Identité fantasmée

Baudouin DECHARNEUX

 

UGS : 2023003 Catégorie : Étiquette :

Description

[1]

Il est important de souligner que parler de l’identité équivaut à aborder l’un des sujets les plus ardus qui soient. Pourquoi cela est-il le cas ? Parce que le terme « identité » englobe une multitude de significations, dont la première relève, en fin de compte, de la sphère philosophique. Ceux d’entre vous ayant des souvenirs de conférences philosophiques se rappelleront que dans le système de pensée de Platon, et dans de nombreux systèmes philosophiques ultérieurs, une idée est ce qui est identique à elle-même.

Par exemple, si on évoque l’idée de beauté, cette beauté serait essentiellement identique à elle-même, tandis que les diverses manifestations de la beauté sont multiples. Ces manifestations de la beauté peuvent évidemment être hautement subjectives, mais elles renvoient toutes à une idée de beauté qui facilite la communication entre individus, sans engendrer de grandes difficultés. Ainsi, si je mentionne le jardin du Centre d’Études des Religions à cette période de l’année, il est particulièrement magnifique. Tout un chacun saisit le propos, et il ne faut pas besoin d’entamer de longs développements sur les conceptions de Le Nôtre concernant les jardins de Versailles, ou les réflexions de certaines marquises anglaises à propos des jardins à l’anglaise. Vous avez compris ; on a mobilisé un concept qui demeure cohérent avec lui-même et qui facilite la communication. Cependant, à peine a-t-on mentionné que le jardin est beau, qu’une multitude d’images de jardins viennent à l’esprit. Pour l’un, il s’agira peut-être du jardin de son enfance ; pour un autre, d’un jardin visité lors de voyages, ou encore d’un livre splendide sur les jardins, etc.

Il est ainsi clair que le terme « identité  » est imprégné de considérations philosophiques profondes. Dès les premiers temps, il a été intégré dans la logique du langage en tant que moyen de communication, car la communication demeure la fonction principale du langage et permet d’éviter de nombreux développements ou de nombreuses considérations personnelles pour s’exprimer de manière efficace. Il est donc essentiel de saisir l’importance de la question de l’identité dans le vocabulaire platonicien. Platon, personnage de la philosophie dont l’importance est indéniable dans l’histoire de la discipline, a posé les bases d’une multitude de courants de pensée philosophique, on ne s’attardera pas sur ceux-ci dans le cadre de cette intervention.

Le deuxième point lié à l’identité est la question de l’identité du sujet, c’est-à-dire « vous » et « moi ». De nos jours en France, il est fréquent d’entendre des déclarations du type « ce n’est pas le sujet ». Généralement, le sujet désigne une personne. On peut être sujet d’un roi, éventuellement sujet d’une proposition en tant que mot, mais le plus souvent, le sujet est quelque chose que l’on peut circonscrire et non une notion floue. L’identité joue donc un rôle de classification, permettant d’identifier un sujet donné. Un exemple qui illustre cela est, bien sûr, la carte d’identité.

La carte d’identité suscite un intérêt considérable. Aujourd’hui, elle prend la forme d’un objet matériel, variable d’ailleurs en fonction des États, arborant des noms, dont le vôtre, ainsi que des chiffres et des numéros renvoyant à des bases de données. Par le biais d’une combinaison de lettres et de chiffres, cette carte permet de vous identifier en tant que personne. En plaisantant un peu, on pourrait la qualifier de « papier attestant de votre identité ». Cependant, cette perspective humoristique s’évanouit rapidement lorsqu’on est dépourvu de documents d’identité ; notre identité n’est pas pour autant absente. Néanmoins, cette identité s’est obscurcie aux yeux de nombreuses collectivités, au point que votre existence peut être considérée comme indigne de la condition humaine.

De la même manière, dans des États fortement désorganisés, un grand nombre d’individus n’ont pas de documents d’identité, et seuls quelques privilégiés ont accès à ce précieux sésame, permettant par exemple de voyager ou d’être dûment identifié lorsque cela s’avère nécessaire. Il est donc évident que la notion de papier d’identité revêt une grande importance. Bien que cette notion puisse parfois sembler dépassée, surtout pour ceux qui n’ont pas à se soucier de cette question, elle est une source de préoccupations pour de nombreuses personnes, attendu qu’elle est étroitement liée à leur identité, c’est-à-dire à l’ensemble des droits et des responsabilités associés à leur statut.

Cependant, cette notion d’identité ne se limite pas à l’État contemporain cherchant à contrôler les frontières. En réalité, depuis des temps immémoriaux, les êtres humains se questionnent sur leur propre identité en tant qu’êtres humains. Par exemple, dans de nombreuses langues, lorsque nous faisons référence aux « Cheyennes », nous pensons à une tribu indienne. En réalité, ce terme se traduit par « les hommes ». C’est un fait intéressant. Comment faisons-nous alors pour distinguer qui est qui ? Nous nous fions aux lignées de nos ancêtres. Une tradition particulièrement belle à cet égard est celle du judaïsme. Le terme « ancien » en hébreu provient de la racine zachar, signifiant « se souvenir ». Un ancien est celui qui se souvient. Mais de quoi se souvient-il ? Lorsque vous rencontrez un ancien, il vous demande : « Qui es-tu ? » et vous répondez : « Je suis untel, fils d’untel, fils d’untel, fils d’untel… ». Bien sûr, cela n’est pas toujours linéaire. Dans l’assemblée des anciens, il y en a toujours au moins un qui identifie une correspondance avec les lignées qu’il connaît, et il peut déterminer ainsi si vous dites la vérité ou non. Dans de nombreuses sociétés traditionnelles, les individus peuvent remonter vingt-cinq ou trente générations en arrière en ce qui concerne les noms, alors que chez nous, cela se limite généralement à trois ou quatre générations. Nous avons des papiers, donc pas besoin de mobiliser cette forme de mémoire pour nous identifier. Pourtant, dans les sociétés traditionnelles, cette mémoire est mobilisée pour se reconnaître. Il s’agit là d’un mode d’identification du sujet, basé sur le nom, le prénom, le surnom et la capacité à remonter les générations suffisamment loin pour permettre aux anciens, ceux qui se souviennent, de faire des récupérations.

Tout ceci peut sembler très archaïque. Lorsque ma mère est arrivée en Belgique – elle était espagnole, puis elle est devenue belge – et qu’elle a envisagé de se marier, il lui a été demandé de fournir ses papiers d’identité et son acte de naissance. Cependant, le village de ma mère se trouvait sur le champ de bataille de la guerre d’Espagne, et les archives de l’Église, où ces documents étaient conservés, avaient été détruites. Alors, qu’a-t-elle fait ? Eh bien, plusieurs anciens du village se sont rassemblés et ont consigné sur un papier : « Nous, Anciens, un tel, un tel, un tel, une telle, une telle, une telle, une telle, – car les femmes font maintenant partie intégrante de l’équation, – attestons qu’en ce jour-là, une petite fille est née dans notre village, à tel endroit, appelée…, etc. Ainsi, elle a pu obtenir un acte de naissance, fait de manière presque traditionnelle par les Anciens du village. Quand on y pense, cela n’est pas si ancien que ça, elle est née en 1936. Voilà donc quelque chose de notable.

Un autre moyen d’identification : les tatouages, les scarifications. Claude Lévi-Strauss nous a démontré que c’était « la marque de la loi dans la chair », donc c’était la marque de l’identité du sujet inscrit dans la chair. Aujourd’hui, des techniques permettent partiellement d’effacer ce type de marques si l’on souhaite ne plus les arborer ; mais traditionnellement, cela était impossible. Des marques rituelles existent également, comme l’arrachage de canines qui permet sans aucun doute de déterminer à quel clan ou à quelle tribu une personne appartient, etc. En somme, le sujet est marqué. Il possède une identité dès le départ.

Cette notion s’étend à ce que je viens de mentionner. Vous voyez un lien très contemporain, où la société peut marquer le sujet et indiquer son identité, son âge, son genre, son origine, tandis que le sujet peut reprendre en main son identité par la suite. Par exemple, en ce qui concerne la question du genre – distincte du sexe, il est important de le noter – des débats. Ces débats sont typiquement liés à l’identité du sujet et à la capacité de ce dernier, aujourd’hui dans certaines parties du monde, de redéfinir partiellement cette identité. Est-il possible de changer de nom ? Est-il possible de changer de genre ? Peut-on considérer que l’on se trouve entre deux genres et que les autres n’ont pas à nous étiqueter de ce point de vue ? Cette question constitue un grand débat, au sens philosophique large. Les avancées technologiques et scientifiques – la technoscience, comme on peut parfois l’appeler dans un langage académique – accentueront ce débat, car, de nos jours, le sujet à la possibilité, bien que cela ne soit pas simple, de changer de genre. De plus, il peut changer de nom, si cela est consigné dans des bases de données et s’il en obtient l’autorisation, même si certains proches s’y opposent. Ainsi, on échappe au marquage traditionnel qui contraignait le sujet dès le départ.

Une autre question qui se pose est jusqu’à quel point de telles pratiques influencent-elles l’identité du sujet au sein du groupe ? Perturber la parenté et l’identité ne va pas de soi. De même, jusqu’où le sujet peut-il un jour revenir sur ses propres choix ? Toute une série de questions émerge donc, toutes liées directement à l’identité. Les évolutions des identités à travers l’histoire sont tout aussi variées. On peut parler, par exemple, d’identité sociale. On est originaire d’un certain milieu social, ou on est issu d’un certain contexte culturel, socialement parlant. On évoque souvent, dans les temps anciens, un individu tel, fils d’esclaves, ou une individu telle, issue d’une telle famille… On caractérise la personne en fonction de son origine sociale, en fournissant même des indicateurs forts.

Chez les Grecs, on se souviendra – mon ami Jean Leclerc a brillamment abordé ce thème dans une émission de La Pensée et les Hommes – comment l’identité d’une personne était déclinée. Le terme « démos », qui donne naissance au mot « démocratie », désigne ceux qui avaient les droits affiliés à un peuple spécifique dans une région donnée, ainsi que les droits politiques qui leur étaient accordés. L’« ethnos », quant à lui, était lié plus profondément au sang. Le terme « laos » était associé à une catégorie indistincte de la population : hommes, femmes, enfants, esclaves, métèques…

Enfin, une partie de la population dans un lieu donné a engendré en français le mot « laïc », dont la signification est liée à certains ordres qui possèdent certains privilèges liés à leur origine sociale et à des pratiques spécifiques. Ainsi, dans le contexte de la cité, les individus étaient déjà classés différemment en fonction de leur emplacement et de leurs origines. Cela est étroitement lié, bien sûr, à l’identité, et soulève encore aujourd’hui toute une série de questions. Par exemple, dans nos démocraties contemporaines, doit-on accorder le droit de vote aux étrangers ? Si oui, vont-ils voter pour des intérêts qui concernent toute la Belgique ? Dans ces ajustements classiques, il faut trouver des compromis. Faut-il accorder le droit de vote à tous les citoyens ? Si non, quels citoyens sont jugés incapables, et quelle est l’identité de ceux qui seraient comme capables ? Ce sont là des débats cruciaux concernant l’identité sociale, mais également en ce qui concernent l’identité politique.

Nous devons également considérer l’identité raciale, bien qu’elle ne repose sur aucun fondement scientifique. L’identité raciale n’a pas de validité scientifique en ce qui concerne les êtres humains. Cependant, elle est souvent présente au nom de prétendues différences raciales. Cette race peut également vous amener à être étiqueté de certaines manières, accompagnée d’une série de stéréotypes et de préjugés. Dans ce contexte, on suppose que des spécificités sont liées à cette identité, qui est ici une identité imaginaire. Pour citer Amin Maalouf[2], elle peut parfois être meurtrière. Pensons par exemple au colonialisme racial touchant particulièrement les populations africaines aux XVIIIe et XIXe siècles.

Il y a ensuite les identités liées à ce que l’on pourrait presque qualifier d’identités professionnelles ou éducatives. Cela consiste à identifier une personne par rapport à son métier, à sa compétence, à un art qu’elle exerce, ou à une capacité physique. C’est également un marqueur identitaire fort. Il y a aussi l’identité liée à une société spécifique. Dans telle famille, on est généralement charpentier, dans telle autre famille, on est plutôt cloutier, et dans telle autre famille, on s’oriente davantage vers l’agriculture, les professions libérales, etc.

Cette identité associée à l’activité d’une personne peut parfois être extrêmement stéréotypée. Un exemple tragique et marquant vient à l’esprit : celui du stéréotype du Juif aimant l’argent. Ce stéréotype a alimenté de mauvaises plaisanteries et préjugés envers le judaïsme, contribuant à des conséquences néfastes au XIXe et au XXe siècle, et même jusqu’à aujourd’hui. Ce stéréotype découle d’une identité imposée au judaïsme, selon laquelle les Juifs n’avaient pas le droit de posséder des terres. Par conséquent, posséder une propriété foncière était difficile, voire impossible. Les Juifs étaient exclus de métiers liés à l’armée, à la police et à la fonction publique. Ils ne peuvent pas non plus accéder au clergé, majoritairement catholique ou orthodoxe. Dans ces circonstances, le secteur de l’artisanat était une option, car ils pouvaient développer leurs commerces avec quelques outils chez eux. Cependant, être commerçant implique des investissements financiers plus importants dans une société traditionnelle que ceux nécessaires pour travailler la terre. Ainsi, on attribuait cette catégorie aux Juifs malgré eux, puis on les stéréotypait en les déclarant dans cette catégorie. C’est l’identité que les autres choisissaient pour eux, et cela pouvait s’avérer extrêmement accablant, comme dans cet exemple.

D’autres exemples. Par exemple, on associe le genre à la condition féminine et à des tâches spécifiques réservées aux femmes. Par la suite, on dit que les femmes ne sont bonnes qu’à ces tâches. Dans un premier temps, il y a des raisons sociales et conservatrices pour cela, comme l’argument selon lequel les femmes devaient s’occuper des enfants et des tâches domestiques.

Cependant, une fois que vous avez été étiqueté avec un rôle, une identité, cette étiquette peut être retournée contre vous. Les groupes dominants peuvent opérer de cette manière en attribuant à d’autres une identité partielle qu’ils n’avaient nullement souhaitée.

[1] D’après la conférence Identité fantasmée de Baudouin DECHARNEUX : L’identité fantasmée – La Pensée et les Hommes (lapenseeetleshommes.be). Transcription et adaptation : Fabienne VERMEYLEN.

[2] Amin MAALOUF, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.

Loading

Informations complémentaires

Année

2023

Auteurs / Invités

Baudouin Decharneux

Thématiques

Identité, Identités culturelles, Liberté de pensée, Lutte contre le racisme, Lutte contre les exclusions / Solidarité, Lutte contre les intégrismes, radicalisation, Questions de société, Religions, Identité fantasmée

Avis

Il n’y a pas encore d’avis.

Soyez le premier à laisser votre avis sur “Identité fantasmée”

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *