François Perin, une vie d’intellectuel

Libre propos de Jules Gheude

 

UGS : 2016022 Catégorie : Étiquette :

Description

François Perin a tenu une place centrale dans l’histoire politique en Belgique, dans la seconde moitié du XXe siècle et aussi un peu au début du  XXIe siècle. François Perin est Liégeois d’origine.

Ses racines sont mosanes, et il y tenait beaucoup. C’est quelqu’un qui a eu une enfance et une adolescence assez difficiles, dans la mesure où il a perdu son père relativement tôt, et qu’il se qualifiait lui-même d’« enfant de veuve ». Il a vécu une enfance relativement introvertie, et ce n’est qu’à l’adolescence qu’il est sorti de sa coquille. À cette époque, il était à l’Athénée de Liège, et c’est une activité théâtrale qui l’a sorti de ce renfermement sur lui-même. Cet aspect théâtral est important, parce qu’il est indissociable de sa nature, même en politique.

François Perin était un « verbomoteur », et il est vrai que lorsqu’il commençait à parler, il était difficile de l’arrêter. Mais, cet aspect théâtral, est important, parce qu’il se double aussi d’une passion pour la lecture. Dans un carnet, il avait consigné une série de réflexions sur les auteurs qui l’avaient marqué, entre 1939 à 1945, Henri Bergson et Jaurès, par exemple, mais il y a aussi Goethe, qu’il considérait comme le plus grand visionnaire de tous les temps, et dont le Second Faust l’a fortement marqué.

Cet aspect des verbomoteurs faisait de lui un des meilleurs orateurs que le Parlement ait connu, disait André Méan, de La Cité. Une voix cuivrée qui prenait ; et lorsque François Perin prenait la parole au Parlement, tout le monde rappliquait de la buvette.

Mais il y a aussi l’aspect littéraire-plume qui va faire apparaître ce que José-Alain Fralon, le correspondant du Monde, a qualifié d’« une des meilleures plumes du royaume ». François Perin était donc meilleur orateur, meilleure plume du royaume, et Pol Vandromme ajouta : « sans doute le plus grand de nos grands constitutionnalistes ».

Il aurait volontiers fait une carrière théâtrale, et il se destinait non pas à une carrière de juriste, mais plutôt, à ce qui l’aurait sans doute passionné, l’enseignement du français.

François Perin venait d’un milieu relativement pauvre. En l’absence du père, c’est un oncle, qui était directeur de la raffinerie tirlemontoise, qui s’est occupé de lui. François Perin lui en a été longtemps reconnaissant, et il connaissait le prix de l’effort. Il a donc misé plutôt sur une carrière du droit, qui était plus prometteuse sur le plan de l’avenir. Mais cette carrière de juriste ne l’a malheureusement pas amené au Barreau, là où il aurait également pu jouer un rôle de théâtre.

Ses études de droit n’ont pas été faciles. Il les a faites en six ans au lieu de cinq, parce qu’il a contracté, pendant ses études, une pleurésie dont il a gardé des séquelles importantes. Lorsqu’il a terminé ses études de droit, il a été engagé comme secrétaire d’administration au ministère de l’Intérieur, ce qui n’était pas des plus fascinants comme carrière. Il en a profité pour étudier un peu toute la règlementation du Conseil d’État.

François Perin a passé le concours au Conseil d’État, qu’il a réussi. Il avait remarqué, qu’étant auditeur au Conseil d’État – l’auditeur, est celui qui remet les premières conclusions –, il ne pouvait pas paraître en toge d’avocat. Ce manque d’aspect théâtral le perturbait, il a donc tout fait, notamment lorsqu’il était chef de cabinet adjoint du ministre Pierre Vermeylen, pour que la procédure au Conseil d’État soit modifiée et pour qu’enfin l’auditeur puisse remettre ses conclusions en toge.

Et, il y a, d’ailleurs, dans la phase écrite, donc, l’homme de lettres, il y a un aspect de dramaturge. J’ai parlé de Goethe, mais il a écrit une pièce de théâtre qui s’intitule Les Invités du Docteur (Von) Klaust, où un professeur émérite de l’Université de Schitul en Allemagne, (mais il s’agit de François Perin, évidemment), il va faire apparaître toute une série de personnages, allant du prince évêque à Clovis, en passant par Siddhartha et Jésus. Et là, on va retrouver cette quête spirituelle qui ne l’a jamais quitté, de son adolescence à sa mort.

Donc, c’est un verbomoteur, mais qui va être fasciné par la vie monastique, les grands mystiques, la vie contemplative, qui partageait un peu l’avis d’André Malraux, à qui on prête la phrase : « Le XXIe siècle sera religieux, ou ne sera pas. » François Perin a fait des recherches à ce sujet, et il n’a jamais trouvé cette phrase. André Malraux n’a jamais dit cela. Il aurait simplement dit que « le XXIe siècle, en face de la plus terrible menace qu’avait connu l’humanité, nous obligerait, vraisemblablement, à réintégrer ‘ les dieux ’. »

Sur le plan de la quête spirituelle, François Perin a un itinéraire aussi atypique que celui qu’il aura eu sur le plan politique, qui l’a mené du socialisme au libéralisme réformateur. Ce n’est pas de la versatilité, c’est tout simplement ce qu’on peut appeler des sincérités successives. Mais pour en revenir au plan spirituel, il avait été éduqué dans la religion catholique par sa mère, puis, à l’âge de l’adolescence, il s’est mis à lire la Bible, il ne s’est pas reconnu dans l’Ancien Testament avec ce dieu guerrier, vengeur, chef des armées, obligeant son peuple à combattre et à retirer aux populations locales leurs propres territoires. Ce dieu qui allait jusqu’à dire :

« S’ils résistent, vous les exterminez. S’ils ne résistent pas, vous les épargnez, mais vous en ferez vos porteurs d’eau et vos coupeurs de bois. »

François Perin s’interrogeait sur son rapport à ce dieu :

« Qu’avais-je à voir avec ce dieu vengeur, qui plongeait son peuple dans d’atroces souffrances ? J’ai tourné la page, et je suis sorti de la religion catholique par la porte d’Orient. »

Donc, après la religion catholique, il a fait un petit passage par la religion évangélique protestante pour finalement devenir, purement et simplement, « agnostique ». Il n’employait pas le mot « athée », il disait :

« Est-ce que Dieu existe ? On n’en sait rien, c’est un mot très ambigu. »

Il y avait un mot qui lui plaisait beaucoup mieux, c’était « la grâce ». Il aimait le mot « grâce ». Il aimait aussi les dieux de l’Antiquité, les dieux païens. Lorsqu’il était adolescent, au théâtre, il a présenté un spectacle où on mettait en scène divers extraits de pièces gréco-romaines, et, en présentant un spectacle, il avait dit à l’auditoire : « Vous voyez, nous sommes jeunes, mais ça ne nous empêche pas de penser aux grands thèmes de l’humanité ».

Déjà, à ce moment-là, il y avait cette quête chez lui. Il adorait les dieux de l’Antiquité. Au fond, les dieux de l’Antiquité ne gênaient personne. On croyait au dieu ou à la divinité que l’on souhaitait selon ses propres sensibilités. Rome avait une grande tolérance, y compris pour la religion juive. Évidemment, lorsque quelqu’un, que l’on connaît bien, est venu dire qu’il détenait seul la vérité, et que son royaume était autre part, l’empereur romain s’est senti menacé dans son pouvoir politique, et les choses ont dégénéré.

Sur la fin de son existence, François Perin était sensible au bouddhisme.

Au début des années 1970, il a fait une sorte de petit séminaire à l’Abbaye d’Orval. Il y a rencontré un personnage qui était spécialisé dans la méditation, Robert Linssen, et de là est venue cette passion pour la philosophie bouddhiste, pour le zen. Il y a d’ailleurs une anecdote assez curieuse : lorsqu’il est devenu ministre, en 1974, Jos Van Eynde, qui était le chef de l’opposition socialiste flamande, spéculait sur la nervosité de François Perin pour le déstabiliser. C’est quelqu’un qui était très coutumier des interventions intempestives, et qui déstabilisait ses orateurs. Et il s’était dit : « Je vais essayer de lui faire commettre, d’entrée de jeu, une faute monumentale. ». Il s’est donc mis à invectiver Perin, lequel n’a pas réagi. Il a simplement demandé à l’huissier de lui apporter un verre d’eau, et il s’est mis à fixer ce verre d’eau selon la méthode de respiration intérieure que lui avait apprise Robert Linssen. Cette technique lui a permis de ne pas entendre les vocifération de Jos Van Eynde, au point que celui-ci, courroucé, a demandé au Premier ministre : « Mais, qu’avez-vous fait à Monsieur Perin ? Lui avez-vous donné un sédatif ? ». Et il dit : « Pas du tout. Je n’entendais plus rien, je ne faisait plus qu’un avec l’arbre ».

La personnalité de François Perin, sur le plan spirituel, s’est forgée autour de la trinité Bouddha, Épicure et les dieux. Épicure, non pas le personnage que l’on a tendance à présenter comme quelqu’un qui userait des plaisirs de la vie avec outrance. Au contraire, c’était un homme d’une très grande sagesse, qui jouissait de la vie avec modération, y compris sur le plan des passions sexuelles, la boisson, etc. C’était un type très sage.

Il pensait, comme Malraux, que la société est en compétition permanente, est basée sur l’argent, la consommation à outrance. Il avait un petit peu un côté écologiste avant l’heure. Par exemple, il avait une sainte horreur de l’automobile. S’il devait aller au Palais, il demandait à son chauffeur :

« – Combien de temps pour y aller ?
– Il y a beaucoup d’embouteillages.
– Je vais y aller à pied. »

« Si je pouvais venir à la rue de la Loi en bicyclette, je le ferais. »

Dans Germes et Bois Mort, il parle d’ailleurs, à un moment donné, d’imposer une taxe sur l’énergie. Déjà bien avant les écologistes, il avait cette idée que l’humanité court à sa perte si elle ne retrouve pas une sorte de sagesse intérieure. Il disait : « Voilà, moi je ne suis pas pour une religion, mais une religion, par exemple, contemplative, communautaire, me conviendrait bien. »

Il est devenu professeur de droit, à l’Université de Liège, et lorsque j’ai fait la biographie et que je me suis mis à assembler la documentation, je crois que le premier article de presse que j’ai découvert, où on parle de François Perin, en 1958, c’était à propos de sa nomination à l’Université de Liège qui avait fait l’objet de contestation. C’est-à-dire qu’il a fait l’objet d’un boycott de la part des étudiants, qui lui faisaient même une conduite de Grenoble, qui le reconduisaient à l’arrêt du bus en chahutant. Il est resté imperturbable. Cette grève des étudiants a duré pratiquement un mois. La raison de cet acharnement des étudiants à son encontre était la façon dont il avait été nommé. Il y avaient deux candidats qui postulaient pour cette chaire de droit constitutionnel et qui avaient obtenu un avis favorable de la part des autorités académiques concernées. La tradition voulait, à l’époque, que le ministre de l’Éducation nationale se range à leur avis. Or, ça n’a pas été le cas ; Léo Collard a choisi François Perin. Et les étudiants estimaient, sans le connaître – ce n’était pas la personnalité de François Perin qui était en cause – que la procédure n’avait pas été suivie correctement, et il y a eu ce blocage. Après, il y a eu un recours au Conseil d’État, qui a été favorable à François Perin. Il a pu reprendre ses cours de façon tout à fait normale, à la grande satisfaction, d’ailleurs, de ses étudiants.

Il a été un professeur remarquable. La matière qu’il enseignait n’était pas une matière facile. C’est une matière assez ardue, pas toujours simple, pas toujours agréable, et il parvenait toujours à agrémenter son cours par ce qu’on appelle maintenant la storytelling, où il conciliait théorie et anecdotes. Il disait : « Voilà, j’ouvre une parenthèse. », et puis, à la grande joie des étudiants, il les faisait rire. Il donnait son avis personnel, et puis il disait : « Je ferme la parenthèse. Ce que je viens de vous dire n’est pas matière d’examen. » Ce qu’il dit : «  Certains de mes collègues ont une fâcheuse tendance à faire cela aussi, mais il est de bon ton de redire, à l’examen, ce qu’ils pensent. Or, moi, il n’en était pas question. J’avais une certaine éthique. »

J’ai assisté à son dernier cours de droit public ; la salle était comble, les étudiants étaient là en masse, très affectés par son départ, et le président des étudiants de droit a fait un discours dans lequel il a rappelé les facéties de François Perin, son goût, aussi, pour la guindaille. Chaque année, c’était lui qui organisait le concours de « Miss Droit » en prenant les mensurations, et il faisait resservir des tournées de pékèt. Et alors, il dit : « Voilà, c’était un professeur magnifique », et on lui a remis trois cadeaux qui symbolisaient sa personnalité. Le premier, c’était l’histoire des Incas, pour le personnage qui était fasciné par l’histoire des civilisations ; le deuxième, c’était un caleçon américain à pois, pour l’homme d’humour qu’il était ; et le troisième, comme il était, du côté paternel, un grand mélomane – c’était une famille de musiciens – on lui a remis, je crois, un enregistrement de la Symphonie Pathétique de Tchaïkovski.

C’était un homme qui adorait la musique. Chaque vendredi, il avait sa place au premier balcon du Conservatoire de Liège. Pour rien au monde il n’aurait manqué son concert. Il disait d’ailleurs : « Pour un bon concert, je ferais des infidélités à mon parti, ce qui est déjà arrivé. J’ai brossé une réunion parce qu’il y avait un petit concert de flûte et de harpe à la chapelle du Vermois à Liège. »

Dans nos discussions, nous parlions beaucoup de musique. Nous avions tous les deux la même passion pour Richard Wagner. Nous avons abondamment disséqué ses opéras, notamment le Parsifal, le dernier, qui a été, d’ailleurs, l’objet de la rupture entre Wagner et Nietzsche. Nietzsche n’a pas compris la symbolique du Parsifal.

Dans Parsifal, François Perin aimait beaucoup le culte de la « Déesse Mère », mais aussi les « Filles-Fleurs », qui sont dans la tradition bouddhiste aussi. C’est la raison pour laquelle j’ai d’ailleurs pris en exergue de la biographie un passage, une petite phrase, extrait du Parsifal, où on dit : « Mais, c’est qui ? Ce sont des Filles-Fleurs. »

François Perin a été invité, par une loge maçonnique d’Ostende, pour donner une conférence sur un thème qui était à sa convenance. Les responsables de cette loge s’imaginaient qu’il allait venir parler de politique. Il a dit : « Je vais leur jouer un mauvais tour, parce que je vais leur parler d’un sujet dont ils n’ont pas la moindre idée, à savoir : ‘ Wagner et le bouddhisme ’ ». Il y avait une tendance très forte à l’orientalisme à l’époque de Wagner. Pierre Loti, Flaubert avec Salammbô,… Donc, ce n’était pas quelque chose de surprenant que de parler de « Wagner et du bouddhisme. »

Il n’avait jamais songé faire une carrière politique. Il disait : « J’avais le goût de l’observation politique, mais je n’aimais pas la politique. »

Mais le droit constitutionnel mène un peu à la vie politique ; c’est, dans les traditions juridiques, dans l’enseignement du droit, ce qu’il y a de plus politique.

Il y a eu une période qu’il a passée à Bruxelles, qu’il n’aimait pas. Il n’aimait pas la mentalité bruxelloise. Il a d’ailleurs eu des mots assez durs sur les bruxellois dans La Belgique au défi, qu’il a écrit en 1962. C’est une période douloureuse pour lui, une vie solitaire. Et le hasard a voulu, à ce moment-là, qu’il rencontre, à la Porte de Namur, Jules Gérard-Libois, qui était un de ses anciens condisciples, un de ses anciens amis, et qui était fonctionnaire à la Communauté européenne. Et Jules Gérard-Libois faisait partie de groupes de réflexion, les groupes Esprit, inspirés par la doctrine personnaliste d’Emmanuel Mounier. Et il a donc intégré François Perin dans ce club de réflexion, ce qui a débouché, peu après, sur la création du  CRISP.

Et là, il s’y est retrouvé parce que le goût de l’observation politique, l’analyse des faits de société en toute objectivité, lui ont beaucoup plu. Il faisait ça en parallèle avec la fréquentation des journées d’étude de l’Institut Émile Vandervelde, puisqu’il s’était engagé, pendant la guerre, dans le Parti socialiste clandestin, par haine du fascisme. Mais il n’a jamais été qu’un affilié. Il n’avait pas de velléités de devenir, un jour, parlementaire ou ministre. Il a d’ailleurs dit : « Je crois n’avoir rien du tout pour être, un jour, député, sénateur, ministre, conseiller provincial ou conseiller communal. »

En réalité, il a presque tout fait. Je crois qu’il n’y a que le mandat provincial qu’il n’a jamais occupé, mais il a parcouru toute la palette, à son corps défendant. Parce qu’il se rendait bien compte, dès son adolescence, avec ses amis de l’Athénée de Liège, que cette Belgique était curieuse. Il ne l’affectionnait pas. Il la trouvait, disait-il, bâtarde et Médiocre. Il a même écrit, dans ses notes personnelles : « J’ai vécu toute ma vie avec le sentiment de honte d’être belge. Parce que nous étions des adolescents férus de littérature française, et nous ne pouvions pas comprendre que notre patrie culturelle ne coïncidait pas avec notre État. »

François Perin est un Liégeois qui a habité Bruxelles, probablement, pour des raisons pratiques et professionnelles, mais il est resté un Liégeois dans l’âme. Il a vécu à la mer, parce que sa compagne possédait un petit appartement qu’elle avait hérité de son père, qui était situé à Saint-Idesbald, et où, dès qu’il faisait un beau, il se rendait. Mais, à la fin de sa vie, lorsqu’il a eu un problème de santé, et qu’il a été hospitalisé à Furnes, il a demandé tout de suite à pouvoir rentrer à Liège pour y mourir. C’est dans la maison familiale qu’il est décédé, entouré des siens.

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Informations complémentaires

Année

2016

Auteurs / Invités

Jules Gheude

Thématiques

Penseurs et société, Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses