Homme féministe : mauvais genre ?

Marcel BOLLE DE BAL

 

UGS : 2019030 Catégorie : Étiquette :

Description

Décidément je n’ai pas de chance avec la revue maçonnique Dionysos. En 2018, elle a publiquement exprimé son projet de publication centrée sur la notion de « genre ». Voici plusieurs mois je lui ai soumis, avec son accord, une contribution provocatrice et originale intitulée « Homme féministe : mauvais genre ? ». Entretemps, la politique éditoriale de cette revue a été réévaluée et redéfinie. Selon les nouvelles normes, mon texte a été jugé trop long, et il m’a été demandé de le réduire d’un tiers. Malheureusement, les problèmes d’une santé durablement défaillante m’empêchent de procéder aux amputations exigées ? Dès lors, par fidélité laïque, j’ai décidé de proposer mon texte à La Pensée et les Hommes qui a accepté de le publier, ce pour quoi je la remercie très fraternellement.

Lorsque j’ai découvert que Dionysos programmait un numéro sur « le genre », j’ai de suite éprouvé le désir d’y contribuer en y apportant mon témoignage d’homme et de franc-maçon. En tant que sociologue, ce thème ne pouvait que me plaire, car, dans la présentation des rapports entre les êtres masculins et féminins, il privilégie la dimension sociologique (culturelle) de ces reliances à leur dimension physiologique (sexuelle).

Mais, surtout, il a revivifié en moi le souvenir de mon constant investissement – au fil de mon existence, par la lecture et l’écriture – dans la définition du masculin face au féminin plus ou moins révolté.

Adolescent, ma première découverte : la lecture du livre « Le Deuxième Sexe » de Simone de Beauvoir. J’en ai retenu une formule : « une femme ne naît pas femme, elle le devient » (sous-entendu la société lui impose de le devenir selon des normes contestables).

Jeune époux et père aimant la mère de nos enfants, je me suis lancé dans l’écriture (avec son accord) d’un article « À l’ombre des femmes en fleurs », en réponse à une proposition des Cahiers du GRIF, article refusé, car ne se situant pas dans la stricte ligne du féminisme intellectuel militant de l’équipe animatrice de cette revue. J’y contais l’essentiel des multiples discussions passionnées et courtoises avec plusieurs amies féministes de haut vol (dont notre Sœur Éliane Vogel-Polski), appréciant la compagnie des mâles et assumant par ailleurs avec tendresse, pour la plupart, leur qualité de mère.

Intellectuel engagé et affirmé, j’ai puisé maintes informations éclairantes dans la lecture du livre Le Fait féminin de la sociologue Évelyne Sullerot.

Retraité toujours idéaliste (et réaliste), j’ai proposé et rédigé une synthèse de mes expériences sur le sujet dans un livre intitulé Éloge du bon phallocrate. Mon idéal d’homme féministe.

Franc-maçon initié au sein d’une obédience masculine (Grand Orient de Belgique), je me suis exprimé dans l’écriture et la publication de très nombreux articles défendant mes idées sur la mixité en franc-maçonnerie.

Ce long préambule – dont les liens avec la problématique du genre sont évidents – devrait permettre à celles ou ceux qui prendront la peine de me lire de savoir « d’où je parle » et à quels titres, grades et qualités je vais exposer quelques idées pas toujours « correctes ».

Provocations : le « genre » chahuté

En effet, compte tenu de ces diverses expériences, je souhaiterais soumettre à la critique de mes éventuels lecteurs – féminins ou masculins – trois idées volontairement provocatrices.

La première consisterait à questionner le dénigrement assez répandu d’une « société phallocratique » accusée de maints péchés, à contester la contestation non nuancée de cette réalité discutable. Certes cette notion, diffusée en certains milieux et certains médias, entend stigmatiser et remettre en cause un système social, économique et culturel caractérisé par la domination du masculin sur le féminin, par l’insolente suprématie du pouvoir masculin. Ce que, en revanche, je veux souligner, à partir de données sociologiques et anthropologiques, c’est que cet actuel « système » a été historiquement le fruit d’un compromis ou d’un accord implicite entre les genres, entre le masculin et le féminin. Pour me situer dans la problématique du genre, j’essaierai dorénavant de privilégier le recours à ces deux qualificatifs (masculin et féminin) plutôt qu’à ceux d’homme et de femme : au masculin la chasse et la quête de nourriture, au féminin le foyer, la naissance et les soins aux enfants ; la sécurité et la responsabilité liées au pouvoir masculin, la maternité base du pouvoir féminin. Longtemps cet

« équilibre» de principe a été assumé comme naturel, évident par les deux genres (même si, dans la réalité, sa mise en œuvre n’a jamais été absolue). Il n’en est plus de même aujourd’hui, les conditions systémiques ont changé. Une révolution culturelle a été initiée, en quête de nouveaux équilibres.

La deuxième, c’est la nécessaire distinction entre deux modèles de l’être humain masculin affirmant sa virilité : le macho et le phallocrate. Certes l’opinion, relayée par les définitions des dictionnaires ou les relayant, utilise ces deux termes de façon indistincte, en tant que synonymes et dans un sens indiscutablement péjoratif. Telle est, en tout cas, la pratique non nuancée des milieux ultra-féministes. Personnellement, j’estime que ces deux notions pourraient, devraient, mériteraient d’être clairement distinguées, car elles évoquent en fait, me semble-t-il, deux attitudes profondément différentes, spécifiques, du « genre » masculin. D’un côté le macho exerçant – ou tentant d’exercer – sa puissance sur la femme en concevant celle-ci comme un objet, instrument de la satisfaction de ses besoins sexuel et ménager. De l’autre côté, le phallocrate, lui, considère la femme comme un sujet, comme une personne autonome, digne de respect, en tant que partenaire pour la production d’un système interpersonnel affectivement équilibré. Si le macho mérite à juste titre d’être critiqué et vilipendé, le phallocrate, lui, mérite d’être revalorisé : dans une conception de l’idéal psychosociologique, n’est-il pas indispensable pour contribuer à l’épanouissement de sa partenaire féminine, lorsqu’il s’agir de nouer une relation d’échanges réciproques, équilibrés, que ce soit à court terme ou dans la perspective de la constitution d’un couple durable, voire de la fondation d’un éventuel foyer ? Ma proposition consiste à opposer le mauvais macho au bon phallocrate : cela me paraît essentiel pour maçonner un avenir fraternel aux relations entre les deux genres, le féminin et le masculin, reconnus dans leurs identités complémentaires.

La troisième est la reconnaissance de la présence, en face ou à côté du bon phallocrate, et du mauvais macho, en miroir, d’une bonne hystérocrate (qualificatif suggéré par un Frère médecin) et d’une mauvaise folcho (diminutif que m’a inspiré Hervé Bazin et sa Vipère au poing). La bonne hystétocrate : la femme qui exerce, plus ou moins discrètement, son pouvoir sur l’homme en considérant celui-ci comme une personne et un partenaire respectable ; la mauvaise folcho, symbolisée par la mégère non apprivoisée et des femmes ou mères castratrices, n’hésite pas à abuser de son pouvoir pour châtrer les hommes (ou les femmes) qui tombent sous sa coupe. Pour paraphraser les concepts d’une théorie psychosociologique qui connut naguère son heure de gloire, la rencontre, par l’éventuelle séduction réciproque de la puissance du phallus (pénis en érection) masculin (Mars) et du pouvoir de Vénus et de son accueillant utérus (hyster en grec) est indispensable pour que, si possible dans l’harmonie, soit assurée la reproduction et l’avenir des êtres humains en ses deux genres épanouis. Ainsi les reliances inter-genres, nourries par le désir, peuvent devenir sources de plaisir psychologique et/ou de fertilité anthropologique. Compte tenu de ceci, est-ce vraiment être impertinent (mauvais genre ?) que de revendiquer un juste équilibre entre les légitimes critiques adressées aux deux membres du couple de genres dont la possible harmonie des reliances est essentielle pour l’avenir du genre humain ?

Définitions : une prolifération de genres

Tout ce qui précède a été rédigé en se fondant sur l’usage et la définition implicites du mot « genre » par les féministes et par certaines autorités publiques. Les unes et les autres donnent à cette notion la formulation actualisée depuis Simone de Beauvoir, d’une conception de la femme comme produit anthropologique (genre) et pas seulement comme réalité biologique (sexe), comme surdéterminée par la culture plus que déterminée par la nature.

Ceci étant dit, j’ai tenu, par scrupule de conscience et souci de rigueur intellectuelle, à rechercher le ou les sens que les dictionnaires accordent à cette notion. Parmi l’extraordinaire abondance de références proposées, j’ai décidé de me contenter d’en retenir plus particulièrement trois, en raison de leurs liens avec les enjeux anthropologiques et sociologiques concernant le devenir du genre féminin : le genre éthique et moral (bon ou mauvais genre), le genre linguistique et grammatical (le masculin censé l’emporter sur le féminin) le genre idéologique (politisé, étendard du féminisme militant). Il va de soi que cette dernière définition est celle que j’ai adoptée jusqu’à présent et à laquelle je consacrerai de façon privilégiée l’essentiel de mes réflexions dans la suite de celles-ci.

Homme féministe : un troisième genre ?

Première exception à la priorité ainsi affichée : quelques instants consacrés au genre en ses dimensions éthiques et morales. Ceci à partir du titre, lui aussi « provocateur » donné à cette contribution : « homme féministe : mauvais genre ? . Disons qu’il s’agit d’un double clin d’œil : d’un côté un détournement de la notion supposée privilégiée par les initiateurs de ce numéro ; d’autre part un questionnement plus ou moins ironique de ce genre politiquement valorisé. En d’autres termes, oser se dire « homme féministe » serait-il de l’ordre du « mauvais genre » (déviant, incorrect, inacceptable) et non dans celui du « bon genre » (conforme à la définition traditionnelle du masculin et du féminin). S’afficher homme féministe peut être perçu par d’aucuns et d’aucunes soit comme une trahison (de son identité de genre), soit comme une provocation ou une perversion (banaliser, affaiblir la dynamique du genre adverse).

Plus sérieusement et plus profondément, voire plus positivement, ne pourrait-on déceler, dans cette affirmation complexe et à certains égards paradoxale (homme féministe ; symbiose de deux genres théoriquement distincts), l’émergence d’un troisième genre ; ni strictement masculin, ni strictement féminin, mais puisant son énergie dans les deux à la fois ? Lui aussi peut être considéré comme déterminé par une culture sociologique mouvante : mutations importantes dans les conditions de vie, évolution des mœurs, audience non négligeable des mouvements féministes et de leurs actions revendicatrices. Toutes ces nouvelles réalités sont de nature à générer, en se greffant sur d’incontestables valeurs idéologiques, ce que l’on peut définir come un « troisième genre ».

Vers la multiplication des genres ?

Faisons un pas de plus. Laissons vagabonder notre imagination, permettons-lui de déborder du cadre strict, coutumier du débat sur le genre et les genres. Nous y invitent les premiers balbutiements de quelques associations d’hommes battus, de maris bafoués, de pères démythifiés et rejetés, licenciés, injustement privés de leurs enfants par de mauvaises folchos : ces associations n’ont pas encore franchi le cap de créer un réel mouvement « masculiniste », mais ce n’est point à exclure. Déjà, à travers ces groupements, ces êtres humains réclament une équitable prise en compte de leur statut de genre masculin victime de violences psychosociologiques. Ne pourrait-on dès lors voir quelques bonnes hystérocrates à l’esprit ouvert se déclarer « femmes masculinistes » ? En quelque sorte, un hypothétique « quatrième genre » complice, partenaire et complément du « troisième » ? De quoi s’agit-il, plus précisément ? Cette qualification, inédite, concernerait celles des femmes sensibles aux actuelles problématiques masculines ; elle pourrait s’entendre comme fondée sur la prise en considération de la volonté des hommes bafoués (maris trompés, mâles méprisés, pères exclus, privés de leurs enfants) de faire reconnaître leurs droits, volonté qui se traduit déjà aux États-Unis par l’émergence balbutiante d’associations masculines d’hommes frustrés, pour ne pas dire dévirilisés. Mon hypothèse de base, en tant que philosophe et sociologue : les légitimes succès du mouvement féministe sont, dialectiquement, de nature à générer son antithèse, un mouvement que l’on pourrait qualifier de « masculiniste » ; le tout, idéalement, dans la perspective d’engendrer une synthèse, construction espérée féconde d’un équilibre harmonieux dans les reliances des futures reliances entre les genres. Rêve ? Utopie ? Qui sait ?

Mais pourquoi nous arrêter en si bon chemin ? Les médias, d’ailleurs, nous invitent, par l’audience qu’ils leur apportent, à reconnaître l’émergence de deux genres jusqu’ici refoulés ou dissimulés : le « transgenre » (cinquième genre) et le « bi-genre », celui des bisexuels (sixième genre). Certains me diront « et les homosexuels ? Ma réponse : ce sont des versions particulières soit du genre féminin, soit du genre masculin.

Sur un moins bon chemin, comment ne pas imaginer, avec craintes et angoisses, la possible et inquiétante apparition d’un « septième genre », celui des êtres-robots ayant progressivement supplanté les êtres humains ?

Franc-maçonnerie et genre : une triple œuvre en chantier

Un des traits fondamentaux de la franc-maçonnerie – j’ai développé cette idée en maints écrits – est d’être un laboratoire de reliances : de reliance à soi (travail de l’apprenti), de reliance aux autres (travail du compagnon, de reliance au monde et au cosmos (travail du maître).

Sa vocation essentielle, fréquemment rappelée, ne serait-elle pas de « réunir ce qui est épars » (relier ce qui est délié) ?

Par ailleurs, la finalité de ses travaux et de ses initiations, évoquée avec insistance, n’est-elle pas le progrès de l’humanité, c’est-à-dire le progrès du genre humain ?

Sous un autre angle, l’œuvre à accomplir à cette fin comporte trois dimensions essentielles (lesquelles, autre clin d’œil, sont quatre comme les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas) : identité, fraternité, citoyenneté (et spiritualité). Elles sont mises en chantier, à la fois successivement et simultanément, aux trois premiers grades de la progression initiatique : l’identité (reliance à soi, psychologique) au grade d’Apprenti ; – la fraternité (reliance aux autres, psychosociologique) au grade de Compagnon ; – la citoyenneté et la spiritualité (reliance civique et philosophique) au grade de Maître.

Les Sœurs et les Frères qui se consacrent à ces trois chantiers apportent leur pierre à la construction du Temple du genre humain (Temple de l’humanité). Mais leur apport ne se limite pas au devenir du genre humain en général : à un niveau plus réduit, leurs efforts concernent également de mini-genres humains spécifiques (féminins ou masculins).

À partir des considérations précédentes peut être dégagée une vision synthétique de la fonction du genre en tant qu’enjeu initiatique, et cela selon trois voies : – identité de genre, oeuvre de l’Apprenti : quelle personne suis-je ? – quelle est mon identité (masculine, féminine ou autre) ? quel devenir ? – fraternité de genre, œuvre des Compagnons : comment assurer la reliance fraternelle la plus harmonieuse possible entre les deux genres humains majeurs intégrés au sein de la franc-maçonnerie, le féminin et le masculin ? La mixité ? Problème controversé, pour lequel ma position personnelle, exprimée à de multiples reprises, est très claire : pour la mixité (celle des trois genres d’obédiences : féminines, masculines, mixtes), contre la mixification des obédiences mono-genres (celles-ci, cadre spécifique pour le parfois nécessaire travail sur l’identité de genre) ; – philosophie de genre, œuvre du Maître, s’appuyant sur des genres identifiés, reliés et fraternisants : au-delà de son engagement citoyen, il ne peut manquer d’explorer la voie de la spiritualité, laquelle serait de nature à lui suggérer, entre autres, la quête d’un nouveau (et ancien) genre humain l’androgyne, synthèse des genres masculin et féminin (re)fusionnés, ré-unis.

Osons une dernière hypothèse provocatrice, mais non dénuée de sens symbolique : la quête de l’androgyne, genre réunissant les genres séparés par la colère des dieux (Aristophane), ne serait-elle pas au cœur de l’initiation maçonnique ? Dans une telle perspective, le féminisme nous a, en quelque sorte, apporté une pierre appréciée : n’a-t-il pas permis au genre féminin de pénétrer dans maintes citadelles traditionnellement masculines, (d’assumer son animus) et au genre masculin de pouvoir sans honte exprimer ses sentiments, ses faiblesses, sa sensibilité (son anima) ? N’hésitons pas à lui reconnaître le mérite de ces mutations essentielles.

Maçonniquement et philosophiquement : au-delà du binaire, par le ternaire, le retour vers l’unitaire, vers l’Un…

Informations complémentaires

Auteurs / Invités

Marcel Bolle De Bal

Thématiques

Égalite H-F, Féminisme, Franc-maçonnerie, Machisme, Masculinisme, Phallocratie, Questions de genre, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses

Année

2019