Description
S’il existe de nombreuses études sur l’extrême droite en Belgique et en Europe, abordant des dimensions historiques, sociologiques et politiques, il n’existe pas d’ouvrage proposant une réflexion sur les modalités d’une action citoyenne face à ce phénomène récurrent au sein de nos démocraties. Xavier Mabille estime qu’un tel projet est une démarche novatrice, à la fois importante et exigeante. Il insiste sur « l’intérêt d’une telle démarche qui ouvre la possibilité d’une implication simultanée, dans les combats aujourd’hui nécessaires, du monde politique, du monde socio-économique et du monde associatif. Même si le pari de cette implication simultanée n’est pas gagné d’avance. Même s’il suppose un certain optimisme, celui selon lequel chacun serait conscient de ses responsabilités ou peut-être, plus prosaïquement, des conditions dans lesquelles il pourrait préserver ses intérêts aujourd’hui reconnus légitimes ».
La clé d’une telle démarche réside dans une proposition d’action collective face à la montée de l’extrême droite dans notre espace démocratique. Cette clé s’appuie sur le principe suivant : pour que l’action collective puisse se développer face à un enjeu dans une société donnée, il faut qu’existe une représentation sociale partagée de cet enjeu. Donc, appliqué à l’extrême droite, ce principe exige, pour qu’une action collective prenne forme face à ce phénomène politique, qu’il existe une représentation sociale partagée de l’enjeu de l’extrême droite. Or, nous défendons l’idée qu’une telle représentation n’existe pas actuellement en Belgique. D’où l’incapacité à contenir la montée de l’extrême droite dans nos systèmes démocratiques. D’où l’absence de sursaut collectif de la société civile par rapport aux dangers potentiels des orientations politiques extrémistes. Nous pensons donc, d’une part, qu’un tel sursaut de la société civile est nécessaire et, d’autre part, qu’il faut pour y arriver un véritable travail collectif sur les représentations sociales.
En ce qui concerne une véritable mobilisation de la société civile sur les enjeux de l’extrémisme de droite, notre position est que cet objectif est loin de faire l’unanimité, en particulier dans les milieux dits progressistes. Les stratégies développées jusqu’à présent par les élites de ces milieux consistent plus à mettre l’extrême droite hors jeu à travers des mécanismes juridico-politiques ou à coup de jugements moraux par médias interposés. Mais cette guerre au sommet laisse de côté l’électeur moyen, souvent suspecté lui-même de manque de civisme et de désaffection à l’égard du politique. Tenu à l’écart des stratégies de riposte visant à préserver l’espace démocratique, l’électeur moyen est donc dépossédé de sa capacité de juger et de participer. On attend de lui une fidélité aux idéaux démocratiques supposément incarnés par les autorités conventionnelles du système établi. Mais son impact sur ce système est tellement faible qu’il devient pour lui difficile de trouver parfois les nuances entre un populisme démocratique et un populisme extrémiste…
Notre souci en déplaçant la question vers le champ de l’éducation permanente est ainsi de mettre en évidence un chaînon manquant dans les réactions progressistes à l’extrême droite, celui de l’action collective de la société civile. Dénier la distance qui existe aujourd’hui au quotidien entre les souffrances des citoyens ordinaires et les préoccupations des élites guidées par la gestion du système établi et le maintien du statu quo ne conduit qu’à opposer un discours populiste à un autre et à confondre clientélisme avec citoyenneté participative. La crise que met en évidence l’extrême droite au sein des institutions démocratiques actuelles n’a que peu à voir avec celles que l’histoire a pu connaître. Elle n’en est pas moins dangereuse. Il faut simplement éviter de se tromper de cible. L’histoire n’est évidemment pas à mépriser pour autant, bien au contraire ! C’est pourquoi nous suivons l’historien Robert Paxton sur bien des points dans ses analyses du Fascisme en action. Mais nous pensons aussi comme lui qu’il faut élargir l’analyse à d’autres figures du fascisme que celles produites par l’Europe et éviter le révisionnisme de la Guerre froide qui entretenait un lien entre l’État totalitaire et la dissolution fasciste de l’espace public démocratique.
Au sein d’une Europe élargie et mondialisée, l’extrême droite régionalisée contribue à accentuer la distance entre le système établi et les électeurs. Elle renforce l’ostracisme à l’égard des populations immigrées et des minorités dispersées dans l’Union. Elle accrédite la thèse d’une Europe-citadelle, suivant les traces de la politique sécuritaire du leader américain. Sur le plan international, elle favorise aussi l’idée d’une Europe dotée d’une politique humanitaire interventionniste, plutôt que celle d’une Europe en quête de partenariat pour le développement humain intégral. Cette extrême droite régionalisée n’est pas une réalité marginale en Europe. Elle est une variation possible d’un projet d’Europe centré sur la consolidation de ses intérêts économiques et sur son bien-être, sans horizon cosmopolitique débattu et concerté avec ses populations.
Comment créer dès lors des mécanismes d’apprentissage politique qui permettent d’activer une plus grande conscience citoyenne des risques engendrés par l’extrémisme de droite ? Il nous semble que la réponse doit consister en une proposition d’itinéraire de formation pour reconstruire des actions collectives axées sur la citoyenneté. L’intervention ici est que c’est en partant des petites fractures sociales qui échappent au système établi tout en engendrant de nouvelles souffrances dans la société civile qu’il faut agir pour créer du lien social, reconstruire des solidarités, produire du réseau. Soit ces petites fractures sociales alimentent les caisses de résonance favorables aux solutions extrémistes (plus de sécurité, plus d’unité culturelle et nationale, plus de prospérité populaire), soit elles deviennent l’occasion d’un travail de première ligne dans les associations de la société civile concernées, pour garantir un véritable accès à la citoyenneté. Dans ce deuxième cas seulement, un lien peut être établi, grâce à des actions collectives, entre les petites fractures sociales manquées par le système établi et des mécanismes de protection sociale plus efficaces, ainsi qu’un système de droits mieux adapté à des discriminations positives à l’égard des plus faibles.
Notre proposition de réponse s’appuie en conséquence sur quelques idées-clés qui seront abordées en fonction de leur rôle possible dans des processus de formation.
La première de ces idées-clés concerne la méthode de l’éducation permanente. Elle consiste à penser que la réponse à un phénomène social tel que l’extrême droite dépend d’une capacité d’incitation des acteurs de la société civile à réévaluer leurs croyances et leurs perceptions, à les réélaborer collectivement pour créer ainsi des nouveaux processus d’action. La méthode de l’éducation permanente, qui consiste à partir des vécus d’action collective à s’approprier des cadres d’analyse en fonction d’objectifs pratiques tout en respectant l’exigence d’un langage propre à chacun et d’une identité d’acteur, nous a paru la mieux adaptée pour remplir cette fonction d’incitation.
La deuxième idée-clé concerne les représentations collectives de l’extrême droite. Comme nous vivons un phénomène présent, dans un contexte économique et social spécifique, lié tout autant à la mondialisation qu’à la formation d’un nouveau cadre de gouvernance européenne, notre deuxième idée-clé consiste à éviter les raccourcis historiques et les assimilations rapides en estimant que les représentations collectives de l’extrême droite méritent d’être mises en suspens et doivent être reconstruites. Cette idée-clé implique dès lors un double travail de déconstruction et de reconstruction : déconstruction des représentations toutes faites d’une part, et, d’autre part, reconstruction de représentations adaptées à des exigences actuelles d’action et permettant l’émergence d’une culture commune de l’action collective par rapport à ce phénomène. Nous pensons donc que pour agir efficacement aujourd’hui par rapport à l’extrême droite, il faut reconstruire la représentation sociale. Ce processus est nécessaire pour incorporer à cette image nos enjeux actuels et pas ceux du passé ou ceux d’ailleurs.
La troisième idée-clé concerne les formes d’action de la société civile. Elle consiste à attirer l’attention sur le rôle d’une réplique positive à des enjeux de société par rapport à la volonté d’éradiquer un problème social. Pour nous, la société civile n’est jamais aussi forte que quand elle se mobilise pour résoudre des problèmes qui concernent son quotidien, en innovant à la fois sur les types d’action à mener et sur les types de solidarité/alliance à mettre en place. Par contre, lorsqu’elle se mobilise autour d’une fonction de censure ou de contrôle social, elle devient un risque pour elle-même, parce qu’elle se pose en outil pour des objectifs qui lui sont en partie suggérés de l’extérieur (par des autorités ou par ses propres peurs). L’idée de la société civile comme rempart de la démocratie nous semble donc pernicieuse. Elle peut devenir indirectement un rempart par sa capacité à créer des solidarités. Elle devient dangereuse pour elle-même quand elle est utilisée par un pouvoir comme rempart. Notre idée-clé est en conséquence que le recours à la société civile doit nécessairement passer par ses capacités de créer des solidarités. Une réplique à l’extrême droite doit dès lors être en mesure de s’élaborer en fonction des solidarités à construire face aux petites fractures du social que les grands appareils de gouvernance ont tendance à perdre de vue ou à considérer comme marginales.
Une quatrième et dernière idée-clé consiste en une philosophie minimale de l’extrémisme politique. Cette philosophie consiste à distinguer la phase d’accession au pouvoir de la phase d’occupation du pouvoir. L’idée-clé est que l’extrémisme politique a deux visages : celui qu’il présente pour accéder au pouvoir et celui qu’il prend quand il a pu accaparer le pouvoir. Pour l’instant, nous ne connaissons que le premier visage et beaucoup souhaitent ne pas connaître le deuxième. Pourtant, notre mémoire collective est surtout habitée par les exemples historiques qui concernent le deuxième visage. Nos souvenirs (même les plus construits dans les sciences sociales et politiques) sont beaucoup plus confus en ce qui concerne le premier visage de l’extrême droite. Or, pour éviter le pire, il faut se concentrer sur ce premier visage. Toutes les positions qui consistent à minimiser les risques ou à jouer l’attentisme sont donc remarquables d’inconscience. Dire, par exemple, que tout va bien tant que les institutions démocratiques fonctionnent, c’est choisir la politique de l’autruche et oublier de se demander si l’on sait ce qu’on peut encore espérer faire dans le cas contraire, c’est-à-dire quand il est déjà trop tard. Plus radical encore est d’ignorer que l’extrémisme politique est la dissolution de l’ordre politique dans un processus d’autodestruction de la société civile. Il nous semble donc préférable d’agir en régime d’incertitude, c’est-à-dire sans savoir avec certitude si l’extrême droite pourrait effectivement s’accaparer du pouvoir, mais en optant pour la précaution face aux indices de risque que peut fournir une phase indéniable d’ascension de l’extrême droite dans un contexte social favorable.
Informations complémentaires
Année | 2006 |
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Auteurs / Invités | Marc Maesschalck |
Thématiques | Lutte contre la haine, Lutte contre le racisme, Lutte contre les extrémismes politiques, Lutte contre les intégrismes, radicalisation |
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