit par stades successifs dans la confrontation entre les individus au sein des groupes, d’abord le familial ensuite tous les autres…
En bref, tout sujet est soumis à des altérations qui remettent en question la pérennité de son identité dans le temps.
À la naissance, bébé passe du dedans au-dehors et demeure en symbiose avec sa mère. La relation reste marquée par une union très étroite et, dans la plupart des cas, harmonieuse. Vers deux ou trois mois, la distinction entre lui et le reste du monde s’établit : il prend conscience d’être là, vivant des expériences dans un environnement, des interactions avec d’abord un autre, le plus souvent la mère puis des autres (papa, fratrie, famille élargie, mais aussi crèche et/ou gardienne). Ce moi subjectif ou existentiel se développe et entre dix-huit et vingt-quatre mois, l’expérience significative du miroir lui permet de prendre conscience qu’il est une personne distincte et à part entière. Conscient d’être un autre doté de caractéristiques qui lui sont propres, il commence à se définir par rapport à plusieurs aspects dont notamment le genre. L’influence socioculturelle de l’encadrement familial au vu du lien d’attachement débute. Sa conscience de soi s’enrichit, apparaissent des émotions dites « sociales » liées à celle-ci, comme la fierté, la honte, la gêne.
Cette conscience de soi évoluera durant toute sa vie, créant ses modèles internes, sa vision du monde au fur et à mesure des expériences positives et négatives, des relations familiales et sociales enrichissantes ou amoindrissantes avec pour conséquence la variabilité de son niveau de confiance et estime de soi.
Le « Je » de l’enfance se vit dans sa famille ; le « nous » est la famille et la famille est le creuset de la société, car elle diffusera les règles et les valeurs de la classe sociale ou de la communauté par laquelle elle se définit. C’est en premier dans sa famille que le jeune enfant va construire son modèle interne de relations avec les autres et acquérir peu ou prou confiance en soi, selon la qualité de l’attachement. De plus le système éducatif parental influera sur le développement de sa personnalité, notamment dans la maîtrise de la violence fondamentale et de la construction de comportements ouverts et altruistes. Néanmoins s’ajouteront au fur et à mesure de sa maturation d’autres agents comme l’école, et divers groupes d’appartenance. Le processus de socialisation est donc complexe.
Arrivera l’adolescence où le « nous » des pairs supplantera souvent, peu ou prou, celui de la famille et « Je » s’élargira incorporant d’autres référentiels. Majeur à dix-huit ans, « Je » devient citoyen ! Il acquiert des droits et des devoirs.
Cette période d’adolescence n’est pas nécessairement terminée à dix-huit ans et les composantes (religieuse, sexuée, sentimentale, politique…) de son identité globale ne seront pas arrivées toutes à un même niveau d’évolution. Des transformations se réaliseront tout au long de la vie au vu des rencontres et des événements.
Quel est ce « Je » ? Dans quel « nous » a-t-il envie de vivre ? Quelle est la boussole interne qu’il s’est créée à partir des valeurs entendues ? Et dans le pays qu’il habite, comment voudra-t-il y vivre ? Que signifiera pour lui « être citoyen d’une nation » ? Va-t-il vivre avec ou ensemble ?
« Je » reste-t-il libre d’affirmer des valeurs liées à son engagement personnel, peu ou prou, divergentes des valeurs dominantes ? Peut-il prendre en considération que vivre ensemble, c’est investir le faire-ensemble dans l’intérêt de tous sans s’y perdre. Martin Luther King affirmait que « si nous n’apprenons pas à vivre ensemble comme des frères, nous périrons ensemble comme des idiots ».
« Je » et « nous » : qui va l’emporter ? Si « Je » est victorieux, il est facile d’imaginer les conséquences négatives liées à l’égocentrisme : indifférence, individualisme et non-engagement ou vulgairement dit : « Après moi, les mouches »…
Si « nous » l’emporte, est-ce d’office vivre ensemble ? « Nous » n’est pas nécessairement un vaste pluriel. Il peut se réduire à la juxtaposition de différents communautarismes où « Nous » s’oppose à « eux ».
Une société humaine n’est pas un assemblage de groupes vivant retranchés s’excluant les uns les autres. Le respect des croyances de chacun, celui des diversités, ne signifie pas d’additionner des particularismes agressifs, mais plutôt de rechercher les valeurs partagées.
« Vivre ensemble » ne signifie pas d’accepter toutes les postures se réclamant d’une religion ou de tout groupe de pression.
Repli identitaire ou repli communautaire sont des régressions exprimant la peur de l’autre et de ses différences.
Vivre ensemble, c’est avant tout vivre
Vivre : biologiquement c’est respirer, grandir, se développer et psychiquement c’est exister, avoir une réalité. « La vie, c’est seulement être vivant », écrit Ian Watson. Habités par la vie « Je » comme « nous »peuvent prendre des décisions et faire des choix, car selon Sartre : « l’homme n’est rien d’autre que son projet » ! Il lui faut désirer, rêver, oser…
Envie et en vie … Permettre à tous de se réaliser…
Mais comment y arriver alors qu’aller à la rencontre de l’autre est déjà si peu évident dans une société où l’on reste « entre soi », que ce soit avec la famille, les amis, les collègues, les personnes du même milieu social ou de la même culture ? IL est nécessaire d’articuler l’individualité de chacun – le « je » avec non point celle d’un groupe – des « nous » –, mais avec la collectivité citoyenne d’une part et d’autre part vers la conscience de la communauté humaine… Elle est prépondérante avant la singularité de chaque culture sans nier à celle-ci son droit à se projeter.
Vivre ensemble sans but commun n’a guère de sens !
Cette sentence demande un cadre admis par tous où le droit à la différence ne conclut pas à une différence de droits, où le progrès est avant tout social, c’est-à-dire luttant contre la pauvreté et la précarité donnant accès aux soins, à l’éducation, à la sécurité, à la connaissance. Ce cadre c’est l’ÉTAT.
Actuellement, notre société dite démocratique valorise le capitalisme et l’ultralibéralisme où les inégalités de plus en plus flagrantes créent une violence énorme. Avant de vivre ensemble, il faut donner à tous la capacité de vivre dignement, car la survie n’est pas la vie. Le capitalisme tel que nous l’avons connu doit changer. L’État doit retravailler son contrat avec l’ensemble des citoyens, redevenir garant de « leur droit à vivre debout » ! Il est nécessaire de revitaliser la démocratie.
Certes, il n’y a pas de société idéale. « Le conflit est au cœur de la condition humaine, de la nature humaine, et la vocation du politique consiste justement à régulariser et civiliser ce conflit, sans pour autant l’étouffer, car il est aussi créateur de sens », dit le journaliste québécois Mathieu Bock-Côté. « La démocratie est un « mode de régulation des conflits » nous rappelle Edgar Morin.
« Je » et « nous » contesteront toujours, car dans tout cœur humain vivent des aspirations contradictoires, probablement nécessaires pour utiliser le doute comme tremplin et refuser le formatage des doctrines.
Vivre ensemble serait-ce l’inaccessible étoile ?
Et si avant de mieux vivre ensemble il y aurait lieu de « construire ensemble » : restaurer du lien entre l’individu et le collectif. Remplacer la compétition et la rivalité par la coopération et la solidarité. Proposer le débat sur le bien commun en ne l’assimilant pas à une tyrannie de la majorité. Oser l’intelligence collective.
Ne faut-il pas changer de paradigme ? Le développement de « l’être » plutôt que la croissance de « l’avoir ». Oser un authentique cosmopolitisme, c’est-à-dire trouver ce qui, dans chaque identité, l’ouvre vers l’universel.
Tels sont, me semble-t-il, des repères pour un mieux « vivre ensemble ». Je, Tu, Nous, Eux appartenons tous à l’humanité.
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Informations complémentaires
Année | 2022 |
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Auteurs / Invités | Michèle Mignon |
Thématiques | Capitalisme, Droits sociaux, Lutte contre les exclusions / Solidarité, Questions de société, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses, Vie familiale, Vivre ensemble |
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