Description
Introduction
Dans ce qui suit, mon propos vise simplement à remettre quelques faits en mémoire et, peut-être, à rafraîchir certaines idées.
Dieu est-il mort ? Au vu des progrès de la science – et donc de la connaissance – il me paraît légitime de se poser cette question.
Avoir la connaissance, c’est regarder l’univers comme si l’on était extérieur à lui et construire un modèle qui permette d’en expliquer le fonctionnement et les transformations.
Il est vrai que cette connaissance n’aboutit jamais à son terme. Elle dévoile des réalités jusqu’ici cachées, elle propose des explications toujours plus convaincantes, mais elle nous conduit immanquablement aux abords d’une frontière où certains événements qui se passent en deçà (c’est-à-dire dans le cosmos accessible à nos sens et à nos instruments de mesure) n’ont d’explication qu’en faisant appel à des causes situées au-delà (c’est-à-dire en dehors de notre univers compréhensible).
Par définition, de cet au-delà nous ne pouvons – provisoirement – rien dire qui soit fondé sur une donnée objective ou qui résulte d’une démonstration.
Face à ce vide temporaire, deux attitudes sont possibles.
La première consiste, en gros, à peupler l’au-delà de personnages semblables (sinon par le physique, au moins par la capacité de raisonnement) à ceux qui interviennent sous nos yeux dans l’en deçà et qui apportent – directement ou via des messagers – des réponses dans tous les domaines où notre désir de compréhension est encore insatisfait.
Ainsi se construisent les religions qui doivent en principe apporter le confort de leurs certitudes à toutes les interrogations pour lesquelles nous n’avons pas encore de réponse. Et qui ont, pour leur clergé, l’avantage de nous amener à obéir sans discuter aux vérités qu’elles disent posséder.
Mais avec une énorme faiblesse : ces vérités étant par nature des révélations faites par Dieu – des croyances – ces religions se trouvent dans l’impossibilité d’adapter leur message aux avancées de la connaissance : on ne change pas la parole de Dieu sous peine de le rendre non crédible. D’où les multiples acrobaties auxquelles elles se livrent.
Le procès de Galilée est exemplaire à cet égard. Remplacer le modèle géocentrique par le modèle héliocentrique aurait dû se limiter à une querelle entre astronomes. Mais le Vatican avait jugé que le fils de Dieu ne pouvait se manifester qu’au centre de l’univers et non se fourvoyer sur une planète somme toute banale. La condamnation de Galilée était donc – si l’on me permet ce mauvais jeu de mots – inscrite dans les astres !
Pour tenter de répondre aux interrogations de l’au-delà, une autre approche est d’admettre la réalité du monde qui nous entoure et dont nous faisons partie. Simple hypothèse de travail, qui peut à tout moment être remise en question par les avancées de la connaissance. Il ne s’agit plus d’une religion, mais d’un savoir, d’une science peu à peu construite.
Cette attitude ne concerne évidemment que l’en deçà, c’est-à-dire l’ensemble du cosmos auquel nous appartenons et qui nous est accessible par nos sens, notre intelligence et nos instruments.
Religion et science sont antinomiques. Le mot croire est central dans le vocabulaire de la première, il n’a aucun usage dans celui de la seconde.
Une croyance est, selon le dictionnaire, « une conviction fondée non sur l’évidence ou le raisonnement, mais bien sur le témoignage ». Et chacun sait combien un témoin, même de bonne foi, peut se tromper.
Les religions, qui ont bien compris cette faiblesse, vont encore plus loin : elles nous demandent de constater la foi comme une réalité qui n’a pas à être justifiée et dont la genèse ne peut être décrite.
Cette genèse peut d’ailleurs se ramener à une illumination soudaine, comme celle de Paul Claudel saisit en quelques minutes par la foi chrétienne, raconte-t-il lui-même, un soir de Noël à Notre-Dame.
Mais prenons les choses dans l’ordre. Et la religion pour commencer.
Bien que, selon les croyants, leur foi n’ait pas à être justifiée, elle implique néanmoins l’adhésion à certains textes, à propos desquels il est légitime de se poser des questions et, en particulier, celle de l’adéquation de ces textes avec les événements historiques connus.
1. Ancien Testament
Les trois grandes religions monothéistes ont en commun un certain nombre de textes sacrés. L’Ancien Testament – c’est-à-dire l’ensemble des textes bibliques antérieurs à J.-Chr. et que les Juifs appellent la Bible hébraïque – est commun au judaïsme, au christianisme et à l’islam, alors que le Nouveau Testament – l’ensemble des textes postérieurs à J.-Chr. – n’est reconnu que par le christianisme.
L’Ancien Testament, pour ceux qui l’auraient perdu de vue, est un assemblage d’histoires, de légendes, de prophéties, de poèmes composés pour la plupart en hébreu (à l’exception de quelques passages en araméen, dialecte sémitique proche de l’hébreu, utilisé au Moyen-Orient à partir de l’an 600 avant notre ère). Les textes retrouvés sont, dans leur quasi-totalité, écrits sur des rouleaux de parchemin ou de papyrus.
La question évidente est naturellement celle de la fiabilité historique de ces textes. Et il est hors de propos de répondre, comme on l’a fait jusqu’au XIXe siècle, que Dieu en personne a dicté les Écritures à un certain nombre de sages. Même l’Église n’a plus cette prétention.
On a soutenu plus longtemps l’idée que la rédaction des cinq premiers livres (le Pentateuque pour les chrétiens, la Torah pour les juifs) était due à Moïse lui-même. Mais sur ce point aussi le débat semble clos : Moïse s’est effacé devant plusieurs auteurs anonymes et qui le resteront, car on ne possède aucun renseignement à leur sujet.
Les indications actuellement les plus fiables quant à la réalité historique de ces textes viennent de fouilles archéologiques entreprises depuis un siècle en Israël, en Jordanie et dans les régions limitrophes.
Et les résultats auxquels ces fouilles ont donné lieu ont été remarquablement résumés par deux chercheurs israéliens, Israël Finkelstein (professeur d’archéologie à l’Université de Tel-Aviv) et Asher Silberman (voir la bibliographie).
Leurs conclusions sont que les récits bibliques se rangeraient plutôt parmi les mythologies nationales et n’auraient pas plus de fondement historique que la saga homérique d’Ulysse ou celle d’Énée, le fondateur de Rome, chanté par Virgile.
Quelques exemples parmi d’autres.
L’Exode, c’est-à-dire la sortie d’Égypte sous la conduite de Moïse, avec la séparation des eaux de la mer Rouge sous les yeux de Pharaon et la destruction d’une partie de son armée, engloutie par ces mêmes eaux. Les scribes égyptiens, pourtant réputés tout noter, n’ont laissé de ces événements merveilleux et terribles aucune trace écrite ni sur les tablettes ni sur les monuments. Étonnant, à tout le moins !
Après cette traversée de la mer Rouge, le désert du Sinaï. Les milliers de Juifs (en fait, à peu près deux millions selon l’Exode) qui auraient survécu pendant quarante ans dans ce terrible désert sans eau ont accompli un exploit encore plus remarquable : eux non plus n’ont pas laissé la moindre trace. Pas une assiette cassée, pas un vieillard décédé. Rien. Miraculeux, sans doute.
Puis vient la conquête de Canaan. Et Jéricho dont les murailles formidables s’abattent au son des trompes. Cette fois, il y a des traces : les archéologues ont retrouvé Jéricho. Pour arriver à la conclusion que le site n’a jamais dépassé les dimensions d’un village et qu’il n’a jamais eu de murailles. Pas de chance !
Si la saga de l’Ancien Testament est sujette à caution dans son ensemble, que dire alors d’événements ponctuels, comme l’histoire d’Adam et Ève ?
Les trois monothéismes partagent cette histoire d’un paradis où Dieu interdit d’approcher d’un arbre pendant qu’un démon invite à la désobéissance (Genèse 3.6 ; Coran 2.29). La première femme commet l’irréparable et son acte répand le mal sur toute la planète.
Qu’y a-t-il dans ce récit ? Un Dieu qui interdit au couple primordial la consommation du fruit de l’arbre de la Connaissance. À l’évidence, nous sommes dans la métaphore. Il faut les Pères de l’Église pour sexualiser cette histoire, car le texte est clair : manger ce fruit permet de distinguer le bien du mal, donc d’être semblable à Dieu. Passer outre le diktat de Dieu, c’est préférer le savoir à l’obéissance, vouloir connaître, plutôt que se soumettre.
Mais Dieu n’aime pas cette attitude ! Adam et Ève sont chassés du paradis avant d’avoir pu goûter au fruit de l’autre arbre, celui de la Vie, qui rend immortel.
Conclusion : le sort que Dieu entendait réserver aux hommes est celui de l’imbécillité et de la mortalité.
Voilà donc un récit dont on cherche en vain les bases historiques et qui prend les hommes pour des imbéciles.
Dieu doit pouvoir faire mieux !
Adieu donc à l’idée de trouver Dieu dans l’Ancien Testament !
2. Nouveau Testament
Mais alors, dans le Nouveau Testament peut-être ? Et dans la personnalité du Christ ?
Jésus. Que voilà un personnage difficile à saisir ! Comme le note très bien l’historien américain John Meier, s’il a existé
« On se trouve en présence d’un homme qui est mort vers l’âge de 35 ans et dont les 32 premières années de vie sont totalement et définitivement inconnues ».
À cette difficulté s’ajoute l’absence de traces archéologiques et le fait que les Évangiles – qui sont en définitive les moins mauvaises sources d’information – ont été écrites entre quarante et septante ans après les faits qu’ils rapportent par des personnages qui n’ont pas vécu ces événements ni connu Jésus.
De plus, nous n’en possédons que des copies plus ou moins conformes. En effet, jusqu’à la découverte, dans les années 1950, des Manuscrits de la mer morte, qui ne comportent d’ailleurs que des extraits de l’Ancien Testament, les plus anciens écrits bibliques parvenus jusqu’à nous dataient du Xe siècle P.D. Mille ans après les événements qu’ils sont censés relater !
Au total, cela fait une équation avec énormément d’inconnues !
Pas d’archives, pas de tombeau, sinon un sépulcre inventé en 325 P.D. par sainte Hélène, la mère de l’empereur Constantin. Une femme pleine d’imagination à qui l’on doit également la découverte du Golgotha et celle du Titulus, le morceau de bois qui porte le motif de la condamnation du Christ.
On trouve bien quelques références à Jésus dans des textes antiques – Flavius Josèphe, Suétone et Tacite –, mais sur des copies effectuées quelques siècles après la prétendue crucifixion. Quand un moine anonyme a sous les yeux les Annales de Tacite et qu’il s’étonne de l’absence dans le texte d’une mention de l’histoire à laquelle il croit, il ajoute de bonne foi un passage de sa main, sans imaginer qu’il fabrique un faux, car à l’époque on n’aborde pas le livre avec l’obsession de la vérité et le respect du droit d’auteur.
Donc, pas de trace probante de la réalité de Jésus. Tout ce que l’on peut dire, c’est que les prophètes pullulent au cours du Xer siècle P.D.
Quelques exemples.
Au bord du Jourdain, un nommé Theudas prétend ouvrir le fleuve par la seule vertu de ses paroles et, avec ses partisans, en finir avec le pouvoir colonisateur. Les soldats romains décapitent ce Moïse de seconde zone sans qu’il puisse montrer ses prétendus talents hydrauliques.
En 45, Jacob et Simon mènent une nouvelle insurrection : leurs partisans sont arrêtés et tués.
En 66, Menahem, fils de l’un des précédents, donne le coup d’envoi de la guerre juive : elle se termine en 70 par la destruction du Temple et quatre ans plus tard par la chute de Masada, le dernier bastion juif.
Époque d’illuminés
Parmi ceux-ci, Marc, le deuxième des quatre évangélistes, mais le premier à décrire les aventures merveilleuses du nommé Jésus.
Il rédige son texte vers 70 P.D., mais rien n’indique qu’il ait connu Jésus ni même l’un de ses proches. Il a cependant un but bien précis : convertir, donc captiver et séduire.
D’où le recours au merveilleux. Marie, mère de Jésus, conçoit dans la virginité, par l’opération du Saint-Esprit. L’archange Gabriel l’informe qu’elle enfantera sans l’aide de son mari, brave bougre qui acquiesce aussitôt. Plus tard, Jésus rend la vue à des aveugles et, plus fort encore, la vie à des morts, etc.
À l’évidence, la lecture des Évangiles exige le renoncement à tout esprit critique.
Il est possible que les quatre évangélistes reconnus par l’Église (Marc, Mathieu, Luc et Jean) ne trompent pas sciemment leurs lecteurs. Mais tous créditent une fiction des attributs de la réalité. En croyant à la fable qu’ils inventent, ils lui donnent de plus en plus de consistance et de l’inexistence probable d’un individu dont on raconte la vie en détail sort peu à peu une mythologie à laquelle sacrifient des assemblées, puis des cités et enfin des nations.
Quelques personnages vont se charger, pour des motifs divers, de peaufiner l’ensemble.
Et d’abord Paul de Tarse, né vers le début de l’ère chrétienne à Tarsus, ville située non loin d’Antalaya, sur la côte méditerranéenne de la Turquie actuelle.
Les évangélistes ne parlent pas de l’attitude de Jésus vis-à-vis de la sexualité (sauf deux phrases de Marc – VII, 15 et X, 7 – qui le montrent sans opposition au mariage), mais saint Paul transforme ce silence en un vacarme assourdissant : il se fait l’avocat de la haine du corps et du mépris de la femme.
Petit, maigre et chauve, il est affligé d’une maladie dont il ne donne pas le détail : il confie seulement que Satan lui a infligé une écharde dans la chair. En fait, il souffrait probablement de troubles de la sexualité, ce qui explique sa haine du sexe, sa vénération de l’abstinence et sa résignation à ne consentir au mariage que comme un pis-aller, si le renoncement à toute chair s’avère impossible.
Point de Jésus dans cette affaire. Il ne l’a d’ailleurs pas connu. Mais la revanche d’un avorton – ainsi qu’il se nomme lui-même dans la première épître aux Corinthiens (XV, 8) – probablement impuissant. La Genèse condamne la femme, première pécheresse, cause du mal dans le monde. Paul reprend cette idée à son compte : le destin des femmes est d’obéir aux hommes dans le silence et la soumission.
L’Église romaine a tiré de cette vision des conséquences extrêmes en exigeant le célibat des prêtres et en interdisant les fonctions ecclésiales aux femmes.
Autre figure de proue, Constantin, Tétrarque de la Gaule. À la fin du IIIe siècle, l’empereur Dioclétien divise l’empire romain en quatre royaumes ou tétrarchies. La Gaule échoit à Constantin. En 312 P.D., il franchit les Alpes avec quarante mille hommes et va battre, près de Rome, le tétrarque d’Italie et d’Afrique, Maxence. C’est au cours de cette campagne que lui apparaît une croix de lumière au-dessus du soleil, accompagnée d’un texte – Dieu n’est jamais trop prudent ! – précisant qu’il gagnera son combat en invoquant cette croix.
Constantin croyait-il vraiment au signe ? Ou l’a-t-il habilement mis en scène à des fins opportunistes ? On ne sait pas, mais, en ce début de ive siècle, il donne des gages aux chrétiens et inscrit dans la loi romaine de nouveaux articles qui les satisfont : contre les jeux du cirque, mais pour la possibilité aux célibataires d’hériter, ce qui ravit les gens d’Église. En même temps, il donne l’ordre de construire Saint-Pierre et exempte d’impôts les propriétés foncières appartenant au clergé.
Ainsi, bien disposé à son égard, le clergé lui confie les pleins pouvoirs au Concile de Nicée (325). Constantin s’y autoproclame « treizième apôtre ». Le pape est absent, pour raisons de santé, dirions-nous. Car ce treizième apôtre a oublié de se faire baptiser ! Il le sera seulement sur son lit de mort, en 337.
Ses successeurs vont parfaire le tableau
En 380, l’empereur Théodose (346-395) déclare le catholicisme religion d’État et condamne les non-chrétiens à l’infamie ; la loi interdit les mariages entre Juifs et chrétiens. Synagogues et sanctuaires disparaissent sous les flammes. En 391, l’évêque d’Alexandrie ordonne de détruire la prestigieuse bibliothèque de la ville : le Sérapeïon part en fumée.
Un siècle plus tard, Justinien (482-565, empereur d’Orient en 527) enfonce définitivement le clou : interdiction de transmettre ses biens à des païens, interdiction de la liberté de conscience (!), obligation pour les païens de se faire instruire dans la religion chrétienne et d’obtenir le baptême.
Interdiction. Interdiction. Obligation… La théocratie se révèle le très exact inverse de la démocratie.
En outre, la construction du mythe s’effectue sur plusieurs siècles (avec Justinien nous arrivons au VIe siècle de notre ère) et elle est écrite par une multitude de plumes. On ajoute, on retranche, on travestit, volontairement ou non. Au bout du compte on obtient un ensemble de textes contradictoires. D’où le travail idéologique qui consiste à prélever dans cette somme la matière d’une histoire cohérente. On retient certains évangiles, on écarte ceux qui gênent l’hagiographie ou la crédibilité du projet.
Les conciles et les synodes de l’Église constituent cet ensemble « légal » à la fin du IVe siècle et décident du canon, c’est-à-dire de la liste des textes admis à faire partie de la Bible. Et ils ramènent à quatre la trentaine d’Évangiles connus à cette époque.
Pourtant, cet écrémage n’empêche pas un grand nombre de contradictions et d’invraisemblances.
Par exemple, l’échange verbal entre Jésus et Ponce Pilate, un gouverneur romain haut de gamme. À l’époque, Jésus, qui n’est pas encore ce que la légende en fera, relève tout juste du droit commun. Son cas ne vaut pas la peine d’un rapport à Rome. De plus l’un parle latin et l’autre araméen. Un dialogue entre ces deux personnages est donc pure affabulation.
Nous voilà avec un recueil – le Nouveau Testament – bourré d’interdits et plein d’invraisemblances en dépit du choix arbitraire – et orienté ! – des textes dont aucun ne se détache a priori par sa valeur particulière.
Abandonnons donc ce chemin qui, manifestement, ne peut donner de réponses fiables aux interrogations que nous nous posons sur l’au-delà.
3. Le chemin de la connaissance
Il reste un dernier parcours à essayer : celui de la lucidité active où la question première n’est plus « Et Dieu dans tout ça ? », mais bien « Et nous dans tout ça ? ».
Car la spécificité de l’homme est de pouvoir ajouter au constat de la réalité présente l’imagination de la réalité à venir. Autant, sinon plus que l’au-delà du réel, c’est l’au-delà du présent qui nous obsède. En un mot : quel sens donner à notre vie ?
Il se trouve que le XXe siècle a fait exploser nos connaissances et bouleversé les données dont nous disposions. Les gens de ma génération ont eu la chance de vivre leur vie active à une époque où l’on pouvait affirmer que
« de tous les chercheurs qui ont vécu depuis l’aube de l’humanité, les trois quarts sont encore en vie ! »
Boutade, certes, mais qui n’était pas loin de la vérité.
Et cette révolution a été rendue possible parce que les moyens de communication ont changé autant de nature que de rythme. Il y a à peine plus d’un siècle, il fallait à Stendhal autant de temps pour se rendre de Paris à Rome qu’il n’en avait fallu à César deux mille ans plus tôt. Aujourd’hui, le trajet prend deux heures.
Il y a un siècle, la rencontre des idées était presque aussi lente que celle des hommes. Aujourd’hui, elle est quasi instantanée.
Je voudrais, sans remonter trop loin dans le temps, souligner quelques étapes de cette fantastique marche en avant.
Jusqu’au début du XVIIe siècle, la physique aristotélicienne, basée sur des spéculations purement théoriques, sans l’ombre d’une expérimentation, est la méthode dominante, sinon la seule.
Peu à peu, la physique va cependant intégrer la mécanique, et plus particulièrement la mécanique céleste : les orbites des planètes de notre système solaire commencent à faire l’objet d’observations systématiques par Copernic (1473-1543) d’abord, par Galilée (1564-1642) un peu plus tard.
Puis arrive Newton qui formule, en 1687, les bases de la mécanique classique dans son traité des Principes mathématiques des sciences naturelles (Philosophia Naturalis Principia Mathematica).
Dans cette deuxième moitié du XVIIe siècle, les mathématiques sont encore embryonnaires : le théorème de Pythagore, la géométrie d’Euclide, les logarithmes. C’est à peu près tout.
Heureuse époque pour les étudiants, mais outils insuffisants pour les physiciens. Qu’à cela ne tienne. Chemin faisant, Newton établit les bases du calcul différentiel et intégral. Les temps se gâtent immédiatement pour les étudiants.
D’autant plus que les autres branches des mathématiques vont se développer rapidement. Descartes développe la géométrie analytique dans un ouvrage publié en 1637. Le théorème de base de l’algèbre (une équation de degré « n » possède « n » racines) est démontré par d’Alembert en 1746.
Au début du XIXe siècle, avec la Théorie analytique des probabilités de Laplace (1812-1814), la plupart des grands domaines mathématiques nécessaires à l’essor des autres sciences ont été ouverts.
En physique, à côté de la mécanique, les phénomènes électriques et magnétiques retiennent particulièrement l’attention : de la loi de Coulomb (1785) à la loi d’Ohm (1827), en passant par la batterie de Volta (1800), les découvertes se succèdent.
En 1873, le Traité d’électricité et de magnétisme de Maxwell donne sa forme définitive à l’ensemble.
La chimie se développe plus lentement. Au XVIIe siècle, elle est encore essentiellement pratique et destinée à enseigner aux futurs médecins les propriétés des médicaments.
On peut situer le début de la chimie moderne avec la publication, en 1789, du Traité élémentaire de Chimie de Lavoisier. Malheureusement pour la chimie, et encore plus pour lui-même, Lavoisier était fermier général, c’est-à-dire collecteur d’impôts, à un mauvais moment. Les tribunaux révolutionnaires le condamnèrent à mort et, en 1793, il fut décapité.
Mais dix ans plus tard (1804), un petit enseignant Quaker de Manchester, Dalton, se basant en partie sur les travaux de Lavoisier, allait découvrir la loi des combinaisons chimiques et, par là, le mode de formation des molécules par l’assemblage d’atomes. Le domaine de la chimie analytique était non seulement grand ouvert, mais désormais basé sur des données objectives et contrôlables.
Le reste du xixe siècle sera celui du déploiement de la chimie. D’un côté, l’analyse des structures moléculaires, de la forme tétraédrique de la molécule de méthane à la forme octaédrique des composés du cobalt. De l’autre, avec la synthèse de l’urée (1828), la chimie organique dont le développement va de pair avec celui de la révolution industrielle : savons, graisses, engrais, matériel photographique, produits alimentaires sortent des laboratoires. Pour ne pas parler de la fabrication de la soude par Solvay.
Et ce feu d’artifice culmine avec la publication par Mendeleïev, en 1869, du système périodique des éléments.
Événement majeur. Comme la loi des combinaisons de Dalton avait permis de déconstruire les molécules et de déterminer leurs atomes constitutifs, la table de Mendeleïev permet d’aller une étape plus loin et d’analyser les particules subatomiques dont sont faits les atomes.
Mais cette fois, la chimie rate le coche. Pour les chimistes du XIXe siècle, l’atome est la particule ultime et il est tout simplement impensable que l’on puisse le subdiviser. Un atome est ce qu’il est ou il n’est rien. Il n’y a pas de possibilité intermédiaire.
Le mythe de l’atome insécable tient vingt-cinq ans. Mais en 1897 Thompson découvre une particule subatomique, l’électron. Et cette découverte arrive un an après celle de la radioactivité par Becquerel (1896) et un an avant la séparation du radium par Pierre et Marie Curie (1898).
Le mythe s’effondre. Au tournant du XXe siècle, les physiciens arrivent à pénétrer dans la structure interne des atomes. Et, pour compléter leur bonheur, ils découvrent bientôt, avec Einstein, l’interdépendance du temps et de l’espace.
Âge d’or de la physique. Les concepts classiques ne suffisent plus à décrire les réalités du monde atomique. Une langue nouvelle y est consacrée : la « mécanique quantique ».
La découverte du rayon laser approche et la bombe atomique est pour demain.
Et la biologie ?
Entre le XVIIe et le XXe siècle, elle n’a pris que modérément part à l’avancement des sciences et est restée essentiellement descriptive, se limitant à la classification des organismes vivants et se heurtant aux affirmations des textes sacrés dès qu’elle essayait de s’aventurer plus loin. L’ouvrage classique de Linné, Les espèces végétales (Species Plantarum), est représentatif de cette période.
Au XIXe siècle, trois découvertes fondamentales ont cependant été faites.
En premier lieu, la théorie cellulaire, formulée de façon définitive par les microscopistes allemands Schleicher et Schwann en 1839. Cette théorie établit que tous les êtres vivants sont formés par un assemblage de « briques » élémentaires : les cellules. Une révolution, qui ouvre la voie à l’œuvre de Pasteur (1822-1895), mais qui ne provoque aucune contestation.
En deuxième lieu, la théorie d’un moine du couvent augustinien de Brünn (maintenant Brno, en Tchéquie) Mendel (1822-1884) qui, en 1865, fait l’hypothèse de la double commande de chaque caractère héréditaire : le père et la mère contribuent sur un pied d’égalité à la transmission de ce que nous appelons maintenant les gènes.
Cette théorie jette les bases de toute la génétique moderne et met à mal le vieux concept des religions monothéistes qui veut que seul le père soit responsable des caractères de sa descendance.
L’intervention du sperme dans la procréation est connue depuis longtemps et sa qualification de « semence » indique clairement que, dans notre espèce, c’est l’homme qui sème. La femme n’apporte rien de concret. Ce qui n’est pas pour étonner les pères de l’Église : cette grande pécheresse ne peut pas avoir de rôle actif. Au mieux, celui de réceptacle qui permet le développement de l’embryon.
L’ironie veut que la découverte qui va détruire cette belle théorie soit due à un moine. Mais, malgré son potentiel explosif, elle passe totalement inaperçue pendant quarante ans, avant d’être redécouverte quasi simultanément par plusieurs chercheurs (Correns, De Vries, Sutton).
En troisième lieu, la théorie de l’évolution par la sélection naturelle. Le travail de Darwin sur L’origine des espèces, publié en 1859, va immédiatement donner lieu à des polémiques indescriptibles, qui reprennent force actuellement.
À partir du XXe siècle, l’histoire de la biologie est celle d’une locomotive à vapeur, lente à mettre en marche, mais une fois lancée impossible à arrêter.
Il faut attendre 1944 pour qu’Avery montre que le matériel génétique est composé d’ADN. Encore que, par manque d’informations sur la structure et le rôle exact de cet ADN dans les chromosomes, il continue à l’appeler « principe transformiste ». Ce qui ne veut pas dire grand-chose.
La percée vient en 1953 lorsque Wilkins, Crick et Watson présentent leur modèle de double hélice de l’ADN pour lequel ils partageront le prix Nobel quelques années plus tard.
En 1958, Kornberg isole un enzyme, la DNA-polymérase, qui catalyse la synthèse de l’ADN dans les cellules.
En 1961, Jacob et Monod introduisent le concept de RNA-messager, une molécule qui est fabriquée dans le noyau de la cellule par l’ADN et transportée ensuite dans une autre région de cette même cellule, où les protéines sont synthétisées sous son contrôle.
En 1964, la relation entre la composition du DNA et celle des protéines est déchiffrée par Nirenberg. Et cette relation est particulièrement simple : le RNA est un message composé de mots de trois lettres. Chaque mot est en fait le code pour la synthèse d’un acide aminé spécifique ; les acides aminés sont attachés bout à bout au fur et à mesure de leur synthèse et l’ensemble forme une protéine déterminée.
La biologie avait enfin trouvé sa « Pierre de Rosette » et la voie était ouverte aux manipulations génétiques dirigées. Ce qui n’allait pas tarder à se produire.
Conclusions
Oui, mais Dieu dans tout cela ?
On raconte que cette question fut posée par Bonaparte au physicien Pierre-Simon de Laplace, qui venait de lui expliquer les principes de sa Mécanique céleste.
Sire, aurait répondu le savant, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse pour expliquer le mouvement des planètes.
Les savants que j’ai mentionnés n’en ont pas eu besoin non plus, car la science est fondée sur l’observation et l’expérimentation, guidées par la raison, tandis que la religion est construite sur des croyances qui, lorsqu’elles sont inspirées par la Bible, sont tenues pour divinement révélées avec, dans l’Église catholique, la garantie supplémentaire d’infaillibilité pour les gardiens de la foi.
Il paraît donc évident que si conflit il y a entre ce que la science sait et ce que la religion croit, cette deuxième doit céder, tôt ou tard.
Et ce conflit est devenu particulièrement aigu dans le domaine du vivant où les découvertes scientifiques ont imposé une distanciation croissante à l’égard d’un certain nombre de notions contenues dans le message religieux.
Je voudrais à ce propos citer quelques phrases de C. De Duve, prix Nobel de médecine, professeur émérite de l’Université catholique de Louvain et membre éminent de l’Académie pontificale. Elles sont extraites d’un de ses livres, À l’écoute du vivant.
« Plusieurs enseignements de la religion sont inconciliables avec les découvertes de la biologie moderne. Mettre en cause la science et la rendre responsable des contradictions reviendrait à nier la valeur de la démarche scientifique […]. Cela, aucune personne intellectuellement honnête ne peut l’accepter […].
La question qui se pose est « Que devons-nous faire ? ». La réponse est claire. Les religions doivent réviser certains de leurs enseignements fondamentaux et les mettre en accord avec les données de la science moderne. »
Je ne vois pas de meilleure conclusion que cette citation du professeur De Duve : la science permet peu à peu d’appréhender le réel sans qu’il soit besoin de faire appel à une divinité. Toutes les personnes raisonnables ne peuvent que partager cette opinion.
Ouvrages consultés
DE DUVE, Christian, À l’écoute du vivant, Paris, Odile Jacob, 2002.
ONFRAY, Michel, Traité d’athéologie, Paris, Grasset, 2005.
FINKELSTEIN, Israël, et SILBERMAN, Neil Asher, La Bible dévoilée, Paris, Bayard Éditions, 2002.
JACQUARD, Albert, Dieu ?, Paris, Stock-Bayard, 2003.
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Informations complémentaires
Année | 2010 |
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Auteurs / Invités | Robert Dejaegere |
Thématiques | Questions et options philosophiques, politiques, idéologiques ou religieuses |